P47 – Les hors-la-loi de l’humanité

Il va falloir s’accrocher un peu car on arrive au bout du bout de la perversion dans ce qu’elle a de plus morbide et de particulièrement macabre. On aborde dans ce chapitre des cas pathologiques assez extrêmes aussi bien dans l’inhumanité que dans leur complexité de fonctionnement.

Les troubles de la Personne : le sadomasochisme P47

Le sadique est incapable d’admettre l’autonomie de sa victime. Le meurtrier sadique tue sans autre mobile que la négation totale et définitive de la responsabilité d’autrui : il chosifie sa victime, en l’assommant par exemple, lui retirant ainsi toute possibilité d’agir par elle-même, puis se livre sur sa dépouille à des actes d’atrocité comme la décapitation ou le démantèlement. C’est un rituel d’éradication de tout conflit possible, sans aucune forme de négociation, sans aucun risque de perdre la face ou d’être humilié, rejeté. Le sadique « en crise » terrorise sa victime et prend sur elle un ascendant tel qu’il doit être irrémédiable  pas question de le laisser reprendre son indépendance après cette rencontre. Le tueur en série n’agit donc pas sous le coup d’une décharge émotionnelle. Il répète son geste criminel parce qu’aussi surprenant que cela puisse paraitre, il y trouve une gratification d’ordre social : une domination totale, jamais remise en question, qui comble le manque abyssal qui le pousse au crime.

La répétition de celui-ci apparait comme la réparation d’une humiliation infantile, d’une blessure narcissique profonde et incurable qui s’exprime dans une vengeance jamais assouvie sur des victimes avec quelques statuts communs qui permet au tueur en série de les identifier et donc de les choisir. C’est aussi par ce biais que les enquêteurs peuvent retrouver la trace d’un tueur en série qui ne choisit jamais ses victimes au hasard. Il s’en prend à une catégorie de la population qui d’une manière ou d’une autre motive son acte.

Ted Bundy offre un portrait passionnant, instructif et très conforme au portrait robot du sadique qu’Hubert Guyard avait dressé. Sur le site tueursensérie.org, Emily Trabbatts fait une présentation à la fois brève et complète de Theodore Robert Cowell, plus connu sous le nom de Ted Bundy. Sa vie se parcours comme un thriller dont se seraient inspirés les films du genre les plus glauques. Il passe pour être le plus célèbre de serial killer avec Jack l’éventreur mais son cas est nettement plus documenté. Un documentaire d’une heure et demi retrace le parcours de Bundy et permet notamment voir des vidéos du personnage si singulier durant ses procès.

Ted nait en 1946. C’est un enfant illégitime à qui on cache pendant très longtemps qu’il est le fils de celle qu’on dit être sa soeur. Ses grands-parents  sont donc ses parents de façade et son grand-père (sans doute) son réel géniteur. Il grandit par conséquent au coeur d’un mensonge familial : lorsqu’il découvre qu’il est un bâtard, il se sent profondément humilié et nourrit de la rancoeur envers sa mère et son beau-père. Ted grandit donc dans une instabilité émotionnelle et familiale où il manque de repères.

Des témoignages rapportent quelques accès de violence publics notables de la part de l’enfant qui a lui-même grandi avant de déménager avec sa mère dans un univers particulièrement violent : le grand-père, mentalement perturbé, battait tout le monde, y compris son petit-fils qu’il traitait de bâtard. Ted Bundy semblait pourtant attaché à cette figure d’autorité vacillante et assez barbare. La mère de Bundy l’emmène vivre de l’autre côté des États-Unis. Ted s’y prend d’admiration pour son oncle, professeur de musique, cultivé et connaissant l’Europe. Mais sa mère épouse un cuisinier de l’armée, John Bundy, un brave homme ordinaire qui lui donnera son nom mais que Ted ne respectera jamais comme une figure tutélaire, d’autant que l’ado découvre le pot aux roses généalogique. Ses rapports avec son beau-père se dégrade encore : Ted se moque ouvertement de lui et incapable de trouver les mots, John répond par des gifles. 

L’adolescence de Bundy est pour le moins perturbée par un désordre narcissique grandissant : Ted n’arrive pas à saisir le principe même des relations sociales qui, chez le sujet sain, se développent spontanément à cette période de l’existence. Il mime ce que font les autres et s’efforce de faire comme si mais n’accède pas à la dialectique de la Personne. Son moi ne s’édifie pas et Bundy reste perplexe devant ce qui en chacun de nous s’érige spontanément, mais pas toujours sans quelques difficultés tout d même : les relations amoureuses ou la maturité affective, le respect de la Loi ou le sens de la propriété. Il a notamment des difficultés à se situer sur l’échelle sociale. Depuis tout jeune, il déteste le milieu modeste de cols bleus auquel il appartient et que représente son beau-père. Il essaie toujours de paraitre au-dessus de sa classe, notamment au niveau vestimentaire : il aime être bien sapé et en jeter aux yeux des autres. Symboliquement, il s’extrait de son rang et se hisse au-dessus de la place qu’on lui assigne. Bien que noble et riche, Gilles de Rais avait le même comportement dispendieux et et le goût du faste ostentatoire jusqu’à ce que les moyens viennent à lui manquer. 

Par la suite, Bundy n’aura de cesse de s’extirper de son milieu modeste alors que tout en lui le conduit à être comme tout le monde : intelligence moyenne, pas de fortune personnelle. Physiquement plutôt avantagé, il doute pourtant, dans un premier temps en tout cas, de ses talents de séducteur. Il a surtout le pouvoir de n’être absolument pas remarquable dans une foule. C’est ce que Micki Pictorius appelle le syndrome « du garçon d’à côté » : le tueur en série se présente dans la grande majorité des cas comme un citoyen ordinaire. Seule l’ambition de Bundy est parfois démesurée, bien au-delà de ses capacités. Il veut devenir quelqu’un mais la faiblesse de sa capacité d’identité ne lui permet pas d’accepter la stimulation de la concurrence et l’éventuel échec. Il supporte très mal la comparaison surtout si elle joue en sa défaveur. Il se surestime non pas à cause d’un moi hypertrophié et envahissant mais au contraire parce que son ego sans balise n’arrive pas à s‘ajuster socialement. Il ne supporte pas la rivalité avec son beau-père. Il s’essaye au basket-balla et au base-ball mais sans parvenir à briller parmi les autres joueurs, il préfère les sports individuels et notamment le ski.

Scolairement, malgré des résultats moyens, il passe pour brillant parce qu’il prend la parole en public : il occupe l’espace de la classe sans pour autant avoir l’impression de se situer correctement par rapport aux autres. Il doute de lui, alors il bluffe, il joue la comédie, il se crée un personnage qu’il construit d’après ce qu’il observe. Gilles de Rais et Sade étaient aussi des comédiens. Bundy suivra des cours de théâtre mais c’est dans la vie quotidienne qu’il va s’exercer à tenir ses meilleurs rôles.

Arrivé à l’université, il est un peu perdu et va choisir « chinois » pour se mettre en marge et pouvoir exceller dans sa spécialité. Je l’ai déjà mentionné, le sadique ne sait pas doser le curseur : c’est toujours du tout ou rien. Autant Bundy parait sérieux pour ses études, autant ses employeurs ne peuvent pas lui faire confiance même pour de petits boulots. C’est une caractéristique qu’on retrouvera chez le serial killer : totalement impliqué dans ses meurtres où il est d’une efficacité redoutable, il manque de constance et de maturité dans le reste de sa vie. A ne jamais trop savoir où il doit être, à quel degré d’intensité il doit se placer dans la relation, il cherche chez l’autre des repères qu’il ne trouve pas en lui, une béquille sociale en quelque sorte.

Il va la trouver un temps chez Stéphanie Brooks. Elle va en quelque sorte prendre le relais de sa mère pour le jeune homme en lui offrant une projection de ce qu’on attend de lui et un cadre à investir. Bundy a 20 ans mais est toujours puceau et l’amour qui nait entre les deux jeunes gens reste platonique. Mais surtout Bundy cherche à plaire à sa fiancée : il va en quelque sorte se façonner une image pour qu’elle l’admire (image d’un étudiant brillant et plein d’avenir), comme si la considération de sa petite amie était la seule chose qui comptât pour lui et puisse donner une forme à sa personnalité défaillante. Belle, sophistiquée, issue d’une famille riche de Californie, elle représente un certain idéal pour Bundy mais elle fait également peser sur lui une pression énorme. Il en arrive à mentir et à s’inventer une personnalité factice pour être à la hauteur de ses attentes . Alors qu’il est follement amoureux et totalement investi dans leur relation, elle ne participe pas de cette fusion avec la même intensité et finit par s’apercevoir de l’immaturité de Bundy, incapable de poser ses propres frontières de compétences et donc d’assoir ses responsabilités, encore moins de se fixer des objectifs professionnels réalistes. Même s’il se donne une contenance en apprenant des autres, il est comme une coquille vide sans consistance interne.

Lorsque Stephanie le quitte, tout ce que Bundy avait élaboré pour se conformer à l’idéal qu’elle attendait de lui s’effondre : le moi de carton-pâte fait de mensonges n’a plus de raison d’être. Obsédé par cette rupture humiliante, il se montre incapable de poursuivre pour lui-même ses études. 

Il se met à voler régulièrement dans les magasins, de la même manière qu’il mentait à sa petite-amie, sans envisager les conséquences de son geste, l’infraction à la Loi que cela engendre, l’exclusion sociale que ça accentue pour lui déjà marginal. Il vole, non pas par appât du gain, mais simplement pour acquérir ce qu’il ne se donne pas les moyens financiers d’acheter. Il prend, faute de gagner, comme il le fera dans ses meurtres.

Il se cherchera toujours dans son orientation professionnelle (chinois, architecture, urbanisme, psychologie) jusqu’à tenter sa chance dans le droit : il assurera alors sa propre défense au cours de ses procès et en profitera pour s’échapper une première fois. Il trouve notamment un emploi dans un département judiciaire où il est chargé d’étudier la récidive. Dans ces archives, il peut constater les dysfonctionnements de la justice dont il profitera lui-même. Sa mère dira plus tard qu’il avait toujours voulu être policier ou avocat. Paradoxe ou provocation chez celui qui va continuellement enfreindre la Loi jusqu’à son exécution capitale.

Reconnaitre qu’on n’est ni le meilleur ni le moins bon, c’est s’inscrire dans une échelle des qualifications et dans un rapport de hiérarchie et d’autorité avec les autres. On est au-dessus de quelqu’un dans un certain domaine tout en étant au-dessous dans un autre. Bref l’idée, c’est de trouver sa place dans un couple, dans une famille, dans une bande, dans une boite ou au coeur d’une société. A ce propos, Bundy s’est toujours prétendu républicain conservateur et ne s’est jamais présenté comme un rebelle. Au contraire, il entretenait une image de gendre idéal qui fonctionnait à merveille sur son entourage et sur ses proies.

Marylynne Chino, une des amies de Bundy, commente ainsi son entrée en fac de droit en 1974. « Il avait toujours voulu faire ça et ça lui donnait le sentiment d’être celui qu’il aspirait à être. Quand on vient d’une famille prestigieuse on fait des étude de droit. Il cherchait toujours à être quelqu’un qu’il n’était pas. Il voulait toujours avoir les plus beaux vêtements et il voulait être le meilleur des avocats.» Attitude puérile alors même qu’il est en couple avec Meg Ambers qu’il trompe par ailleurs.

Guyard a bien souligné que les pervers sadiques « pointent avec la plus grande minutie la moindre infraction déontologique ». Mais c’est un biais pour mieux être à même de raconter le crime. Cela ne semble pas être toujours le cas pour Bundy qui aura tendance à se renfrogner quand on devient plus précis dans le questionnement sur ses meurtres. Il est alors vague ou incohérent mais surtout, il tente souvent de mener son interlocuteur en bateau, de le manipuler et de lui faire croire à son innocence. Il va cependant se laisser convaincre de faire une sorte de confession enregistrée dans le « couloir de la mort » alors qu’il clamait toujours son innocence. Bundy se raconte à la troisième personne comme s’il ne parlait pas vraiment de lui et du coup, éprouve un réel plaisir à raconter des crimes pour lesquels il ne ressent aucune véritable culpabilité. Dans cet interview, il ne se montre pas comme un vulgaire assassin monstrueux mais comme le génie prédateur, avouant les trucs qui lui ont permis de ne pas se faire prendre et de mener à bien et si souvent sa sinistre entreprise. C’est d’ailleurs sous cet angle que les interviewers l’avaient abordé : alors qu’on l’interrogeait souvent sur des meurtres qu’il niait, et dont il ne révèlera que très tardivement les lieux d’enfouissement des restes des corps, il prend un plaisir évident à fasciner son auditoire, non pas tant avec des horreurs mais en essayant d’expliquer l’inexplicable, l’irrépressible nécessité de laisser exploser sa cruauté. Sur l’enregistrement, il parle froidement de sa technique meurtrière et de son expertise de tueur en série, soulignant au passage ses qualités exceptionnelles d’observation avec une vantardise très notables.

« Il aimait jouer avec les gens, les ridiculiser comme s’ils lui étaient inférieurs, comme s’ils n’étaient que de vulgaires pèquenauds. C’est comme ça que je le voyais comme un cafard charmeur, » commente l’un des policiers qui l’ont côtoyés. Cela est confirmé par l’un de ses amis à qui Bundy expliquait comment s’y prendre pour ne pas se faire prendre si on commet un meurtre. A l’époque, personne ne l’a pris au sérieux et pourtant il expliquait tranquillement comment il s’y prenait réellement : agir vite et éparpiller les preuves pour que le recoupement ne soit pas fait par la police des différents comtés. Il se moquait sans doute de ses amis. Pas sûr de lui dans la plupart des secteurs de la vie où il ne s’estime que rarement à sa place, Bundy écrase toute concurrence dans sa spécialité et ne résiste pas longtemps à le faire savoir malgré le risque. C’est ainsi qu’il va mordre très profondément l’une de ses victimes pourtant déjà inconsciente et cette signature dentaire le mènera sur la chaise électrique.

« On était face à un individu narcissique qui se prenait pour le plus malin du tribunal. »  « C’était son heure de gloire, il pensait pouvoir déjouer le système judiciaire à lui tout seul. »  Voici deux des commentaires de personnes qui ont assisté à son dernier procès. Sur les images de la télévision, on voit son attitude désinvolte au tribunal. Il semble dans son élément et fait le show pour contrôler la situation et ne jamais montrer son angoisse, toujours faire bonne figure pour prendre l’ascendant sur l’adversaire. Un sourire énigmatique, plein de charme, se dessine sur ses lèvres dès qu’il rencontre la caméra. L’arrogance du personnage qui ne se rend pas compte qu’il joue sa place sur la chaise électrique est sidérante. A moins qu’il ne s’agisse là d’une stratégie pour ne jamais se montrer en état de fragilité (sauf pour piéger ses victimes avec un bras dans le plâtre). Filmé peu après une de ces arrestations, il fait coucou à la caméra en souriant : ce qui lui vaudra une haine hors norme de la part d’une partie du public. Mais également le soutien d’une autre.

Bundy passera 9 ans dans le couloir de la mort mais ne fera des confessions (très partielles d’ailleurs) que pour à nouveau jouer avec la Loi et défier l’autorité avec un chantage particulièrement indigne. En marge de la société des vivants et réduit à l’état de mort en sursis, il va jusqu’au bout vouloir y jouer le rôle principal et imposer le jeu.

Parmi ses nombreux emplois, Bundy a notamment travaillé pour « SOS détresse » : il y répond par téléphone aux appels de désespérés et Bundy se montre tout à fait à la hauteur. Cet engagement qui peut sembler généreux est en fait une manière pour lui d’avoir une relation totalement déséquilibrée en sa faveur avec des femmes dans le désespoir le plus total. Pas de négociation nécessaire : les malheureuses qui appelaient ne se doutaient pas que derrière la voix polie, rassurante et protectrice se cachait un sadique qui prenait plaisir à dominer la relation. Plus tard, il abusera de sa situation de thérapeute avec des patients psychologiquement fragiles.

Alors qu’il continue à voler et à rôder la nuit en voyeur, il entretient une liaison durable avec Meg Anders, une relation plutôt douloureuse pour la jeune femme parce qu’elle va bientôt soupçonner son amant de la tromper et de lui mentir. Bundy cloisonne en effet son existence et a notamment une activité politique qu’il cache totalement à sa fiancée à laquelle il ne souffle mot de sa participation à une campagne électorale. Il se débrouille également pour renouer avec Stephanie Brooks qui, devant le changement total de Bundy, apparemment épanoui dans son milieu politique, retombe amoureuse de lui mais cette fois-ci, c’est lui qui maitrise la situation et il ne donnera pas suite à cette liaison. Au téléphone, il se montrera froidement odieux pour rompre avec elle.

S’il se montre brillant en campagne électorale, tout à son esbroufe, Bundy essuie revers sur revers dans ses études de droit mais personne ne semble s’en apercevoir, même pas ceux qui le côtoient de près. Bundy donne le change et compartimente tellement son existence que personne ne peut se douter que derrière le jeune homme plutôt sympathique qui ne veut pas s’engager dans un mariage (toujours la même question de l’engagement contractuel que fuit le sadique) se cache un assassin multirécidiviste. 

Ce n’était pas du dédoublement de personnalité et Bundy qui avait écrit un article remarqué par ses professeurs sur la schizophrénie le disait lui-même.

Il parlait d’une « entité » qui était à la fois en lui et avec lui, mais pas d’une personnalité autre proprement dite : il définit cette force comme un puissant pouvoir destructeur qui grandissait périodiquement en lui. Loin de chercher à fuir ce penchant et à le réprouver, il l’alimente par une consommation massive de pornographie violente. Lors des meurtres, il n’agit pas à proprement parler dans un état second. Il a conscience de ce qu’il fait, cède un peu à la panique au début, puis apprend à se contrôler et à garder son sang-froid : il s’est constitué lui-même en véritable tueur avec un savoir-faire très étudié. C’est ce qui le distingue d’un psychopathe mû par une pulsion sexuelle. Pour Bundy, c’est l’agression qui prime, la prise de possession ultraviolente de la Personne de l’autre. Conscient de la gravité de son acte lors de son accomplissement, il réussit cependant à s’en détacher lors qu’il revient à son autre vie.

Auteur d’au moins 28 meurtres, Bundy ne s’en est jamais pris qu’à des femmes qui ressemblaient physiquement à Stephanie Brooks : fines, plutôt brunes aux cheveux longs, avec une raie au milieu, et souvent en pantalon. La rupture avec elle a probablement déclenché une fixation, un besoin de revanche sur l’échec social que cet abandon représente pour Bundy. Profondément immature, il est dans l’incapacité de faire la part des choses, de relativiser et de rapidement rebondir. Ou plus exactement il va rebondir en retournant l’affront en un assaut physique d’une rare violence. Incapable de doser la riposte, le sadique répond au traumatisme par un rituel meurtrier qui dépasse toutes les bornes de la cruauté. La violence ira croissante dans la folle équipée du tueur comme une fuite en avant dans l’horreur.

Bundy frappait ses victimes à la tête, les embarquait dans sa voiture, conduisait parfois pendant des kilomètres, les violait et les mutilait et se débarrassait de leurs corps dans des endroit boisés. Si le scénario varie un peu avec le temps, on s’aperçoit que Bundy cherche à n’avoir que très peu de relation avec sa victime. C’est même ce qu’il tient à éviter puisque c’est en ne concrétisant pas charnellement avec Stephanie Brooks que Bundy s’est senti terriblement rabaissé, traitement qu’il va réserver au reste du monde en méprisant la Loi des hommes, en mentant aux trois femmes qui ont un peu partagé son intimité et surtout en martyrisant des innocentes pour le seul motif qu’elles avaient l’apparence de son ex-petite-amie.

Il serait faux de croire que Bundy n’avait pas peur des femmes : elles le terrorisaient très vraisemblablement. Inquiet sur son propre rang social dans la société, il ne s’attaquait qu’à de jeunes victimes, des étudiantes, qu’il réduisait dès que possible en objet de maltraitance en les estourbissant, mais plus encore, il s’emparait d’elles sans avoir à les séduire, les réduisant au silence et à sa merci.

L’article auquel je me réfère réserve une conclusion qui va dans ce sens en parlant de possession, faisant passer jouissance et sexe au deuxième plan. On pourrait parler de domination totale et d’effraction du corps sans défense, ce qui se résume par le contrôle absolu de la situation. Nous verrons par la suite que Bundy est allé plus loin encore.

Le fait de prétendre jusqu’au bout qu’il était innocent malgré les preuves accablantes participe de sa stratégie du tout ou rien. Bourreau, il se prétendait victime d’un avocat incompétent qu’il remplacera, de la mauvaise publicité à cause de la presse ou d’une justice corrompue contre laquelle il se bat seul.

Bundy ne s’est jamais effondré devant l’ignominie de ses crimes ou le chagrin des victimes (les quelques survivantes) ou de leurs familles. De la même manière que chacun des revers qu’il a eu à essuyer au cours de sa vie a littéralement dévasté sa dignité en prenant des proportions anormales, il s’est montré incapable de manifester un semblant de faiblesse dans la compassion qu’il n’a fait que feindre. Autant il divise les différents secteurs de son existence, autant il est incapable de faire les choses à moitié dans le ministère du crime où il veut exceller. 

Son absence de culpabilité, apparente en tous cas, tient sans doute à cette capacité incroyable de segmenter les divers aspect de sa vie, de ne pas laisser circuler certains secrets entre les différents compartiments de son existence. Le modèle médiationniste propose de penser que seul l’axe de l’identité est touché dans la Personne dans le sadomasochisme. Le sadique conserve intact sa capacité à faire la part des choses sur un mode quantitatif : le compartiment tueur reste ainsi quasiment étanche aux autres sections de sa vie, elles-mêmes dissociées entre elles. C’est le phénomène de diplopie dont nous avons déjà parlé chez le paraphrène et qu’on retrouve ici sur l’autre phase dialectique. Bundy segmente ainsi son existence passant de l’une à l’autre avec une spontanéité déconcertante. Rien de ses vies ne filtre dans les autres secteurs. Chaque rôle est bien défini et Bundy se taille un costard pour chaque ministère. Il compense sur l’axe génératif les défaillance de l’axe taxinomique : incapable de définir sa fonction, de savoir ce qu’il a à faire en société, il est balloté par les attentes des autres dans la majeure partie de sa vie. Il y apparait plus comme une victime, un soufre-douleur, un raté. Mais dans sa zone d’expertise où il se sait qualifié, il prend en charge la totalité du service. Il ne laisse aucune place pour l’interaction avec l’autre, le réduit à l’état de figurant défiguré, de mannequin biologique. Accusé au tribunal, il sort du box en étant son propre avocat et devient le centre de l’attention, et même au-delà puisque son procès sera largement médiatisé. Enfin en prison, il tentera de garder le contrôle en « monnayant » ses révélations. 

Un peu avant son exécution, il proposa même au juge de révéler contre un an de sursis à chaque fois, d’autres lieux où il avait enterré un corps. Cela lui fut refusé : il faut dire que certains le soupçonnent d’une centaine de meurtres sur tout le territoire nord-américain. Bundy cherchait à imposer ses propres conditions à la société et aux familles des victimes alors même qu’il était en position de faiblesse. Ce chantage lui aurait permis de renverser le rapport de force. Loin d’être honni par tout le monde, Bundy a reçu pas mal de soutien en prison. il semble y avoir enfin acquis le statu social qui recherchait. A noter qu’il s’est marié en prison avec une femme qui a cru à son innocence presque jusqu’au bout et qui lui a donné une fille. Le talent de manipulateur de Bundy était donc tout à fait exceptionnel malgré, on l’a vu, des capacités intellectuelles qui ne frisaient pas le génie (on l’a flashé à 122 au Qi). Ces relations étranges qu’il a pu avoir avec un certain nombre de personnes ne doivent tout de même pas masquer la solitude à laquelle Bundy se condamne par son manque d’authenticité et l’impossibilité qu’on a de lui faire confiance sur le long terme.

Reste à explorer la part la plus sombre de Bundy : ses tendances nécrophiles.

J’émet ici l’hypothèse que la nécrophilie est une forme de sadisme radical. Le nécrophile choisit un cadavre comme « partenaire » (sexuel ou pas d’ailleurs). Autrement dit, il écarte d’une manière définitive le problème du refus, soit en assassinant sa victime, soit en disposant d’un corps sans vie. Il est intéressant de noter qu’un certain nombre de pays ou d’états américains n’avaient jamais statué pénalement sur la nécrophilie avant des affaires à juger, sans doute parce que la monstruosité de l’acte en lui-même était telle que l’imagination du législateur n’était pas allée jusque là. La répugnance qu’inspire le viol ou le dépeçage d’un mort ne permettait même pas de l’envisager. Toujours est-il que le profil des nécrophiles révèle toujours une extrême fragilité déontologique et une déficience narcissique. Le respect, c’est à dire la prise en compte du fonctionnement de l’autre et de ses réactions aux stimulations est à la base d’une sexualité épanouie, mais aussi d’une vie de couple. Le nécrophile écarte d’emblée cette responsabilité que représente la prise en compte de la jouissance de l’autre. On obtient un résultat similaire en droguant ou en saoulant sa victime, on supprime toute éventuelle résistance. Bundy assommait sans tarder ses victimes : il ne semble pas que la terreur qu’il inspirait alors le motivait véritablement.

Alors que nous respectons les cadavres de nos morts, c’est à dire leur intégrité physique même s’ils sont inanimés, le nécrophile trouve son compte dans le pouvoir total qu’il a de disposer du corps de l’autre. Le cas d’Ed Gein est tout à fait stupéfiant et la manière dont il disposait des corps ou des bouts de corps révèle un mode de dysfonctionnement profond dans sa relation à autrui : ce n’est rien de le dire… La totale soumission à sa mère elle-même perverse avait entrainé une incapacité à même envisager une relation normale avec une femme puisque sa mère, seule représentante de la Loi chez lui, le lui interdisait. A sa mort, son commerce macabre a pris des proportions qui dépassent l’imagination et se montrent « dignes » d’un artisan. Je vous passe les détails mais je vous signale simplement que son profil détaillé est consultable ici.

Gein n’est pas à proprement parler un tueur en série. Contrairement à Bundy, il n’a pas développé des compétences particulières dans le domaine. C’est dans la profanation de tombes qu’il est allé plus loin que Bundy et surtout dans l’artisanat nécrotechnique. La curiosité morbide de Gein pour l’anatomie féminine l’a conduit à se confectionner un « vêtement de peau » féminin, thème qui sera repris dans « Le Silence des Agneaux ». Gein s’est livré à toute sorte d’expériences comme pour comprendre le fonctionnement  des femmes comme s’il allait trouver le secret en les disséquant et en les transformant en sorte de trophées. Fait étrange : lors de l’assassinat de Bernice Worden, il a volé la caisse enregistreuse pour en « examiner le mécanisme ». Il a aussi avoué le meurtre de Mary Hogan, également une femme mûre, assez proche de la corpulence de sa propre mère.

Celle-ci lui avait toujours interdit de fréquenter les femmes et il était encore vierge à 39 ans. La véritable motivation de Gein nous écarte du sadisme, pour nous amener vers le fétichisme et le transsexualisme mais le mode opératoire nécrophile laisse à penser que Gein, incapable de communiquer au sujet de ses questionnements et de ses contradictions, était allé voir par lui-même, sans encourir l’épreuve de la négociation dont il se sentait incapable  pour comprendre les femmes, il faut tout de même un peu les fréquenter. Plutôt que de se risquer à enfreindre l’interdit de sa mère, il avait préféré questionner des corps morts sans calculer la monstruosité de son comportement. On l’a cru demeuré mais on ne le jugea pas définitivement irresponsable. Il était en revanche incapable de se rendre compte de la gravité de ses actes et ne nia que les rapports sexuels avec les mortes.

La diplopie lui a permis de finir tranquillement ses jours en hôpital psychiatrique, sans regret ni culpabilité visible et surtout sans rien tenter. On signale tout de même qu’il avait une manière déconcertante de regarder les femmes comme si le code de politesse qui consiste à ne pas fixer les gens lui était étranger.

C’est du Gien !

Le nécrophile du type Gein semble donc incapable de mesurer l’horreur de sa pratique : il dispose de la dépouille de l’autre comme d’un matériau comme un autre, à découper et à transformer. Ed Gein ne semble pas avoir assouvi son désir sexuel sur ses victimes. Ce qui n’est pas le cas de notre client suivant. Mais c’est une candidate. 10% seulement des nécrophiles seraient des femmes.

Un cas de nécrophilie féminine terminera donc ce chapitre. On est loin du portrait caricatural du sadique qui aime faire souffrir. L’interview que Karen Greenlee va encore plus nous en éloigner. La satisfaction sexuelle parait être la motivation première des nécrophiles : 50% d’entre eux travaillaient dans des morgues. C’était le cas de Greenlee. Elle a reconnu avoir eu des rapports sexuels avec des corps d’hommes entre 20 et 40 ans. Elle en parle ouvertement sans culpabilité mais sans détails pornographique non plus, avec un certain détachement pour le moins surprenant. A aucun moment, le fait que la dépouille n’ait pas eu son mot à dire ne l’effleure. L’assujettissement total du corps à son désir ne lui parait nullement condamnable : le fait est que la Californie ne prévoit pas la violation d’un cadavre comme passible d’une peine alors même que la société entière autour de Greenlee l’a repoussée. La nécrophilie parait tellement hors norme qu’elle n’avait pas encore été prévue, sous cette forme en tout cas, Greenlee ayant pratiqué ses actes sexuels et érotiques sans abimer les corps. Ironiquement, elle a deux autres noms : thanatophilie et nécrolagnie. 

Greenlee ne limitait pas sa sexualité à la fréquentation des morgues mais elle trouvait l’odeur et l’ambiance particulièrement érotiques. Surprise à plusieurs reprises, elle a pourtant l’idée que l’acte est répréhensible puisqu’elle s’enfuit. Cependant en l’absence de violence, la nécrophile ne semble pas mesurer la déviance de son comportement malgré le côté un peu gore de certaines situations qu’elle relate. Elle rapporte aussi des pratiques irrespectueuses de certains collègues de la morgue. Ça n’en fait pas des sadiques furieux comme Bundy mais il n’en reste pas moins que le manque de respect vis à vis d’un être humain sans défense reste problématique et sujet à un questionnement.

Comme Jeffrey Dahmer que nous avons préféré enfermer dans l’annexe le confirmera pour ceux qui iront lui rendre visite, la nécrophilie est un affaire de contrôle, et comme le cannibalisme, peut être considéré comme l’expression  radicale d’une soif de contrôle.

Tout le reste est littérature. A la revoyure !

Pour aller plus loin si on a le coeur bien accroché:

Les témoignages de Jeffrey Dahmer sont terrifiants mais très éclairants. Il montre une clairvoyance assez sidérante sur ses motivations. En dehors de ces extraits (voir minutage plus bas), le reste de l’émission ne présente guère d’intérêt.

Jeffrey Dahmer  (1960-1994) était surnommé « le cannibale de Milwaukee », est un tueur en série américain qui a avoué avoir assassiné dix-sept jeunes hommes entre 1978 et 1991.

A propos de son cannibalisme.

A 25 mn 36 : « C’était une étape supplémentaire. Ça me donnait l’impression qu’ils (NDLR : ses victimes) devenaient une partie de moi de manière permanente. En plus de ma curiosité du goût que ça aurait et du sentiment qu’ils faisaient partie de moi, ça me donnaient une satisfaction sexuelle. »

Jeffrey Dahmer s’est livré à des tentatives de zombification de ses victimes. Le zombie est un être totalement contrôlé par un autre et les tentatives de bricolage du tueur visait à se fabriquer une sorte de compagnon qui n’aurait pas pu le quitter.

A 27 mn 46 : « J’ai peut-être eu le sentiment de ne pas avoir le contrôle petit ou jeune adulte et ça, mêlé à ma sexualité, j’ai fini par faire ce que j’ai fait, c’était ma façon de me sentir totalement en contrôle, au moins de cette situation. Créer mon propre petit monde dans lequel j’avais le dernier mot, où je pouvais totalement contrôler une personne, une personne que je trouvais physiquement attirante et la garder avec moi aussi longtemps que possible. même si ça voulait dire la garder à part. Une notion important était d’avoir le contrôle total de quelqu’un, le contrôle total, ne pas avoir à se préoccuper de ses souhaits, pouvoir le garder autant que je le voulais. C’était une part importante de tout ça. La soif de contrôle. »

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