H15 – Pour ne pas peigner la girafe…

Formateur en français, culture générale et communication, voilà ce que je suis quand je ne pige pas pour le canard local. La formule est aussi pompeuse que le métier exsangue et inutile. Comment survivre à la Bérésina…

Les anthropochroniques H15

Je viens de corriger des copies de bac pro, l’épreuve de français. Un format d’exam désuet, un barème déséquilibré, des attentes d’un autre âge, sans intérêt pour un jeune adulte du XXIème siècle et un futur citoyen sur une planète fatiguée de nos excès.

Je devrais refuser de corriger de tels sujets d’une vacuité sans borne: j’avais l’impression de participer à une réunion Tupperware en temps de famine. Mais je me suis senti bien seul au milieu de tous ces Lucky Luke de la correction, j’étais le dernier de ma salle alors que j’avais déjà l’impression de saloper la besogne.

L’épreuve de français au bac est carrément nulle, rien que le document iconographique (la photo quoi!) est d’un cucul abyssal. Seul le choix des textes était correct (Vian, Tardieu) mais les questions ne valaient pas tripettes (Comment l’écriture montre-t-elle l’évolution des sentiments de Colin? Selon vous, l’expression des émotions passe-t-elle nécessairement par la parole?). Et les attendus étaient risibles (On valorisera le candidat qui mentionnera la notion d’implicite), les consignes débilitantes (On attend des candidats qu’ils explorent les pistes du corrigé mais avec leurs propres expressions. On acceptera toutes autres réponses pertinentes.) 

Et je n’ai rien dit. Pressé de partir comme tout le monde. Pressé de toutes part pour boucler au plus vite (pas moins de quatre collègues m’ont filé un coup de main). Tant de générosité pour qu’on oublie jusqu’à la rentrée la réforme du bac pro, les volumes horaires qui se dégonflent (moins de français, c’est encore moins de chances de faire naitre de l’esprit critique et du goût pour le beau et le bien commun, notre langue), les référentiels bidonnés et les futurs éternels ados qui ne lèvent même plus le regard de leur smartphone lorsqu’on leur passe un film, quand ils ne plongent pas la tête dans leur sac pour dormir. Quand on voit l’état des programmes, peut-on leur donner tort?

Blanquer n’est qu’une crapule qui saccage l’Éducation nationale au profit du privé mais il se trouve des crétins d’inspecteurs d’académie, des proviseurs aux ordres et des sous-fifres à leur suite pour trouver que c’est une tronche, une pointure cet homme-là. Je t’en foutrais du leader HEC sans scrupule et vicieux, le Kaa de la cour d’école où règne la loi de la jungle. Les enfants des gros bourgeois parisiens vont déjà dans des boites privées comme l’ont fait Macron et sa femme.

Mais du côté du corps enseignant, ça ne proteste que mollement contre les déclarations gnangnans sur les bienfaits du chant choral, le drapeau européen dans les classes, les filières qui disparaissent (on ne va pas non plus regretter le latin-grec!), la multiplication des intérimaires, le budget qui part en quenouille, le niveau qui se casse la gueule parce que c’est tout de même plus simple de diriger des gens qui ne se posent pas de questions devant la télé et qui n’empruntent les ronds-points que pour aller au supermarché.

Tout le monde ferme les yeux, tient sa langue met son jugement critique en rideau. Les vacances approchent avec ses randonnées en Ardèche et ses apéros entre amis et dieu merci, les gilets jaunes ne vont pas nous gêner pour partir en vacances. On a corrigé comme des mougeons serviles. Et croyez-moi, les gamines dont j’ai parcouru les copies valaient mieux que ceux qui ont pondu les sujets. Elles ont cherché à bien faire, parce qu’elle le veulent ce bac (ASSP Accompagnement, Soin et Service à la Personne) sans doute pas pour un avenir glorieux dans le commerce ou la politique mais pour des boulots dont on a vraiment besoin. Elles seront malgré tout obligées de bosser pour des actionnaires qui feront du fric sur la perte d’autonomie des vieux et l’impossible indépendance des poupons.

Heureusement, personne ne vient m’emmerder là où j’enseigne. On ne les aperçoit pas les IA (pas intelligence artificielle mais inspecteur d’académie) dans les Centres de formation pour Apprentis: tant mieux, je les vois déjà débarquer avec leurs formules hors sol au milieu de mes zoulous. Docteur Livide-Stone, je présume?!

N’empêche que Blanquer m’enlève des heures. Ce n’est pas que je me fasse des illusions sur ma matière mais j’ai l’espoir que mes élèves et étudiants ressortent un peu moins cons de mes cours et je vous assure que c’est pas gagné!

Certes je continue tant bien que mal à préparer mes ouailles à des examens coercitifs et inutiles mais je construis mon propre programme loin des tentatives désespérées de l’institution pour sauvegarder le patrimoine littéraire français.

La contrepèterie n’est pas de moi mais d’une formatrice de l’EN qui tentait de nous faire croire qu’elle-même croyait qu’on pouvait encore enseigner quelque chose à travers Phèdre, une tragédie de Racine, où une femme amoureuse de son beau-fils lui fait une grosse crasse létale.

A mon menu: 

comprendre un peu comment fonctionne le langage et l’interlocution. Loin du schéma de la com’ de Jakobson. Polysémie, synonymie, périphrase et métonymie.

Réhabiliter la technique comme nous le faisons avec le plan 2 dans la théorie de la médiation. Le parallèle entre la syntaxe de la phrase complexe et la ligne de production permet ensuite d’aborder la répartition des taches dans l’entreprise et la distribution des rôles en société.

Faire un peu de sociologie à travers les niveaux de langues, la lutte des jargons et l’hégémonie du bien-parler bourgeois. Comme on est entre mecs, on parle aussi sans trop de détours de la drague, des boites de nuit et des relations de couple ou entre potes.

Aborder la notion de capital culturel et se donner envie d’en constituer un. Découvrir que la vérité est une construction qui s’impose. Comprendre que tout ce qui se construit peut-être déconstruit et reconstruit différemment, tout ce qui a été dit peut se reformuler autrement. 

Passer derrière le miroir de la langue de bois (dans mes classes, on étudie du Macron…) et de la faribole littéraire (… et de l’Alfred Jarry, du Desproges et de l’Alphonse Allais). 

Se marrer et comprendre comment fonctionnent le rire, l’absurde, l’ironie, le slogan, la punch line, la propagande, le bon mot et la nouvelle.

La maitrise de la grammaire (morphologie, vocabulaire, syntaxe et prédication) et accessoirement de l’orthographe (qui n’est que l’appareillage normatif du pouvoir académique), c’est comme le contrôle de la monnaie pour la nation: elle participe à la souveraineté du locuteur. En maitrisant la construction des formules, on s’ouvre une porte vers une pleine autonomie critique. Parce que vous pensez bien que dans mes classes, on fait de la politique, oh pardon, de l’éducation populaire et de la revalorisation de patrimoine. Ce n’est pas de tout repos mais ça vaut l’effort.

Tout le reste est littérature! Et maintenant vous commencez à comprendre de quoi je veux parler! A la revoyure!

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