P55 – Fétichisme, c’est le pied?

Nous voici sur le versant le moins exposé de la Personne, j’entends par là, celui qui a le moins fait parler de lui en terme de quantité de littérature clinique du moins car notre premier axe de recherche n’a pas manqué de susciter l’intérêt de Freud et de la presse en mal de sensation. Il faut dire que le fétichisme, puisque c’est de lui qu’il s’agit, émoustille la curiosité choc et stimule le fantasme chic.

Les troubles de la Personne : le fétichisme P55

L’altocalciphilie qualifie l’adoration des talons hauts,
le rétifisme celle des chaussures et la doraphilie
concerne les fans du latex et du cuir.

Pour enquêter sur ce que la presse des magazines entend par fétichisme, j’ai musardé sur Google et il m’a fallu avaler un nombre impressionnant de cookies avec des journalistes décomplexés qui ont un peu tous puisé aux mêmes sources. Tout ce petit monde en mal de sensations s’accorde à qualifier le fétichisme de « pratique sexuelle » et rares sont les articles qui ne font pas intervenir un(e) sexologue ou le témoignage d’un podophile assumé. « Le fétichisme c’est le fait de recourir à un objet ou une partie d’objet plutôt qu’à une personne dans sa globalité pour s’exciter sexuellement », asserte Sophie Greene au micro d’Esther Buitekant en mission pour aufeminin.com. Mais la spécialiste précise également que le fétichiste peut prendre du plaisir avec une partie du corps bien précise du ou de la partenaire car le fétichisme ne semble pas exclusivement masculin malgré une proportion très en faveur des hommes et qui doit avoisiner les chiffres d’un club de collectionneurs de timbres. 

Pieds, cheveux, seins, mains, le fétiche peut aussi être un tissu ou une matière comme le latex, la soie, le satin, la fourrure. Mais, toujours selon Sophie Greene, sa présence est indispensable à l’excitation du fétichiste qu’on a longtemps considéré comme un pervers. Il faut dire qu’en 1887, l’auteur du Fétichisme dans l’amour, Alfred Binet, n’y va pas avec le dos de la cuiller en le définissant comme une « excitation génitale intense pendant la contemplation d’objets inanimés ». Avant d’ajouter que « le terme de fétichisme convient bien à ce genre de perversions sexuelles ». Nous sommes au XIXème siècle et question moeurs chez les psy, on est un peu serré du corset.

Dans « Le Journal d’une femme de chambre »
de Luis Bunuel, Mr Rabour, un ancien cordonnier demande fréquemment à la bonne de porter des bottines qu’il tient jalousement enfermées
dans un placard

Aujourd’hui, en ces périodes où la bride sexuelle est plus lâche (je m’exprime sous réserves), on parle euphémiquement de paraphilie, afin de qualifier cette attirance pour ce qui sort de la «norme». Il en serait donc du fétiche comme du paranormal, une pratique un peu étrange mais somme toute assez excitante quoiqu’un peu scabreuse quand le nez se porte sur la petite culotte usagée d’une étudiante japonaise ou sur la socquette de Lolita où s’oublie Humbert Humbert, le héros de Nabokov.

Alfred Binet a également eu cette formule magnifique à propos du fétichisme : « On revient toujours à ses premières amours ». Et cela à propos d’un cas de fétichisme du bonnet de nuit, réminiscence infantile observée dans le service de Charcot. Freud lui emboitera le pas en parlant d’émois sexuels, il y ajoutera l’angoisse de la castration, un scénario originel où l’imagination de Sigmund s’aventure sur un terrain meuble : en découvrant que sa mère pourtant toute-puissante n’est pas équipé d’un phallus, l’enfant (mâle) trouverait tout ce qui passe à portée d’yeux immédiate pour en faire un substitut autour duquel s’articulera ensuite sa vie érotique. 

Dans le film de JJ Beineix, Diva, le héros vole la robe de concert de la cantatrice
dont il vénère la voix jusqu’à l’enregistrer
à son insu.

On reste donc dans le registre des pratiques sexuelles. Freud considère essentiellement des cas d’hommes et limite le fétichisme féminin au vêtement, ce qu’il considère somme toute comme assez normal. Les premières observations cliniques du penchant immodérée pour les étoffes font leur apparition en 1908 dans l’article Passion érotique des étoffes chez la femme de Gaëtan Gatian de Clérambault que nous avions évoqué pour l’érotomanie. On frémit à l’idée de toutes ces perverses anonymes croisées dans les rayons d’au Bonheur des Dames.

La même année, dans Le Flambeau (Der Fackel), Karl Kraus aura lui aussi un trait d’esprit remarquable : « Il n’y a pas d’être plus malheureux sous le soleil qu’un fétichiste qui languit après une bottine et qui doit se contenter d’une femme entière. » On imagine bien que les fétichistes ne sont pas légion chez les naturistes.

Dans l’Express, la sexologue Mireille Dubois-Chevalier définit le fétichisme comme l’érotisation d’une partie du corps de l’autre au détriment de la partenaire. « Il y a une dimension de soumission dans cette pratique. Pour voir le pied de l’autre, il faut se mettre au ras du sol. C’est la partie du corps la plus éloignée du sujet, incarnée par le visage. D’une certaine façon, c’est une forme d’évitement.»  La podophilie étant de loin l’attraction la plus répandue, il y est souvent fait référence dans les articles grand public avec parfois des témoignages surprenants.

Le chausseur français a du talon!

« Je suis incapable d’entrer dans une de leurs boutiques (Christian Louboutin) sans repartir avec une paire pour ma femme. Elle en possède plusieurs centaines, que nous répertorions dans un document Excel. Certaines paires ont plus de 13 centimètres de talons. Autant dire qu’elles sont importables en dehors du lit. Mais c’est clairement pour cela qu’elles ont été dessinées! » Dans le même article, Martin révèle qu’il a une collection de photos de pieds : « Une bonne trentaine d’amies y participent, certaines en m’envoyant des photos, d’autres en entrant dans mes jeux. Parfois, je me caresse simplement en regardant leurs pieds. J’ai ainsi le sentiment des les posséder. Mais cela peut aller plus loin. Je peux prendre du plaisir avec des inconnues, juste en regardant leurs pieds dans la rue. Je suis marié, j’ai une vie de famille, mais ma femme ne sait rien de mes ‘extras’ avec les pieds d’autres femmes. Ce n’est pas la tromper, puisqu’elle n’est pas au courant ! » Colombe, elle, raconte que, si en privé, tout se passe bien avec son ami, ça se corse dans la vie quotidienne : « Il ne supporte pas que je montre mes pieds. L’été, il déteste que je porte des sandales. Pour lui, les pieds sont des objets intimes, complètement sexuels, et les exhiber relève de la faute de goût. Les tongs, par exemple, sont une aberration esthétique selon lui ! » 

Entre dégoût et obsession

J’ai testé pour vous…

« Nous serions tous plus ou moins fétichistes », assurent les psy sur Doctissimo où j’ai effectué le test « Evaluez votre potentiel fétichisme », histoire de faire le point sur ma vie sexuelle. Les trios de réponses m’ont presqu’à tous les coups obligés à répondre n’importe quoi à part peut-être Nicole Pfeiffer en Catwoman. Mais le caractère caricatural des diagnostics (je l’ai repassé pour avoir les deux versions de l’histoire) schématise bien la tendance des magazines.

« Le fétichisme : un dégoût

L’univers fétichiste vous est étranger. Sans doute en avez-vous entendu parler, mais loin de vous l’idée de vous prêter à ce jeu. Combinaison en Vinyle et talons aiguilles pourraient même avoir l’effet inverse, à savoir vous révulser. L’aspect idolâtrie d’un objet perçu comme sexuel, ou d’une seule partie du corps, vous semble quasi déviante. D’autant plus que vous y associer sans doute un aspect obsessionnel. De là à conjuguer  fétichismeet perversion, il n’y a qu’un pas, que vous franchissez aisément. Sans doute, êtes-vous plutôt du type « fleur bleue »… Pour vous, la sexualité est intimement liée aux sentiments que vous éprouvez pour votre partenaire. Vous carburez à la romance et à l’amour, vos seuls boosters de libido. Pourquoi tant de résistances ? Sans forcément vous lancer dans un show latex lors d’une nuit fétichiste, peut-être pourriez-vous ouvrir votre champ érotique, autour de fantasmes et d’accessoires, sur un mode ludique. N’ayez crainte, vous ne risquez pas de basculer dans la vulgarité ou le trash ! 

Le fétichisme : une obsession

Yummy…

Vous adorez  semble-t-il, les fétiches, c’est-à-dire les objets ou les parties du corps identifiés comme de puissants stimulants sexuels pour vous. Peut-être êtes-vous amateur(e) de Latex, ou encore de talons aiguilles – les aspects les plus connus du fétichisme. La simple vue d’une cheville dénudée ou d’orteils peut vous mettre en émoi… Ce n’est pas tant l’acte sexuel qui attise vos ardeurs, mais un élément bien précis, sur lequel va se fixer votre attention, emballant alors votre machine à fantasme. Au final, peu vous importe qui en est l’heureux propriétaire… Votre désir ne tient parfois qu’à un orteil, plus que l’ensemble du corps de votre partenaire. Définitivement fétichiste, avoué ou latent, vous cultivez cette singularité, qui vous distingue, sans faire de mal à personne. »

Pascal de Sutter, professeur de psychologie, clinicien et chercheur, le confirme, tous ces fétichismes s’apparentent à des jeux sexuels et cela n’entre dans le cadre de la pathologie quelorsque le fétichiste ne peut prendre de plaisir que grâce aux pieds de sa partenaire et que cette exclusivité engendre une souffrance et des difficultés dans la relation à l’autre. Le caractère pathologique commencerait lorsque « l’amour d’un détail quelconque » prédomine au point d’effacer tous les autres. Le philosophe Max Dessoir file d’ailleurs la métaphore à ce sujet : « L’amour normal nous semble une symphonie composée de sons de toutes sortes. Il résulte des excitations les plus diverses. Il est pour ainsi dire polythéiste. Le fétichiste ne connaît que le timbre d’un instrument unique ; il est constitué par une excitation déterminée, il est monothéiste. » Monomane donc, faute d’être mélomane.

Le fétichisme est toutefois répertorié dans le DSM V, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association Américaine de Psychiatrie) comme étant « l’ensemble de troubles de la préférence sexuelle caractérisés par la recherche du plaisir sexuel auprès d’un partenaire ou d’un objet inadapté, ou dans des circonstances anormales. »

Yummy…

Dans la Revue Médicale Suisse, André Langaney et Francesco Bianchi-Demicheli du département de psychiatrie à l’Hôpital Universitaire de Genève, retracent l’itinéraire du fétichisme dans la clinique psychiatrique et montrent comment, par son caractère non génésique, tout comme la masturbation et l’homosexualité, il représentait au XIXème siècle une déviance sexuelle à laquelle on attribuait une dégénérescence héréditaire. En déplaçant l’adoration religieuse vers l’appétit sexuel (à l’origine, le fétiche est au fond une sorte d’idole), le fétichisme ne pouvait avoir que mauvaise presse dans les termes même de son baptême. L’évolution des moeurs lui permettra de se classer au rang des curiosités à partir du moment où la procréation ne sera plus considérée comme le but de l’acte de chair. Nos deux auteurs vont même plus loin :

« Repenser le fétichisme signifie sortir du jugement et initier une réflexion en dehors des zones de confort. Comment considérer pathologique un comportement très répandu dans les pratiques sexuelles, mais aussi dans la vie de tous les jours ? La valorisation extrême de certaines marques, l’hypervalorisation de l’objet dans la mode, la divinisation d’objets portés par des artistes, certaines modalités d’utilisation des réseaux sociaux, l’omniprésence d’objets symboliques dans les lieux de culte et l’abondance et la célébration dans la figuration artistique d’objets et personnages symboliques en témoignent. Si l’on y réfléchit, le fétichisme est d’une remarquable consistance culturelle. Il faudrait donc plutôt construire un discours qui invite à penser le fétichisme comme la matérialisation du désir, et non comme la chosification de l’autre. La focalisation du désir sur un élément accessoire du tout n’est pas réductrice de l’ensemble quand tout se concentre sur la partie. Avec quels critères définir le fétichisme comme pathologique ? Est-ce que l’objet fétiche serait simplement un autre type de zone érogène ? Le fétiche n’est-il qu’un symbole de l’être aimé ou désiré absent ? Une figure d’attachement ? Une métaphore ? Une expression esthétique ? Un élan artistique ? Est-ce qu’un discours figuré et symbolique du désir n’implique pas que la narration qui l’exprime soit, elle aussi, figurée et poétique, intensément vécue donc fétichiste ? Et si la fétichisation n’exprimait que notre capacité à mentaliser et érotiser des symboles ?»

Le Japon a particulièrement développé le concept du fétichisme de la petite culotte, le Burusera, en le divisant en sous-catégories : le Panchira, qui consiste à regarder la culotte sous la jupe ; le Kagaseya, où le client peut renifler la culotte directement portée sur un modèle ; et le Namasera : lorsque le modèle enlève sa culotte
directement devant le client.

Les questions se bousculent donc au portillon de nos amis genevois et on sent chez eux une sympathie lyrique, voire civilisatrice, puisqu’ils donnent la parole au philosophe Paul B. Preciado pour conclure l’article : « C’est dans le culte du fétiche que la pitoyable histoire sexuelle de l’humanité trouve sa version la plus conceptuelle et poétique. Loin d’être un signe de déviation ou de perversion, le fétichisme nous montre l’étendue des restrictions que la modernité occidentale, tout à sa tâche de fabriquer l’expérience sexuelle civilisée, a imposé à la pulsion de vie. »

Si on se résume…

Après avoir été considéré comme une déviance sexuelle, le fétichisme s’est peu à peu sorti de l’étau normatif pour devenir une manière, un peu particulière tout de même, de pimenter les ébats sexuels. Le sexologue Patrick Papazian va dans ce sens : « Développer une passion pour les dessous par exemple, focaliser son excitation dessus pour renouveler un désir un peu défaillant dans le couple, c’est un fétichisme intéressant pour maintenir ou renouveler la flamme. » Et LCi de conclure : « Preuve qu’il existe des fétichismes utiles ».

Corinne, une amie…

Dès la deuxième page proposée par le moteur de recherche, le site rencontrefetiche.fr vient proposer ses services pour des rencontres BDSM dans ma région. De charmantes hôtesses en dessous chics me laissent présager de la suite. Plus loin, rencontre-fetichisme.fr s’annonce comme un tchat où je pourrai rencontrer des hommes et des femmes qui aiment les mêmes fétiches que moi, que je sois d’humeur SM ou vanille et que ce soit le latex, la lingerie, les pieds ou le cuir, je suis sûr de trouver pointure à… mon pied. Ce rapprochement du sadomasochisme et du fétichisme par ceux là-même qui le pratiquent ne laisse pas de nous interroger. 

Il y a quelques mois déjà, Jean-Michel le Bot m’avait alerté à ce propos et en ces termes : « Dans mon bouquin de 2010, j’avais suivi Deleuze qui voyait dans le cas Sacher-Masoch du fétichisme plutôt que du sado-masochisme, à partir d’autres références que la TDM bien sûr. C’est sans doute discutable aussi, mais ça me semblait tenir la route. Sacher-Masoch, avec sa Vénus à la fourrure, est dans un scénario qui évoque bien plus la répulsion de l’obscénité dont parlait Guyard à propos du fétichisme que dans cette espèce de cruauté obscène et rageuse du sadique. C’est le cas aussi à mon avis d’autres pratiques SM ou BDSM. Ce qui veut dire que ce que l’on appelle couramment masochisme ne l’est pas forcément au sens de la TDM. Il y aurait à trier et déconstruire là-dedans. » Je n’y manquerai pas.

On va faire une pause et on revient après la pub. A la revoyure !

Le coin des cinéphiles:

strictement réservé aux fans de Quentin Tarantino

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