P73 – Don Juan, le braconnier suborneur

Huitième et dernier volet de notre saga aux pays des pathologies de la personne avec un syndrome de choc et de charme qui fascine la littérature mais risque bien ici de perdre un peu de son prestige : Don Juan n’est qu’un briseur d’alliances. Rien de très glorieux en somme.

Les troubles de la Personne : le donjuanisme P73

– Non, Juan, je ne veux pas vous servir de kleenex girl !

C’est l’analogie heuristique qui a poussé Jean Gagnepain à combler le vide que son modèle de la Personne engendrait dans la nosographie sociologique. En effet, face aux quatre troubles de l’Institué qui organisent des pathologies largement étudiées, le tableau des pathologies de l’Instituant de la théorie de la médiation ont dans un premier temps puisé dans la réserve de la psychiatrie. C’est ainsi que s’y sont inscrits le fétichisme, puis le voyeurisme et l’exhibitionnisme, bien documentés par la clinique. L’homosexualité, terme fortement connoté auquel j’ai préféré celui d’homophilie, a donné un peu plus de fil à retordre à la théorie. Dans ce carré nosographique, il restait une case à combler et Gagnepain est allé trouver la solution chez Molière qui lui-même s’était inspiré de récits espagnols, faute de trouver dans la littérature psychiatrique les cas nécessaires à l’étayage de sa proposition. 

Dans son Manuel de psychiatrie pourtant très complet, Henri Ey se contente de définir le donjuanisme comme une « recherche sans cesse renouvelée de conquêtes amoureuses ». Conquêtes amoureuses… le vocabulaire libidino-militaire reste bien vague et ne fait pas la différence entre le séducteur jouisseur et le pervers conquistador. Et c’est justement cela qui va nous importer de mettre au clair.

Piou!

La psychanalyse, parce qu’elle ne dissocie pas la Personne du désir, n’a pas non plus été d’une grande aide: elle réduit le Don Juan au dragueur compulsif toujours en quête du moyen de combler un manque perpétuellement ravivé. Or, en situant délibérément le donjuanisme dans le cadre politique de l’institution du partenaire, il nous faut écarter la libido du personnage sans pour autant en faire un impuissant inverti.

Comme avec l’homosexualité, il va s’agir d’être prudent. Comme cette dernière, l’adultère n’est plus un crime depuis longtemps en France et depuis 1965, ce n’est plus non plus un délit pénal qui entrainerait obligatoirement l’annulation du mariage et le divorce. Cependant cela reste une faute conjugale et une violation du devoir de fidélité qu’on accepte en passant à la mairie. Et c’est cette affaire d’effraction du lien qui va nous intéresser. 

Le mariage est un contrat

Le syndrome du sandwich n’a pas encore fait l’objet d’un quelconque dépôt de brevet.

Le Deutéronome dénonce par deux fois l’adultère : « tu ne commettras point d’adultère » (effraction) et « tu ne convoiteras point la femme de ton prochain » (infraction), une interdiction enrichie ensuite de « tu ne désireras point la maison de ton prochain, ni son champ, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni aucune chose qui appartienne à ton prochain » qui condamne en fait la convoitise du bien d’autrui alors que le premier commandement stipule l’interdiction de rompre le lien du mariage. Gagnepain a parfaitement saisi que pour le don juan, c’est le cocufiage qui importe, la subornation du conjoint de l’Autre, la rupture du lien qu’entre eux les deux partenaires ont créé. Pour reprendre l’image du cercle, c’est à sa destruction que vise le pervers parce qu’il ne supporte pas d’en être exclu.

Contrairement à l’homosexuel, l’image du don juan est plutôt valorisée dans les sociétés patriarcales, lorsqu’il s’agit d’un homme bien entendu, son homologue féminin n’ayant pas bonne presse dans la morale traditionnelle. On ridiculise volontiers le cocu, surtout lors qu’il s’agit d’épousailles arrangées mais la suborneuse sentait le soufre, la sorcellerie ou le dérèglement hormonal.  

Je t’aime moi non plus…

C’est sans doute ce qui a encouragé le réalisateur Roger Vadim à faire une adaptation féminine du mythe : Don Juan 1973 ou si Don Juan était une femme. Le scénario de Jean Cau reprend les symptômes de la perversion. Jeanne, l’héroïne incarnée par Bardot, n’aime personne et ne s’attache pas mais elle détruit ceux sur lesquels elle jette son dévolu, séduisant parfois la femme de l’un ou ruinant la carrière de l’autre. Elle va jusqu’à affoler le prêtre auquel elle confesse ses méfaits : sa chasteté, et donc sa relation privilégiée avec Dieu, est éprouvée par les charmes de l’irrésistible séductrice.

– Rien qu’oune fois, Riquita!

Ce qui caractérise le don juan, c’est autant l’adultère qu’il force à advenir que le désintérêt qu’il éprouve une fois l’intrusion commise et le caractère itératif qui découle de ce désintérêt immédiat. 

« Le séducteur compulsif fuit l’engagement. La plupart du temps, il ne voit les femmes que comme des trophées à ajouter à sa collection, pour se prouver qu’il est le plus fort et qu’aucune ne lui résiste. Une fois la période de séduction passée et qu’il a eu ce qu’il voulait, il se remet généralement très vite à la recherche d’une nouvelle proie », peut-on fort justement lire sur femmes.nc. Vous voyez que je ne suis pas sectaire dans mes lectures.

Autrement dit, le don juan n’épouse pas celui ou celle qu’il suborne. S’il en jouit, c’est d’abord par la satisfaction de défaire le lien qui unit les partenaires. La jouissance des sens est secondaire, le sentiment absent.

Braconnier, plus que conquérant

– Je vous jure que votre mari sera mis au courant dès que vous m’aurez cédé.

C’est pourquoi il nous semble possible d’étendre la notion de briseur de couple à d’autres sphères. Le Don Juan de Molière arrache en effet Elvire au couvent, la forçant par la séduction et le mariage à rompre le serment qui l’unissait à Dieu. Il la débauche au sens premier du terme en l’enlevant à son alliance et à son voeu de chasteté. Mais sitôt séduite, il la rejète en s’enfuyant pour aller briser d’autres serments. Ce n’est donc pas dans l’adultère que réside la perversion mais dans son inéluctable récidive. Le don juan est ainsi un prédateur, un chasseur pour qui la proie importe moins que ce qui la rattache à une famille ou une communauté. Mieux, c’est la chasse gardée qui l’attire irrésistiblement, ce qui en fait un braconnier plus qu’un conquérant.

A ce syndrome ainsi envisagé, Hubert Guyard propose d’associer une certaine forme de pédérastie. Là encore il ne s’agit pas pour le pervers de « consommer du mineur » mais bien de le détourner de son cercle familial sans s’attacher le moins du monde à sa victime. Le don juan est incapable de créer du partenariat, il s’y confronte, en fait le siège, en provoque un simulacre, faute de pouvoir le contrôler, comme l’exhibitionniste cherchait des repères dans son acte. Cependant à la brutalité soudaine de l’exhibition, répondra l’assiduité insistante du don juan. La perversion du malade réside dans cette irrépressible besoin d’enfreindre le lien qui unit les partenaires, conjoints ou parents-enfant.

– C’est une vierge! J’en donne ma tête à couper!

Inutile de vous cacher que je manque un peu de billes sur ce coup-là. Guyard s’est essentiellement appuyé sur une étude du Don Juan de Molière. Il faudrait sans doute pour trouver d’autres cas feuilleter les annales judiciaires. J’avais un temps penser que le personnage de Stéphane dans « Un Coeur en Hiver » de Claude Sautet allait me fournir une illustration pertinente mais au final, je n’ai pas l’impression que le film présente plus d’intérêt pour nous que « La Femme de mon pote » de Bertrand Blier. Il manque dans chacun d’eux le caractère répétitif et obsessionnel du scénario intrusif du pervers. « L’homme qui aimait les femmes » de Truffaut? Louis XVI dans « La Folle Histoire du Monde » de Mel Brooks? Comme le suggère Guyard, Hugh Hefner présente sans doute un cas digne d’une enquête. Peut-on rapprocher de lui l’affaire « Harvey Weinstein »? Le film « Proposition indécente » et le harcèlement sexuel peuvent-ils entrer dans les symptômes d’un comportement donjuanesque?  

On était juste venu baiser et puis finalement on est resté pour l’apéro.

Guyard faisait remarquer à juste titre que le don juan pédéraste trouve ses proies sur des services spécialisés sur Minitel, ce que nous appelons aujourd’hui les chats et les forums. Il faudrait sans doute que j’y traine un peu.

L’échangisme offre sans doute d’autres pistes de recherche intéressantes comme Gagnepain le suggérait déjà car cette pratique tord doublement les liens du mariage. Nous voilà bien évidemment ramenés aux origines du libertinage et par le fait même à Don Juan. Il nous faudra donc y revenir. Cela nous promet par conséquent trois ou quatre chapitres sur le donjuanisme et quelques semaines d’étude.

Tout le reste est littérature! A la revoyure!

Pour aller plus loin:

Je vous livre en annexe la déclaration d’intentions de Don Juan où tout est dit:

SGANARELLE.– En ce cas, monsieur, je vous dirai franchement que je n’approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d’aimer de tous côtés comme vous faites. 

DOM JUAN.– Quoi ! tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non, la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos coeurs. Pour moi, la beauté me ravit partout’ où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tribus où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et, dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On ‘ goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre, par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes ; à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire, ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre coeur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin, il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne ; et j’ai, sur ce sujet, l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs ; je me sens un coeur à aimer toute la terre ; et, comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. 

Don Juan ou le Festin de Pierre, de Molière, Acte I, Scène II