Les troubles de la Personne : le donjuanisme P74
Avant de nous aventurer à la poursuite du play boy, je vous propose de faire le point sur ce que nous avons pour le moment établi sur le donjuanisme par l’intermédiaire du psychanalyste Otto Rank, l’auteur de Don Juan et Le Double (1932): « La grandeur imposante du personnage de Don Juan consiste en ce qu’il a répudié toute aspiration héroïque. Il ne supprime pas les hommes pour entrer en possession de leur femme, mais il revendique les femmes comme un droit et il ne se fait pas scrupule de supprimer les obstacles. Cette désinvolture le préserve de l’identification avec un criminel vulgaire. Il n’a pas besoin de tuer un homme pour conquérir sa femme car, de par sa nature même, il ne peut avoir de rival en amour. Quand il ne peut pas vaincre par la puissance de sa personnalité, il a recours à la ruse ou à la force. C’est pourquoi le motif d’Amphitryon, connu de la mythologie grecque, d’après lequel le héros capte par surprise les plaisirs de l’amour sous le masque de l’amant légitime, fait partie intégrante du caractère de Don Juan. La situation de Don Juan vis-à-vis du mari n’est donc pas celle d’un rival proprement dit, mais celle d’un être supérieur, exactement comme dans le mythe de l’Amphitryon celle du dieu, sûr de sa victoire, vis-à-vis de l’époux mortel. C’est pourquoi le fait que la femme convoitée ait un amant légitime semble indispensable à Don Juan pour lui permettre de s’exprimer. (…) l’attitude de Don Juan vis-à-vis de la femme paraît, si on l’étudie de près, quelque peu différente de l’opinion en cours. Avec les femmes, il ne tient pas autant à arriver au but, ce dont il est sûr comme d’un droit qui lui est dû, qu’aux conditions particulières dans lesquelles il arrivera à ce but et qui se retrouvent dans ses rencontres avec Donna Anna, Donna Elvira et Zerlina. Sans un amant légitime, la femme n’a pas de charme pour lui. Mais ce n’est pas la contestation de l’objet à son possesseur légitime qui tente Don Juan, ce n’est pas du tout son rôle. Il ne veut pas prendre la femme d’un autre, il veut seulement prélever ses droits. Il ne veut pas posséder la femme dans le sens de la durée. » Je tronque à dessein l’interprétation de Rank qui verse ensuite dans le motif diabolique qui ne rentre pas dans notre problématique.
Le don juan, c’est donc le tiers qui s’invite dans le couple quel qu’en soit la nature et qui sitôt l’effraction commise n’éprouve plus de nécessité à prolonger la conquête.
Rank relève également le caractère irrésistible du don juan: c’est un tombeur au sens propre du terme. Le don juan est sûr de son fait et n’entre pas dans le jeu de la négociation tel le harcèlement sexuel qui ne s’embarrasse d’aucune subtilité pour justement embarrasser sa victime, et même parfois la stupéfier.
C’est, je le pense, dans ce sens qu’il faut comprendre le refrain de la chanson de Lanzmann et Dutronc, Les Playboys : « Croyez-vous que je sois jaloux? Pas du tout, pas du tout! Moi j’ai un piège à fille, un piège tabou, Un joujou extra qui fait crac boum hue, Les fill’s en tomb’nt à mes g’noux ». Pas besoin de savoir parler ou d’avoir un physique de rêve, le don juan possède un secret imparable. On devine à peu près de quoi il retourne sans toutefois que la chanson s’en explique vraiment. Je rapprocherai ce « piège à fille » de l’arme secrète d’Austin Powers : son « mojo », son fluide sexuel qu’on prend parfois pour son sexe lui-même, qui fait tomber toutes les femmes pour un physique pas particulièrement affolant.
Le don Juan possède donc, à ses propres yeux du moins, un attrait irrésistible sur celles (ou ceux selon certaines versions) qu’il entend conquérir. Comme dans l’exhibitionnisme, il n’est pas question de séduction et de négociation: la confrontation de la rencontre y est brute et sans détour.
Et Rank cependant d’ajouter que la ruse et la force peuvent faire partie de la panoplie du pervers. En effet, Don Juan se fait à l’occasion également violeur: il se passe alors de l’accord même du bout des lèvres de celle qui ne saisit pas qui il est et ne succombe pas s’emblée. Mais contrairement au viol du sadique qui réduit sa victime à l’état d’objet dont il dispose, ce passage en force dans l’intimité du don juan est destiné à la ravir comme partenaire, à la soustraire à un contrat passé avec un autre. Si le don juan met à mal la fidélité, c’est parce qu’il n’en a pas le principe. Le lien légitime qui unit les époux lui échappe et le pervers vient s’y frotter en quelque sorte pour la provoquer, quitte à subir les conséquences de la Loi puisque tout au long de la pièce de Molière, Don Juan est un « chasseur pourchassé » par ceux qui veulent venger l’honneur des femmes arrachées à leur famille. Le rapt fait également partie des méfaits possibles du don juan.
Mais son atout privilégié reste l’épatement : les femmes en tombent à ses genoux. Il n’a qu’à paraitre pour faire son effet, au grand dam de ceux qui pourraient vouloir se poser en rivaux. Le don juan ne les calcule d’ailleurs pas, persuadé qu’il est d’être insurpassable.
Le playboy par excellence
Guyard reproduit dans son article un extrait de L’érotisme de Francesco Alberoni où ce dernier écrit ceci: « L’équivalent de Don Juan dans notre monde moderne est le playboy, riche, connu et séduisant. » Alberoni attribue à la renommée le succès d’un spécimen comme Hugh Hefner, le fondateur du magazine Playboy. Celui-ci confiait avoir couché avec plus de 1000 femmes mais n’avoir jamais été infidèle: « Il y a une partie de ma vie où j’ai été marié, et quand j’étais marié je n’ai jamais été infidèle. Mais je me suis rattrapé quand je n’étais pas marié. Il ne faut pas perdre la main ». Hefner n’était pas né particulièrement riche mais son rôle de rédacteur en chef d’un magazine aussi sulfureux (à sa création en tout cas) qu’international lui permettait de cultiver un « mojo » indéfinissable auprès de ses conquêtes. Malgré les multiples accusations d’abus sexuels sur les « bunnies » qui constituaient une sorte de harem, il restera l’un des hommes les plus courtisés du XXème siècle.
Autre star du donjuanisme, le chanteur de charme Julio Iglesias estime à 3000 le nombre de ses conquêtes : « Quand j’étais sur scène, je voulais terminer rapidement, car je savais qu’il y avait une femme nue qui m’attendait dans ma chambre». Si vous êtes amateurs de chiffres vertigineux, c’est par ici. Ces exemples de stars au palmarès chargés montrent que le cas d’Hefner n’est pas exceptionnel et corrobore l’idée d’Alberoni qu’il y a une fascination pour la célébrité qui se traduit pour un certain nombre de femmes par l’envie de tomber pour la star et d’être sur sa longue liste des partenaires d’un soir ou d’un coït furtif.
Côté don juan, cette comptabilité peut passer pour obsessionnelle: on se souvient peut-être du séducteur de la Cité des Femmes qui avait fait construire une sorte de « orgasmathèque » de ses maitresses.
S’il collectionne, c’est parce que le don juan n’arrive pas à établir un réel contrat avec sa partenaire: elle tient plus du trophée qu’on ravit et qu’on expose que d’une relation véritable. Deux éléments sont toutefois notables: les besoins sexuels hors normes de ces célébrités et leur capacité à se stabiliser parfois dans le mariage. Rien dans les portraits de playboys n’incite à penser que l’extra-conjugal les motive particulièrement. Le statut de la femme convoitée ne semble guère avoir d’importance: ce qui compte, c’est qu’elle tombe directement sous le charme, conquise d’emblée. On n’est pas dans l’amour courtois mais dans le flash érotique et la consommation rapide.
On m’a raconté une anecdote qui vaut ce qu’elle vaut: à chacun de ses retour à Paris, un commandant de bord d’Air France se rendait en uniforme sur les Champs-Élysées et proposait à toutes les femmes qui lui plaisaient et qu’il croisait de coucher avec lui. Prestige de la casquette et des Ray bans? Le taux d’accords était beaucoup plus élevé qu’on aurait pu le croire, de l’ordre d’un oui pour quatre refus.
Le nom d’Hefner est associé à la libération sexuelle et à l’amour libre qui s’est développé aux État-Unis et dans le monde occidental d’après-guerre. Le donjuanisme pouvait alors y apparaitre comme militant contre un puritanisme attaché à l’exclusivité du mariage et à la chasse gardée que pouvait représenter le conjoint. Dans ce contexte, il aurait pu paraitre bien délicat de parler de pathologie sans s’attirer les foudres des libertaires.
Cependant, on comprend bien que l’irrésistible attirance du don juan pour la femme mariée, la nonne ou la fille de famille inaccessible n’est pas du même ordre que l’accumulation des aventures du playboy avec des femmes libres et consentantes, à moins de considérer que la prise en passant soustrait symboliquement l’éprise d’une quelconque relation avec un autre homme. Dans son imaginaire, le don juan marquerait de son sceau celle qui cède à ses avances et ne sera plus jamais tout à fait à un autre. Il n’aurait qu’à se présenter à nouveau devant sa conquête pour la reprendre. Mais la perversion le pousse vers de nouvelles aventures et des effractions inédites.
Guyard reconnait ne pas avoir de cas clinique à présenter et s’en remettre à la littérature. Les don juan ne courent pas, il est vrai, les couloirs des CHS en peignoir et en pyjama de soie comme Hugh Hefner en portait pour recevoir. Le vrai Casanova lui-même était plus sentimental que le portrait que Fellini a dressé de lui et ne répond donc pas aux critères médiationnistes de notre pervers. Il va donc nous falloir aller chercher ailleurs.
Et sortir de la littérature! A la revoyure!
Il y a quelque chose que je suis pas très bien ici. Le « donjuanisme » dans l’hypothèse ou le « portrait-robot » de la TDM implique une subornation, une effraction du couple. C’est clairement le cas chez le Don Juan de Molière. Parmi les personnages de roman, un autre suborneur me semble être Anatole Kouraguine, dans le Guerre et Paix de Tolstoï, responsable de la rupture entre Natacha et André. J’ai revu fin décembre le film éponyme de Bondartchouk et je trouve que c’est bien rendu. Mais cette subornation me paraît beaucoup moins nette chez les playboy de type Hugh Hefner (mais je ne connais pas plus que cela sa biographie ; je sais seulement que dans son autobiographie, Keith Richards décrit le Playboy Mansion, où il avait été invité en 1972, comme une « whorehouse » qui ne lui avait pas beaucoup plu). Mais je pense aussi justement au bassiste des Rolling Stones, Bill Wyman, qui avait acquis une certaine réputation de collectionneur: il ne subornait pas, simplement, tous les soirs, après les concerts, il n’avait qu’à se baisser pour ramasser quelques admiratrices et les ramener à l’hôtel. Mais je me demande s’il ne s’agirait pas plutôt de quelque chose qui relèverait du 4e plan ici. Ça n’a jamais été fait à ma connaissance par les médiationnistes, mais il serait sans doute intéressant de comparer systématiquement Don Juan et Casanova, avec comme hypothèse 3e plan (donjuanisme) vs. 4e plan (libertinage et toxicomanie).
On est bien d’accord: le play boy n’est pas un don juan. Ma conclusion va dans ce sens (« Rien dans les portraits de playboys n’incite à penser que l’extra-conjugal les motive particulièrement. Le statut de la femme convoitée ne semble guère avoir d’importance: ce qui compte, c’est qu’elle tombe directement sous le charme, conquise d’emblée. ») mais j’explore dans ce chapitre une piste qu’Hubert Guyard avait ouverte dans son article sur les pathologies mais qui ne me semble pas correspondre au donjuanisme. Reste la question de l’échangisme que Gagnepain associait à cette tendance. Je me pencherai sur la question après la pédérastie.