N39 – Ivan et Joseph sont-ils dans le même bateau ?

L’actualité nous fournit à point nommé un cas ad hoc pour la présentation des psychopathies. Le passage à l’acte de l’intéressé qui a fait son intéressant et son placement d’office en institution témoignent d’une défaillance de contrôle de la Norme, mais sans doute aussi du contrôle sanitaire de nos sociétés. A quel niveau? C’est ce qu’on va s’efforcer d’établir.

Les troubles de la Norme N39

En relisant récemment le mémoire d’un ami psychiatre, j’ai pu y constater que l’institution ne faisait pas grand cas de l’anonymisation : Madame A et Monsieur B, pas de dates, pas de lieu et hop le tour est joué, d’autant que la diffusion d’un tel rapport en psychiatrie est de l’ordre de l’ultra-confidentiel en termes de nombre de lecteurs. Certes, c’est ensuite consultable par un public plus large dans les archives mais le risque d’enfreindre une quelconque législation sur la vie privée est infime. Pour ma part, je ne suis pas tenu au secret médical mais je suis bien conscient que mes observations et leur retranscription pourraient perturber ceux qui en font les frais… euh..; pardon, ceux qui en sont l’objet. Je vais donc pour le cas qui nous préoccupera dans ce chapitre procéder à quelques glissements de terrain pour anonymiser autant que possible notre sujet d’étude. 

Ce produit est vendu comme masque de psychopathe, ce qui en dit long sur l’imaginaire un peu limité du commerce à la Frankenstein.

Son cas a fait localement pas mal de bruit il y a quelque temps, aussi le surnommerons-nous Ivan, ce qui ne dévoile ni sa nationalité, ni son âge, ni son adresse. Le protagoniste de ce fait divers a, comme c’est aujourd’hui souvent le cas, été filmé par des particuliers qui se sont empressés de faire le buzz dans le Landerneau de l’Internet. Les vidéos amateurs ont largement été diffusées sur les réseaux sociaux, c’est d’ailleurs ce qui m’a mis la puce à l’oreille : j’ai tout de suite identifié Ivan que je connais par ailleurs. Il est encore à l’heure où j’écris sous surveillance médicale et administrative et je n’ai pas l’intention de demander une protection policière.

Je n’ai rien pu faire pour Eric Cartman.

En pleine journée et en plein centre-ville, Ivan s’est rendu coupable d’un délit qui aurait pu mettre la vie d’autrui en danger même s’il ne semble pas qu’il ait voulu s’en prendre aux passants, tout au plus faire de l’esbrouffe. Il a été maitrisé, arrêté, placé en garde à vue puis d’office dans un établissement de soins psychiatriques comme la loi le permet. Le journal local s’en est fait l’écho et une capture d’écran à l’appui a permis à tous ses lecteurs de se donner un petit frisson rétroactif. 

Terreur sur la ville

Or, il se trouve que je connais Ivan, non pas personnellement mais suffisamment pour ne pas avoir cherché à entretenir avec lui une relation plus suivie. Lors de protestations antigouvernementales non déclarées, il s’était manifesté comme un de ces « forts en gueule » pas toujours très cohérents et volontiers provocateurs vis à vis de la police, le genre d’éléments assez incontrôlables, pas faciles à tenir et pas à l’abri de commettre des débordements. J’avais alors rapidement constaté qu’Ivan se comportait comme un ado excité et exubérant, vraisemblablement sous l’effet de l’alcool : ses yeux injectés ne trompaient pas. J’ai pu vérifier par la suite qu’Ivan souffre d’un déficit mental et d’une diction encombrée. Il a également le verbe haut et ne passe pas inaperçu. Son allure est néanmoins plutôt soignée, quoique décontractée. Ce n’est pas un zonard proprement dit mais son attitude publique prend facilement un caractère agressif par manque de réserve avec des commentaires à voix forte et une présence insistante parfois intimidante. Il semble que la consommation régulière d’alcool soit à l’origine de cette attitude.

Le réluctant au volant ronge son frein et accessoirement son volant.

Un certain nombre d’habitants ont eu maille à partir avec lui : tel commerçant a dû le mettre dehors, telle propriétaire de teckel a eu à endurer ses miaulements provocateurs à chaque rencontre. Ivan a cumulé les contrats d’intérim en grande distribution ou en usine. Il a également pratiqué le football en équipe. Il est d’ailleurs assez athlétique.

Lorsque je m’occupais d’un café associatif, j’ai eu à gérer Ivan à plusieurs reprises. Comme il m’avait croisé en manifestation, il m’accordait un certain crédit et comme il pensait que j’étais une sorte de patron dans le café, j’avais sur lui une certaine autorité : c’est à moi qu’il s’était adressé, lors d’une approche pleine de roublardise, pour savoir comment adhérer et surtout consommer. C’était d’ailleurs son objectif premier : consommer pour une somme modique. Il avait également pris ce tiers-lieu dont le but était de faire du lien social (et donc d’accueillir sans discrimination) pour une sorte de club (peut-être de rencontres). 

Jason Williamson de Sleaford Mods s’est créé un personnage de maugréeur permanent. Ses textes défient la bienséance et fustigent l’ordre en place et multiplient les outrances dénigrantes mais ce ne sont que des mots.

Durant deux ou trois soirées, je lui ai d’ailleurs imposé un quota de deux bières. Comme j’étais derrière le bar ou dans la salle, je l’avais à l’oeil et si nous échangions sur le ton de la plaisanterie, je n’avais qu’à lui faire signe avec l’index et le majeur pour lui rappeler qu’il n’avait droit qu’à deux consommations alcoolisées. Au-delà, il devenait intrusif et pesant, pour ne pas dire lourd et pressant, notamment avec les femmes. J’avais dû prévenir mes camarades du café parce qu’Ivan essayait toujours de contourner l’interdit que je représentais pour commander des bières dans mon dos. Impossible pour lui de tenir sa parole en matière de consommation d’alcool. Il me disait qu’il me trouvait dur avec lui et il n’avait pas tort : d’autres consommaient plus que lui en toute impunité. Mon objectif était en fait de l’empêcher de s’incruster parce qu’au lieu de s’intégrer, il jouait constamment les trouble-fêtes avec des comportements inappropriés pour ne pas dire qu’il emmerdait un peu tout le monde. Pas de véritable conversation possible avec lui, du fait de son déficit et surtout de son manque de cohérence dans l’interlocution. 

Gollum est rongé par l’envie mais il maugrée tant qu’il peut contre ce qui s’y oppose. Il passe toutefois à l’acte quand l’autorité extérieure faiblit.

En outre, j’ai rapidement décelé chez lui qu’au-delà de ses limites cognitives, Ivan avait un côté manipulateur et fourbe afin d’obtenir ce qu’il désirait, un biais qui ne me le rendait pas très sympathique. Malgré le traitement un peu humiliant (de mon point de vue en tout cas) que je m’étais permis de lui imposer, l’amour propre d’Ivan n’en semblait pas atteint. 

J’avais essayé de le faire parler sur ses conditions de travail et de licenciement. Il ne s’était jamais montré très cohérent et grinchait contre ses employeurs. Dans le milieu militant, on ne lui faisait pas confiance. L’article de presse mentionne d’ailleurs que « l’homme est bien connu des services de police ». Quelques mois plus tôt, Ivan s’était déjà distingué en harcelant des mineures. Rien de secret, c’est dans le journal. J’avais pu constater que les « femmes » étaient pour lui un sujet obsédant. Il semblait constamment à la recherche de rapports hétérosexuels, mais sa balourdise envahissante (on appelle cela du masculinisme de nos jours) et son faciès sans grâce ne lui donnaient selon toute vraisemblance aucune opportunité sérieuse : il effrayait plutôt ses « proies ». 

– De toutes façons, on va tous crever…

Je l’ai surpris en flagrant délit de mythomanie alors qu’il prétendait qu’une femme lui faisait des avances obscènes via les réseaux sociaux : je n’ai bien sûr jamais vu les photos qu’il assurait recevoir. Sur les mêmes réseaux sociaux, il ne rechigne pas à faire suivre des blagues graveleuses mais plus généralement le contenu ordinaire et sans importance d’un internaute lambda. A noter qu’il n’en abuse pas non plus.

Le délit dont Ivan est l’auteur est le résultat d’une opportunité et d’un vol à la tire sous l’emprise de l’alcool. Ensuite, le délit ressemble plus à une mauvaise blague de potache sans préméditation, même si Ivan aurait pu blesser quelqu’un. Toutefois, les vidéos montrent qu’il cherche à se débarrasser de l’objet délictuel alors qu’il ne sait plus trop quoi faire avec, une fois le coup d’éclat opéré.

L’occasion fait le larron

Ivan a de toute évidence un problème avec l’alcool et dès qu’il boit, il est totalement désinhibé et il commet la première connerie qui se présente : il ne sait pas résister à la tentation et l’alcool renforce cette tendance. Le passage à l’acte qui s’en suit lui fait même commettre des actions qui relève de la délinquance, non seulement répréhensibles (comportement lourd avec les femmes par exemple), mais interdits par la loi (harcèlement, menace avec un instrument dangereux). 

Le pédocriminel de M le Maudit ne nie pas la loi mais il va tout de même remettre en cause la justice expéditive dont il fait l’objet. Sans frein intérieur qui tienne, il cède tout de même à la pulsion malgré le risque qu’il encourt.

Cependant on conclurait trop rapidement qu’Ivan a un problème avec la loi. Il a en fait des ennuis avec la loi et surtout ceux qui la représentent mais ce n’est pas là que ça coince, ou plus exactement que ça ne freine plus, parce que chez lui, ça dysfonctionne au niveau de la règle. Il est incapable de se réguler de lui-même : c’est la loi qui la plupart du temps joue ce rôle, c’est à dire que c’est la pression sociale et l’autorité qui l’empêchent de satisfaire son désir et d’accéder au plaisir immédiat. Habituellement, il appréhende de se faire pincer. C’est pourquoi il n’a pas cherché à enfreindre de face la loi que je représentais au café, même s’il la trouvait injuste et maugréait contre moi. D’une manière générale et c’est un point sur lequel Jean Gagnepain a longuement insisté, le psychopathe n’est pas un antisocial, encore moins ce qu’on a pris l’habitude d’appeler un « sociopathe » comme le fait divers pourrait le laisser croire. D’ailleurs Ivan recherche la compagnie : ce n’est pas un solitaire, même s’il ne sait pas bien se tenir en société. Il ne fuit nullement la conversation et reconnait l’autorité. Mais la loi entre parfois en conflit avec son désir. Il est alors amené à commettre des actes de délinquance si l’occasion se présente. C’est un opportuniste, mais pas un pervers à ce niveau.

De même, Ivan n’est pas sujet à la psychose. Il fait bien la différence entre la réalité et ses affabulations. S’il ment, c’est pour satisfaire fictivement son désir. Il s’invente des aventures « affectives » pour donner le change mais au fond, il sait ce qu’il en est. Ce n’est pas un érotomane mais sa libido lui joue des tours parce qu’il ne peut pas la juguler. Pour quelle autre raison m’aurait-il parler d’une « affaire de fesses » fictive sinon pour le plaisir de la raconter?

Le ronchon est un réluctant.

Ce qui me gène chez Ivan qui me semble pourtant présenter un cas de psychopathie assez clair, c’est le fait qu’entre réluctance et délinquance, je ne sais pas trop ou le situer. Ivan est un réluctant, un objecteur. Il profite des manifestations pour «regimber » selon le terme employé par Gagnepain. Il grogne contre tout ce qui s’apparente à une contrainte extérieure, c’est un border line : il flirte avec le délit mais il sent bien, à jeun en tout cas, qu’il y a des limites sociales qu’il ne doit pas franchir. Quand il les outrepasse, c’est sous l’effet de l’alcool. Il devient alors délinquant, d’où le fait qu’il soit bien connu des services de police. Ivan a par ailleurs tendance à se vanter de ses démêlés avec la Nationale. Ça fait de lui un dur, un vrai à qui on ne la fait pas, ce qui contraste avec son côté gamin brut de décoffrage. 

Pour l’objecteur, Gagnepain parle d’emmerdeur et de sale gosse qui multiplie les écarts. Ivan s’inscrit parfaitement dans ce cadre. Il proteste mais la plupart du temps, intègre le fait qu’on peut le remettre en place. Il commet des écarts mais ne s’écarte pas définitivement du cadre légal. A ma connaissance, il ne fréquente pas la délinquance organisée, n’appartient à aucun gang. Il ne passe finalement à l’acte que sous l’emprise de la boisson. Cela lui permet de travailler, par intermittence en tous cas, de mener un semblant de vie respectable (en apparence seulement car il représente un casse-tête pour les assistantes sociales) et de se promener en ville sans avoir à attendre la nuit. Vestimentairement, il prend soin de lui. Sa coupe de cheveux est soignée. Il a un petit côté play-boy de la Halle aux vêtements, qui l’éloigne de l’apparence d’un border line habituel : il n’a aucun signe extérieur d’un marginal. Ce côté volontiers voyant chez lui traduit sans doute une très faible culpabilité. Pour l’heure, il sait qu’il a fait une bêtise mais ne s’en sent pas pour autant coupable. Sa « connerie » peut même devenir une source de plaisanterie. Chez Ivan, l’aspect infraction sociale n’est pas niée mais elle n’est pas prise au sérieux non plus par une censure qui mènerait un autre au remord, voire à la honte. L’oubli pourrait même faire son oeuvre assez rapidement. Il n’émet aucun regret, ne s’en veut pas et finira sans doute par ne plus trop savoir ce qu’il fait là. Il participe aux activités manuelles qu’on lui propose sans rechigner.

Un moulin à paroles contestataire

– J’aime pas les mecs qui regimbent.

Dans les milieux militants, j’ai également rencontré Joseph. Il se définissait lui-même comme le « poil à gratter ». A l’entendre, il avait été de toutes les opérations écolos un peu vigoureuses et de tous les mouvements de contestations possibles, dans un rayon d’action assez impressionnant et sur une longue période d’environ 50 ans. Il avait d’ailleurs été formé à bonne école puisqu’il avait été chez les paras très jeune, probablement sous les ordres de Marcel Bigeard, pour ne pas avoir à se battre, prétend-il, contre son propre père. Mais le plus frappant chez Joseph, c’est son incroyable faconde. Sans avoir bu une goutte d’alcool, il peut parler sans s’arrêter et enchainer les sujets sans qu’on ait besoin de remettre de pièce dans le juke box. Joseph débite, débite, insultant Macron ou n’importe quel ponte au passage et semble intarissable. Son côté hâbleur et cabot fait qu’au début on se laisse prendre par les anecdotes mais ça n’en finit plus. La parole est monopolisée, non pas pour faire une démonstration, mais simplement pour enchainer des histoires où Joseph se met malgré tout en valeur, souvent au dépend des autorités. Il y a chez lui le côté systématiquement contre dont parle Gagnepain à propos du réluctant. C’est un opposant systématique comme on en rencontre quelques-uns dans les milieux contestataires, toujours à chercher à enrayer le bon fonctionnement d’un discours, le contradicteur intempestif qui refuse de laisser l’orateur emporter l’adhésion générale.

Peut-être pas méchant mais jamais content…

Dans son Séminaire de 1983-1984 sur les névroses et les psychoses (p.87), Gagnepain écrit d’ailleurs : « La réluctance est au fond une résistance à la contrainte sentie comme une oppression parce qu’elle vient du dehors. Comme il n’y a pas de correspondance à l’intérieur, toute pression extérieure de la loi est vécue encore une fois comme une imposition arbitraire contre laquelle ils regimbent. » Le réluctant peste donc contre l’autorité, trouve toujours à redire contre l’avis général et à la ramener quoi qu’il se dise. C’est un élément réprobateur pathologique. Mais est-il perturbateur pour autant ?

Gagnepain parle de parrésie à propos du discours psychopathe mais il distingue le juron (côté Réglementant) du lapsus (côté Réglementé). Le juron est une vitupération contre ce qui empêche alors que le lapsus est un « lâcher » de ce qui ne devrait pas être dit. Sur le papier, le distinguo parait clair. Dans l’observation, Joseph n’est ni clairement d’un côté ni définitivement de l’autre. Il injurie facilement les personnalités dont il conteste l’autorité sans pour autant s’empêcher de dire ce qu’il a à leur dire avec un aplomb remarquable en public. Joseph ne peste pas à proprement parler et déballe, au contraire, sans qu’on puisse le stopper avec une voix qui porte ce qu’il a à dire. En langage populaire, il met posément les pieds dans le plat, ce qui assimile sa prise de parole irrépressible à un acte délinquant. Le réluctant, ce serait plutôt celui qui exprime sa réprobation à mots couverts, celui qui maugrée ses invectives, qui proteste dans sa barbe mais qui ne va pas franchement et sans retenue lâcher le morceau.

Mark E. Smith, fondateur de The Fall, a entretenu sa réputation avec ses commentaires acariâtres sur le petit monde de la musique britannique.

Il semblerait que Gagnepain ait travaillé la question et je vais donc me mettre en quête de ce qu’il a dit sur cette distinction. Pour l’heure, nous en resterons au point où le mauvais caractère s’oppose à la tendance à l’infraction. Le poing serré dans la poche, c’est le mauvais caractère, le doigt d’honneur, c’est déjà l’infraction.

Sobre, Ivan ronge son frein car l’institution le cadre. En revanche, elle ne pèse pas sur Joseph qui dit ce qu’il a à dire coûte que coûte et en toute connaissance de cause pour les conséquences. Il est prêt à encourir les foudres de la loi, garde à vue et tout le toutim répressif (à ce qu’il prétend) pourvu qu’il puisse dire ce qu’il pense être juste. A noter que ce ne sont pas des propos à caractère obscène ou sexuel. Ivan a même une tendance à la flagornerie avec les « cadres ». Sa fourberie s’oppose au franc-parler de Joseph et à son interminable débit. A propos de débit sans fin, mettons fin justement au nôtre. On se retrouve pour un prochain chapitre sur le libertinage. Et il y aura de la littérature…

A la revoyure !