Les troubles de la Norme N32
L’histoire de l’hystérie n’est jamais achevée et toujours à recommencer ». C’est par ces paroles très décourageantes d’Étienne Trillat que nous ouvrons un nouveau chapitre des troubles de l’humeur. Nous n’allons pas ici reprendre par le menu toutes les théories sur l’hystérie, même si certaines sont tentantes à exposer par leur fantaisie. D’autres s’en sont chargés comme Nicolas Brémaud, sur le travail duquel nous allons nous appuyer.
Disons simplement qu’on a longtemps pensé que le siège de l’hystérie était dans l’utérus, d’où son nom qui signifie « matrice » en grec ancien. Elle était également souvent attribuée à la simulation maligne ou à la possession démoniaque et pouvait conduire au bûcher. Ce qui ne s’expliquait pas incombait au Mal qu’il fallait détruire par le feu. Or on n’a pendant longtemps pas trop su par quel bout prendre l’hystérie. De nombreuses femmes en ont subi les conséquences au fil des millénaires.
Il a fallu attendre le XVIIème siècle pour qu’un médecin anglais, Thomas Sydenham, envisage l’hystérie comme une maladie pas comme les autres notamment parce que ses manifestations étaient protéiformes (maux de tête, vomissements, accès de toux, spasmes, convulsions, douleurs aiguës, accès de paralysie, anesthésie, ataxie…), ce qui la fait passer pour de nombreuses autres maladies. En dissociant l’hystérie de l’utérus, Sydenham en détruit l’apanage exclusivement féminin : selon lui, les hommes peuvent eux aussi être touchés.
Un mal déroutant
En 1859, avec Pierre Briquet, l’hystérie devient une maladie des émotions. Si les femmes sont plus souvent atteintes que les hommes, c’est parce qu’elles ressentent plus intensément les impressions affectives et les sensations. Tout comme Sydenhaum, Briquet aurait bien remplacé le terme d’hystérie par un autre sans rapport avec l’utérus, puis il s’est dit qu’avec le temps, on en oublierait l’étymologie.
En 1882, Henri Huchard descelle chez les hystériques des « aberrations de la volonté » : elles « ne veulent pas aujourd’hui ce qu’elles voulaient hier, elles veulent ce qu’elles ne devraient pas vouloir […]. Toutes les diverses modalités de leur état mental […] peuvent presque se résumer dans ces mots : elles ne savent pas, elles ne peuvent pas, elles ne veulent pas vouloir […] parce que leur volonté est toujours chancelante ou défaillante ». Huchard constate le caractère paradoxal de l’hystérie et l’associe visiblement à un dysfonctionnement conflictuel de la décision et une labilité de ses manifestations.
Dans les années 1870-1880, en tant que chef de service à la Salpêtrière, Jean-Martin Charcot va effectuer un « travail monumental de quadrillage sémiologique très rigoureux », c’est à dire un relevé systématique des signes de la maladie. Lui et ses nombreux élèves, plus descriptifs qu’explicatifs, vont surtout chercher à ramener aux troubles hystériques des manifestations symptomatiques très diverses sans toutefois encore donner une véritable définition de la maladie elle-même. Ce à quoi Sigmund Freud va s’employer par la suite. Entretemps, Pierre Janet aura bien établi l’hystérie comme maladie mentale dont la cause n’est plus à rechercher dans les organes sexuels féminins ni dans le système nerveux. Janet parle également de « belle indifférence » pour qualifier l’absence de réaction appropriée des hystériques vis-à-vis de la gravité de leur état, comme si aucun sentiment de culpabilité ne les touchait. Quant à Joseph Babinski, pourtant fidèle disciple, du vivant du maitre, il va dénoncer les méthodes peu scientifiques de Charcot, une fois celui-ci éteint et proposera une définition pas très convaincante de l’hystérie basée sur l’autosuggestion. En résumé, on patauge toujours.
D’octobre 1885 à février 1886, Freud a travaillé dans le service de Charcot et en avait été fort impressionné: l’atmosphère de la Salpêtrière est si exceptionnelle qu’elle servira de cadre à une toile célèbre. A son retour à Vienne, Freud fait un exposé sur l’hystérie masculine, qui est particulièrement mal reçu par les autorités scientifiques et médicales. Avec Joseph Breuer, Freud publie Études sur l’hystérie en 1895. On peut y lire ceci : « C’est de réminiscences surtout que souffre l’hystérique ». La névrose hystérique devient alors une maladie psychique, une conception qui rompt définitivement avec toutes les théories précédentes qui lui cherchaient sans succès une origine organique. Il va également lier l’origine psychique du trouble à un traumatisme d’ordre sexuel. Breuer, lui, n’est pas très chaud pour le suivre dans cette direction.
L’ouvrage est également fondamental pour son approche de la conversion somatique qui exprime le retour du refoulé par le truchement du corps. Freud y revient de manière plus aboutie en 1905 dans le Cas Dora : la conversion somatique hystérique se définit comme la transposition d’un conflit psychique et une tentative de résolution de celui-ci dans des symptômes somatiques, moteurs ou sensitifs. La pulsion refoulée mais insistante ne trouve pas d’autre issue que le symptôme critique qui prend les formes les plus variées telles que Charcot s’en était fait le descripteur systématique.
Avec l’idée d’un refoulement excessif, Freud expose le caractère conflictuel de l’hystérie considérée comme une névrose et la difficulté à en déchiffrer les manifestations : « Entre la poussée de la pulsion et la résistance opposée par le refus de la sexualité, la maladie s’offre alors comme une issue, qui ne règle pas le conflit, mais qui cherche à y échapper en transformant les tendances libidinales en symptômes ». Pour échapper au refoulement, la pulsion se travestit et prend des formes détournées. Freud la résume à la sexualité. Jacques Lacan parle plus généralement de désir et de jouissance. Il développe l’idée de Freud que l’hystérique tient à ses symptômes parce que paradoxalement, il en tire une jouissance. Mais Lacan a poursuivi sur l’hystérie une réflexion qui nous échappe pour cause de formulations souvent obscures et volontiers ésotériques.
Traduction somatique
On en restera donc pour l’instant à la définition du psychiatre Henri Ey : « L’hystérie est une névrose caractérisée par l’hyper-expressivité somatique des idées, des images et des affects inconscients. Ses symptômes sont les manifestations psycho-motrices, sensorielles ou végétatives de cette “conversion somatique” ». Chez l’hystérique, le fantasme parvient à franchir la barrière de la censure pourtant très puissante et s’exprime dans le corps de manière spectaculaire et polymorphe mais méconnaissable, c’est à dire difficile à reconnaitre au point que le sujet lui-même s’y méprend. La relation entre le symptôme et sa cause psychique est ténue : difficile en effet pour l’entendement de tout un chacun de faire le lien entre une contracture pour ne citer qu’un symptôme et l’assouvissement d’un désir en grande partie refoulé. On retrouve ici la déconnexion apparente entre la névrose obsessionnelle et les TOC.
L’hystérie a donc laissé de nombreux spécialistes en plan. Mais elle a contraint Freud, Breuer et Janet à chercher une explication dans le paradoxe. Le patient est dans une impasse où son désir va devoir s’exprimer avec une ambivalence de ses conduites. Alors qu’il est dans la difficulté d’assurer la satisfaction de son désir inacceptable, il a souvent recours à une multiplicité de stratagèmes d’érotisation des situations, d’effets de séduction le plus souvent décalés et hors contexte qui vont dérouter les cliniciens vers une sexualisation de la maladie. Pour Freud, l’hystérie serait ainsi due au refoulement des souvenirs infantiles, surtout sexuels. Le sujet hystérique en crise convertit son angoisse de culpabilité sexuelle en symptômes somatiques afin d’assurer la stabilité du refoulement: le trop-plein pulsionnel s’évacue dans le symptôme et il est habilité à la faire parce qu’il est loin de sa source. L’hystérique s’évite du même coup tout sentiment de culpabilité par une sorte de dissociation, souvent associée à une psychose, une perte de contact avec la réalité. L’hystérique est ainsi voué à l’insatisfaction mais celle-ci est la condition de sa jouissance paradoxale. Il faut donc admettre qu’il y a une dimension jouissive dans sa souffrance psycho-somatique.
Comme mécanisme de défense contre l’angoisse par focalisation-écran, l’hystérie de conversion ne peut alors que faire penser à la névrose phobique, telle que Freud l’envisageait et la théorie de la médiation dans son sillage : un moyen de contention de l’angoisse par déplacement sur l’objet « phobogène », c’est à dire générateur de panique par sa présence et par conséquent producteur d’un espace hors d’atteinte en son absence. Focaliser son angoisse sur les éléphants, c’est se libérer de celle-ci partout où ceux-là ne peuvent pas accéder. On comprend que ça devient plus compliqué avec les araignées et les microbes.
N’est-il donc pas possible d’envisager l’hystérie de conversion sur un mode homologue pour une angoisse de nature différente ? Ne peut-on pas imaginer qu’en souffrant, le corps de l’hystérique se fait réceptacle d’un désir inavouable ainsi assouvi? C’est ce que nous tacherons d’envisager en N33.
Tout le reste est cul-de-sac et rature. A la revoyure !