P9 – Les avatars de la déontologie

Dernier volet du modèle sociologique : le réinvestissement politique de l’unité déontologique. Dit comme ça, c’est rébarbatif. Si je vous parle de souveraineté, ça pourrait bien vous échauffer un peu plus les synapses. Et c’est bien d’indépendance et de responsabilité que nous allons causer.

le plan de la personne P9

Dans Prise, dette, don et contre-don en P7, nous avons commencé à brosser le portrait d’une déontologie incorporée. Telle que la théorie de la médiation la conçoit, la déontologie dépasse l’univers professionnel pour régir l’ensemble de la vie sociale et des obligations qu’elle implique : vous aurez compris qu’on est là au fondement de la Loi : l’institution du devoir. Le devoir de l’un n’est jamais que le droit de l’autre et réciproquement. Le public à le droit de savoir et le journaliste a le devoir d’informer. Le citoyen a le devoir de s’informer et le journaliste a donc le droit d’enquêter.

Dans cet article à la lecture pourtant facultative, vous avez le droit de comprendre, ce qui me donne le devoir d’être clair. En retour, j’ai le droit de vous demander d’essayer de saisir même si c’est parfois un peu ardu.

Pour le réinvestissement de l’Institué dans le contexte historique, Gagnepain parle parallèlement de déontique sur le modèle de phonologie/phonétique, sémiologie/sémantique. De même, il propose ontologie/ontique du côté de l’Instituant. Ça fait beaucoup de mots, intéressants dans la précision nécessaire en pathologie, mais ça embrouille un peu le but que je poursuis.

Pour faire bref, disons que l’institution (ou ego) se divise en Instituant (ontologie) et Institué (déontologie). L’institution abstraite s’actualise dans l’Histoire en convention (ou politique) qui se partage en ontique (appartenance, avoir) et déontique (compétence, devoir). Pour les subdivisions, je vous reporte aux tableaux ci-dessous qui mettent en parallèle le plan 3 et le plan 1. 

On a souvent reproché à la théorie de la médiation de couper les cheveux en quatre. C’est pas faux ! Mais ça ne manque pas d’intérêt même si parfois la précision est notre ennemi. Vous commencez peut-être vous-mêmes à saturer un peu.

Mais nous en arrivons donc au moment dialectique tant attendu où l’office se fait charge, où le métier devient ministère. Et là déjà, je m’arrête dans mon élan sur une question de vocabulaire. Aucun des termes proposés par Gagnepain n’est exempt de son immense culture classique : Rome et la Grèce antique n’avaient aucun secret pour lui, sans oublier sa formation de philologue. Ses élèves, plus jeunes, ont parfois choisi des termes plus actuels mais plus vagues, voire ambigus.

La fonction (sociale) n’a rien de technique : c’est un office, dans le sens de fonction que quelqu’un doit remplir. Cette identité virtuelle se réalise dans une charge : responsabilité effective, ce que la personne est capable d’assumer dans un contexte donné. Diverses fonctions peuvent se concentrer dans une seule charge bien évidemment.

On parle par exemple d’une charge de notaire, réminiscence de l’ancien régime, où les charges étaient vénales : le notaire d’une certaine manière paye toujours pour ouvrir son cabinet. Cela dit, les licences (pour débit de boisson ou bureau de tabac) existent toujours même si les fermiers généraux ont disparu. Mais peu nous importe pour le moment de savoir qui charge qui. Ce qui compte c’est que la capacité de prendre fonction se trouve employée dans une charge. Inversement, l’employé pourra être déchargé tout en conservant son office, du moins dans la fonction publique, car dans le secteur privé contemporain, le déchargé s’il est rémunéré à la tâche ou à la mission se voit également amputé de son office.

C’est tout le travail de Bernard Friot de dissocier statut, office (qu’il appelle qualification) et emploi. Le salaire à vie est un salaire à la qualification et par conséquent à l’office dont on ne peut amputer la Personne. L’emploi peut quant à lui fluctuer selon l’Histoire, la charge varie selon les circonstances. Pour Friot, le salaire est un droit attaché à la personne, distinct de l’emploi dont elle est éventuellement en charge.

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Et là, je vous l’avoue, je ne suis pas peu fier d’arriver à faire converger deux pensées qui me tiennent à coeur. C’est d’autant plus intéressant que Gagnepain ne s’affichait pas particulièrement de gauche. Je ne sais même pas s’il votait mais je crois pouvoir dire qu’il ne vouait, du temps où je l’ai connu, c’est à dire sous le premier mandat de Mitterrand, qu’il ne vouait donc pas d’admiration particulière au corps politique d’alors… et c’est un euphémisme. D’une manière générale, il fustigeait les fausses élites. En 86, il ne nous a pas particulièrement poussés dans la rue parce que pour lui, la révolution se faisait dans son amphi.

Sur l’axe quantitatif, la terminologie est tout aussi ambigüe. Pour l’unité déontologique, Gagnepain propose le métier, un dérivé de l’ancien français « mestier » (XIème siècle), hérité du latin populaire « misterium » et du latin classique « ministerium » qui donnera ministère dont Gagnepain a fait l’unité déontique. Le danger est de réduire le métier à la profession et le ministère à une partie de l’exécutif. Établissement choisi par Guyard offre l’avantage d’évoquer un processus. Rôle et partie sont donc souvent préférés par d’autres auteurs mais l’équivoque demeure. Il faudra faire avec et surtout ne jamais oublier la dimension dialectique du modèle.

Les offices en tant qu’ensembles de devoirs se définissent mutuellement par opposition. De même, les rôles ne se répartissent que par contraste. Comme les appartenances, les compétences se définissent mutuellement et conflictuellement. J’ai à faire ce que les autres ne font pas, mes obligations sont à la mesure de celles des autres : il y a un rapport de forces. Ma responsabilité m’engage personnellement contre celle des autres. Il y a une certaine violence à s’affirmer et à refuser la soumission à l’ordre des choses et au sens de l’Histoire. Là où Guyard parle d’établissement, je parlerai plus prosaïquement de faire son trou

Les offices sont variés et en nombre indéterminé pour une personne. Pour prendre mon exemple, je peux faire la vaisselle, l’amour et l’imbécile (mais pas en même temps), prendre le volant, la direction d’une réunion et la parole, élever des enfants, le débat et un mur de Lego, corriger une copie, un manchot et une injustice, bref, je suis multitâche. J’ai un certain nombre de qualifications distinctes dont l’exercice entraine une responsabilité.

Je fais souvent office de correcteur (professionnel ou bénévole) car mon orthographe est correcte. Celui qui me soumet sa copie m’accorde une supériorité dont je réponds. Présentement, c’est moi qui vous soumets, chers lecteurs, ma propre copie. Je pourrais mal prendre un empiètement sur mon domaine de compétence : c’est d’ailleurs là mon rôle. On est alors sur un plan quantitatif : c’est mon domaine d’expertise et une invasion ne peut être tolérable qu’en cas de défection de ma part. Autrement dit, je ne vous laisserai marcher sur mes plates-bandes que si vous savez où vous mettez les pieds… et que vous le faites dans la limite d’un rôle qui devient le vôtre : celui de l’objecteur.

Mais l’objecteur ne peut prendre le contrôle sans dépasser la mesure car jusqu’à preuve du contraire, je suis chez moi et maitre de ce qui s’y dit. A moins d’un hacking en règle, je peux toujours effacer le commentaire indésirable. Mais des remarques témoignant d’une certaine compétence peuvent provoquer ma reconnaissance, pas forcément au point de dire merci mais par simple identification d’une autre personne. L’échange fait suite au bornage et à l’indépendance : je suis maitre chez moi et j’y impose ma loi dans la mesure où je me mêle de ce qui me regarde. Le pouvoir est précédé par la reconnaissance et la qualité acceptée : il faut être au moins deux pour qu’il s’exerce et que chacun sache un tant soit peu ce qu’il est. Pas de patron ni d’employé sans distribution, c’est à dire de répartition des rôles.

Tout le reste est littérature. A la revoyure !

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