H6 – La propriété privée… et le lucre

Si cela peut rassurer nos amis propriétaires, nous distinguons ici la propriété d’usage et la propriété lucrative, celle qui travaille toute seule pour rapporter à son rentier. Un distinguo qui vaut son pesant d’or.

La propriété mise à nu (6ème partie) H6

On l’aura compris, à la suite de la théorie de la médiation et de toute la sociologie moderne, nous pensons que la propriété est inscrite dans la culture et que si elle se manifeste de manières si diverses dans les différentes civilisations comme nous aurons l’occasion de le voir plus tard, c’est parce qu’elle est un fait social. Elle peut par conséquent se présenter sous les formes les plus diverses comme les langues ou les vêtements. 

Actuellement, le monde a versé presqu’entièrement dans le capitalisme, de gré ou de force, mais cela ne signifie nullement que ce soit le seul système possible, même si idéologiquement, il tente de nous en créer l’illusion avec un certain succès, il faut le reconnaitre: there is no alternative (t’as pas le choix, coco!), nous tympanisait l’imbitable Maggie Thatcher. Mais avant d’attaquer la bête de front, faisons une petite incursion dans le droit romain.

Trois en une

La propriété dite privée n’est pas monolithique. Les Romains la divisaient déjà en trois. Ils distinguaient:

– l’usus : le droit d’utiliser un bien (l’usage)

– l’abusus : le droit d’en disposer c’est-à-dire de le détruire en tout ou partie, de le modifier, ou de le céder à un autre (l’excitante nue-propriété) 

-le fructus : le droit de recueillir les fruits du bien (le profit)

Cette tripartition permet des combinaisons intéressantes d’autant que, toujours pour les Romains, la propriété peut s’exercer sur du bien meuble ou immeuble (qui bouge ou pas), corporel ou incorporel (matériel ou non).

Si j’achète un esclave, j’ai le droit d’user de sa force de travail et de son savoir-faire, de le modifier à mon gré en l’envoyant chez le coiffeur par exemple ou à la salle de sport (ou pire), de le frapper (même pour rire), de l’abuser sexuellement et de le vendre. J’en ai donc la propriété intégrale. Il n’a aucune #souveraineté: son destin m’appartient. C’est la totale.

Notons toutefois, ami sadique, qu’au fil des ans, les conditions de vie des esclaves à Rome se sont améliorées notamment avec la raréfaction des prisonniers de guerre. On n’avait par exemple pas le droit de se débarrasser d’un vieil esclave en fin de parcours dans un EHPAD.

L’esclavage pour dettes existait: ce qui signifiait que le débiteur cédait son autonomie de corps à son créancier. Cette pratique a toujours cours au Népal, au Pakistan et en Inde notamment.

On ne va pas s’appesantir sur les histoires d’usufruit, même si le mot nous a toujours ravis, alors qu’il cache de sordides histoires d’héritage, de viager et d’arbre abattu à replanter. Cela donne pourtant lieu à une poésie pleine de charme:

« Une fois l’usufruit éteint, le nu-propriétaire devient plein propriétaire. »

Si j’ai un enfant, je lui donne mon nom et son prénom, je lui dois le logis et le couvert, comme à l’esclave, mais je n’ai plus, de nos jours, le droit de le faire travailler, encore moins de le frapper. 

Mais venons-en à ce qui nous intéresse plus particulièrement aujourd’hui.

La propriété lucrative 

Si je suis le propriétaire d’un logement dont je n’ai pas besoin pour me loger, j’y place un locataire qui me verse un loyer. Si je me débrouille bien, il a même l’impression de faire une bonne affaire par rapport à ce qu’il paierait ailleurs, alors que sans qu’il le sache, il rembourse le prêt que j’ai contracté auprès de la banque complice à qui j’ai emprunté la somme nécessaire à l’achat. Je peux aussi empocher le loyer parce que le logement est déjà ma propriété, peut-être même que c’est un bien de famille, et en profiter pour arrondir mes fins de mois, ou mieux, ne pas travailler puisque le locataire le fait pour moi. C’est moche et ça s’appelle la rente immobilière.

Autrefois, j’aurais été un noble nu-propriétaire et abusif, avec des serfs, des fermiers et des métayers à qui j’aurais fait croire à coups de trique et de tradition qu’ils avaient bien de la chance que je les nourrisse et que je les protège contre mon cousin du fief à côté. Plus tard, j’aurais peut-être décidé de me lancer dans l’élevage des moutons et la production de laine et envoyé tout ce beau monde à la ville pour lui faire regretter le grand air de la campagne dans la mine ou l’usine. C’est moche et ça s’appelle la révolution industrielle.

Si je loue les services d’un travailleur, j’ai l’usufruit de sa force de travail durant un temps contractuel mais je n’ai plus le droit de le tondre pour qu’il ne perde pas de temps à se peigner si la sécurité n’est pas en jeu, encore moins de le vendre avec l’usine. On n’est pas des sauvages tout de même! Je n’achète que du temps et de l’énergie humaine sur lesquels je suis souverain comme je suis le propriétaire exclusif des murs et de la machine sur laquelle il travaille et je peux pousser le bouchon aussi loin que le travailleur l’accepte et arrive à suffisamment se refaire une santé pour revenir le lendemain se tuer à la tâche. C’est moche et ça s’appelle le capitalisme.

Le capitaliste jouit de l’abusus et du fructus de l’outil de production mais délègue l’usus à l’employé. Trop sympa de sa part! Le capitaliste n’est pas forcément imaginatif et ingénieux et souvent il confie des fonds à un entrepreneur qui se charge de créer l’entreprise et d’organiser la production à sa place. Le producteur produit, le directeur dirige et le capitaliste capitalise. C’est moche et ça s’appelle l’ordre bourgeois.

En plus, le propriétaire de l’outil de production peut décider de le détruire. Le travailleur n’a aucun droit sur son outil de travail même si, sans lui, celui-ci ne produit aucune richesse. De même, le véritable producteur s’il est employé n’a aucun droit sur sa production. La propriété privée de l’actionnaire est souveraine en affaires d’autant que cette dépossession du producteur se fait d’une manière insidieuse par une extrême division du travail et la parcellisation des tâches au nom de la productivité et de la rentabilité. C’est moche et ça s’appelle la prolétarisation

Tant que le propriétaire n’abuse pas trop, tout ça peut paraitre équitable. Le salarié apprend même à dire merci s’il n’est pas malheureux de sa condition. Le travail ne court pas les rues et en ces périodes de vaches maigres et de concurrence effrénée, je suis prêt à me serrer la ceinture pour que la boite ne périclite pas et que je garde mon emploi. Vous remarquerez que le « je » a changé de camp!

Sauf que le propriétaire me fait travailler beaucoup plus que je ne lui coûte. Mais ça, j’ai mis un certain temps à le comprendre, trop occupé que je suis à courir après mon pouvoir d’achat. C’est moche et ça s’appelle le génie du fordisme.

Sauf que le jour où j’explique à Monsieur Ford que j’ai compris qu’à partir de midi 25, je travaille gratuitement pour lui, il a déjà ouvert la porte en me disant que je ne suis pas irremplaçable à mon poste d’opérateur riquiqui, qu’une armée de chômeurs fait la queue devant la DRH, que de toute façon, c’est lui le patron et que si j’étais resté dans mon statut d’esclave, je lui coûterais moins cher et qu’il pourrait investir plus dans de nouveaux moyens de production. C’est moche et ça s’appelle la négociation.

Sauf que le propriétaire ne fait pas toujours ce qu’il faut pour améliorer ou même prendre soin de l’outil de production. C’est pourtant à lui de le faire, il en est responsable puisque c’est lui le propriétaire. Et quand il le fait, je m’aperçois que c’est pour se passer de moi parce que je lui coûte trop d’argent avec mes acquis sociaux de nanti et que la machine peut tourner sans moi. 

Sauf que, quand il m’a bien pressé le citron, j’ai plus de jus et je m’écrase. C’est moche et ça s’appelle la compétitivité.

Trop, c’est top !

L’exploitation consiste donc à repousser les limites de l’usufruit à son avantage et à engranger l’avoine de manière abusive. Mais l’abus est relatif. Tous les goinfres ne sont pas de mauvaise foi et ne se sentent pas coupables. Certains vont à la messe. Ils sont même pour la grande majorité persuadés qu’ils ont raison d’agir de la sorte. S’enrichir n’est plus interdit par la religion ou la morale.

En même temps (terme macronard s’il en est!), les goinfres sont prêts à payer des experts économiques et des communicants politiques pour persuader le monde entier qu’il n’y a pas d’autre choix que celui qui draine le pognon vers leur coffre-fort. S’ils n’abusent pas de leurs prolétaires, d’autres le feront à leur place et alors là, vous ferez moins les malins, bandes de fainéants, avec vos drapeaux rouges et vos agios.

Les ultra-riches surfent actuellement sur les paradoxes avec une duplicité aussi exacerbée qu’éhontée: ils promettent de créer des emplois alors qu’ils spéculent dans des bulles financières avec les aides fiscales qu’ils détournent. Ils exhibent leurs fortunes et leurs monstrueux profits dans les médias dont ils sont aussi les actionnaires tout en créant des sociétés écrans à tour de bras pour masquer leur manière de ne pas payer leurs impôts, fraude dont ils se vantent en privé. En même temps, plus ça va, moins ils se cachent puisqu’ils ont même organisé le concours international des plus grosses fortunes dans Forbes et Challenges. 

Plus leurs sociétés sont anonymes, plus on retient le nom des milliardaires:  Bezos, Buffet, Gates, Zuckerberg, Arnault, Soros. Ils brassent des milliards, emploient des millions de salariés et bradent des centaines de milliers d’existences. Ils créent des fondations, des musées, des prix. Ils innovent, font des conférences et des galas de bienfaisance, investissent dans le progrès humain, dilapident des millions pour redonner un toit à Notre-Dame en comptant bien se faire une plus-value publicitaire au passage.

Plus leurs comptes sont opaques, plus ils sont visibles… enfin… visibles sur les écrans car on ne les croisent jamais. Pas question de se coltiner la multitude plébéienne qui les enrichit. Ils se contentent d’engranger pour jouer les philanthropes de très loin, pour qu’on les admire et les envie devant nos écrans. On aimerait croire qu’ils sont aveugles ou idiots mais il faut se rendre à l’évidence, ces gens sont de grands malades. 

Et cette pathologie fera l’objet de notre prochaine session.

Tout le reste est littérature! A la revoyure!

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