P24 – Une clinique qui ne soigne pas

Un cerveau, c’est un peu comme un portable. Tant que ça fonctionne, on ne se doute absolument pas qu’il y a une machine dans la boite avec des composants et que tout cela ne forme pas un bloc compact. On s’en aperçoit en ouvrant la boite. Avec le cerveau, c’est plus délicat. On est obligé de s’en remettre à la maladie pour y voir plus clair.

le modèle de la personne P24

La clinique tient une place importante dans la théorie de la médiation. Attention! dans ce type de clinique, on ne soigne pas: on observe et on teste. Gagnepain considérait que rien ne pouvait être avancé en théorie sans qu’une mise à l’épreuve pratique ne soit envisagée. A l’inverse, la construction de son modèle anthropologique s’est faite sur de l’observation de cas pathologiques (de première ou de seconde main) à l’instar de ce que la psychiatrie avait inauguré au cours du XIXème siècle.

La pratique psychanalytique avait également un objectif thérapeutique. La théorie de la médiation non. Elle n’a pas pour but de soigner ni de remédier au dysfonctionnement mais de comprendre comment ça marche: la thérapie peut bien évidemment pourtant s’aider du modèle médiationniste. Dans les faits, celui-ci réduit souvent à néant bien des velléités charitables mais renvoie tout aussi souvent les charlatans dans les cordes.

Ça peut paraitre incongru d’aller chercher chez le malade la validation d’un concept. Mais si on considère la complexité du psychisme humain, l’analyse structurale et le traitement dialectique d’une configuration naturelle mais déjà complexe, l’interaction des plans de médiation, le recoupement des axes d’analyse et la justification réciproque des faces de l’instance et surtout si on prend en compte le fait qu’en temps normal, toute cette usine à gaz tourne sans trop de grippage dans la boite crânienne, il faut justement saisir les occasions où ça bloque pour y voir plus clair. En d’autres termes, la pathologie offre au chercheur l’opportunité de vérifier si le tableau que dresse la théorie correspond à une analyse spontanée chez le sujet bien portant. 

Car le cerveau n’est pas une armoire électrique où on peut à loisir couper tel ou tel circuit. La boite crânienne est certes moins noire, close et secrète  qu’auparavant grâce à l’imagerie médicale. On a ainsi parfaitement localisé un certain nombre de zones corticales mais si elles savent en gros où ça se passe, les neurosciences ignorent, malgré de gros progrès techniques, comment ça fonctionne dans le détail. 

Par exemple, on sait depuis longtemps que les capacités linguistiques se logent dans les aires de Broca et de Wernicke. Quand on observe correctement des troubles du langage (et non pas des troubles dans le langage d’un autre syndrome), on peut détecter un type d’aphasie qui correspond à une lésion dans l’une ou l’autre de ces aires du cerveau. Gagnepain, chrétien pratiquant, était une âme charitable mais il vitupérait contre les orthophonistes qui s’évertuaient à réparer l’irréparable en emmerdant le pauvre patient. Un aphasique recouvre très peu et c’est le prendre comme un perroquet d’essayer de lui faire revenir du vocabulaire lorsqu’il ne maitrise plus le lexique par exemple. 

On peut reprocher pas mal de choses à la psychanalyse, surtout de bidouiller joliment les récits d’analyse et les comptes-rendus de cure, mais on doit lui reconnaitre d’avoir amené la clinique sur le devant de la scène. On se plait à rappeler depuis Freud que tout homme est un malade mental qui s’ignore et que l’enfant peut devenir un pervers polymorphe. Il faut cependant savoir faire la part des choses et ne pas confondre une tendance avec une pathologie incurable. Personnellement, j’ai en moins les germes d’une névrose sévère mais je la soigne avec des accès de paranoïa, à moins que ça ne soit du sadisme. Ça reste à voir.

La psychiatrie a, elle aussi, considérablement évolué depuis la médecine aliéniste mais elle garde toujours une propension marquée à l’élargissement de la nomenclature: plutôt que de redistribuer les cartes, elle en crée de nouvelles, faute de modèle classificatoire vraiment performant. Pour ce qui est de la pharmacopée, la psychiatrie tâtonne encore pas mal mais les médocs pallient au pire, limitent les états délirants sans toutefois soigner: on dit d’ailleurs d’un patient qu’il est stabilisé. 

L’antipsychiatrie a longtemps considéré la médication (parfois abusive certes) comme une camisole chimique mais il faut reconnaitre que la situation s’est améliorée dans les CHS grâce à des traitements mieux dosés et plus adaptés: on ne shoote plus les patients comme dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Les médicaments les accompagnent sans résoudre le problème. Seuls les dépressifs ont des chances de s’en sortir. Pervers, psychotiques et bipolaires sont incurables dans l’état actuel de la médecine et Agnès Buzin ferait bien de se rappeler qu’elle est non seulement ministre de la santé mais aussi des solidarités quand elle fait supprimer des lits et fermer des unités dans les CHS pour économiser trois francs six sous.

La nosographie (classement des maladies) que propose Gagnepain repose sur un postulat aussi tyrannique que créatif. Chaque capacité humaine mis en lumière peut dysfonctionner et se présenter comme une pathologie mais ce dysfonctionnement aura vraisemblablement des répercutions dans la performance d’une capacité qui n’est pas atteinte. L’observateur naïf peut croire que l’aphasique de Broca est un grand timide avec un problème dans la relation à autrui, que le paranoïaque est juste curieux de nature ou que le schizophrène fait l’imbécile et que si on monte le chauffage, il va dézipper son anorak.

Ce n’est déjà pas toujours facile de tracer une frontière bien nette entre le normal et le pathologique. Le reconnaissance d’un fonctionnement dialectique tel que nous l’exposons autorise une certaine souplesse et une échelle de gravité dans les syndromes.

Mais là où la théorie de la médiation innove, c’est dans son refus systématique du positivisme. Lacan avait déjà montré que le symptôme ne s’explique pas là où il se manifeste: si elle donne mal aux boyaux, la colique néphrétique trouve son origine dans un calcul entre le rein et la vessie. Pas la peine d’administrer un laxatif en cas de crise. L’explication du symptôme doit donc se faire dans un cadre plus général, plus structural quand on parle de rationalités. 

Le modèle médiationniste ne propose au final que 32 grandes pathologies, 8 par plan selon un mode analogique. Certains cas suggérés (schizophasie, schizotechnie) par le modèle n’ont pas encore été avérés de manière aussi certaine que d’autres connus depuis plus longtemps (psychoses, perversions, névroses et psychopathies). Certaines maladies psychiques sont également moins diagnostiquées ou tout simplement moins répandues. 

Les pathologies qui relèvent de la neurologie sont très localisés dans le cerveau, la psychiatrie s’occupant de syndromes beaucoup plus diffus dans la matière cervicale. Pour le Signe et l’Outil, les aires concernées ont été circonscrites. Pour la Personne et la Norme, c’est une autre paire de manche car les lésions ne sont pas du même ordre. parfois même ce n’en sont pas, ce qui rend l’observation encore plus délicate.

Les pathologies que dégagent le modèle de Gagnepain sont des constructions relativement abstraites qui se débarrassent du côté trop évident du classement psychiatrique tout en évitant l’écueil du tout à l’oedipe de la psychanalyse. Les cases regroupent de nombreux symptômes dont la théorie recherche le fil rouge sans en rester aux apparences toujours trompeuses. Ce n’est donc pas une caisse à outils où tous les symptômes sont donnés clefs en main. L’interprétation est nécessaire.

Dernière remarque: la sociologie bourdieusienne ne s’est pas intéressée, à ma connaissance, à l’implantation corticale des structures sociologiques. Ces dernières semblent flotter dans l’air alors que, par hypothèse de travail, la théorie de la médiation pense que chaque agent est le vecteur d’une analyse sociale. Il n’est pas pris dans des institutions qui existeraient ex nihilo: l’organisation de la société trouve son fondement dans le cerveau humain et l’interaction intersubjective. C’est ce que nous appelons la Personne: cette capacité d’engendrer de la singularité et de la communauté, de la compétence et de la délégation ne se limite pas à l’individu puisque c’est de corps social dont il s’agit. Mais ces facultés sont elles-mêmes déterminées par des réalisations sociales. Bourdieu et Lordon parlent à tort de structures (Lordon l’avoue d’ailleurs quelque part) mais elles n’ont plus rien à voir avec le système saussurien où l’élément se définit comme étant ce que les autres ne sont pas. Je préfère parler d’organisation ou d’établissement, voire même d’institutions (au pluriel et sans majuscule pour les distinguer de l’Institution, synonyme d’ego). La société en tant que système est donc à la fois dans le cerveau et tout autour du corps individuel. Je nais dans une communauté préexistante tout en étant capable à l’âge adulte d’engendrer du partenaire, et donc de la communauté.

Les troubles de la Personne ont donc un fondement cérébral: Gagnepain disait qu’on n’est jamais malade que de sa viande

Je signale au passage qu’on ne s’ennuyait jamais pendant ses cours et ses séminaires car le personnage était bourré d’humour et carrément provocateur, même si c’était déjà un vieux monsieur que j’ai toujours vu avec une cravate et en veston en tweed. L’hiver, il portait un loden vert et un pull en V sous sa veste. Mais pour qui sait les débusquer, il y a parfois des vacheries méchamment ironiques dans Du Vouloir dire. C’est peut-être ce qui m’a le plus plu dans cette école de pensée. Malgré la rigueur de la méthode et l’exigence de mes profs, je n’ai jamais eu l’impression qu’on s’y prenait trop au sérieux même si l’enjeu scientifique était de taille et que tout le monde en avait conscience. Je retrouve cet humour chez Lordon, Noiriel ou Friot. On peut être un grand penseur tout en restant léger, tout comme on peut être lourd en brassant du vent. Fin de la parenthèse.

La maladie mentale est par conséquent une panne naturelle et tout en respectant la dignité de la Personne, on peut observer son comportement ou même la soumettre à des tests destinés à corroborer ou infirmer des hypothèses. Rassurez-vous, on ne me confie pas des patients de Saint-Ylie (CHS du Jura) pour des expériences sauvages mais mon épouse qui y est psy m’apporte bien souvent matière à réflexion.

Souvent reclus par la force des choses, les aphasiques avec lesquels Gagnepain a travaillé n’ont, semble-t-il, pas rechigné à collaborer. Leurs erreurs successives dans les tests étaient pourtant décourageantes et c’est un facteur à prendre en compte pour ne pas humilier sans le savoir le patient en échec.

Dans les semaines à venir, je vais justement me pencher sur le travail d’Hubert Guyard au sujet des troubles de la personne et tenter de vous restituer assez simplement les 8 portraits robots qu’il a dressés pour les 8 pathologies que dessinent le modèle tel qu’on peut le voir dans le tableau suivant. Guyard a travaillé avec des aphasiques, des atechniques et il s’est intéressé de très prêt aux perversions et aux psychoses, les premières touchant l’Instituant, les secondes affectant l’Institué.

Vous l’avez peut-être remarqué, l’homosexualité entre dans ce tableau nosographique. Avant de lancer une gay pride assassine à mon encontre, sachez qu’on s’en expliquera le moment venu.

Tout le reste est littérature! A la revoyure!

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