P53 – La paranoïa à grande échelle existe-t-elle?

Ils ont débarqué. Ils sont partout. David Vincent les a vus. Qui ? Les envahisseurs, les manouches, les microbes, les rouges, les juifs, les virus, les homosexuels, les chemtrails, les francs-maçons, le nouvel ordre mondial? David Vincent a réussi à convaincre quelques éveillés de sa version des faits et bientôt c’est tout une armée de résistants qui luttent pour leur survie. Complotisme? Délire en commun? Paranoïa collective?

Les troubles de la Personne  : la paranoïa P53

L’une des difficultés conceptuelles majeures avec la sociologie médiationniste consiste à ne pas réduire la Personne à ce que justement on appelle d’ordinaire la personne. La majuscule prend ici toute son importance. Le concept de personne morale en droit donne une bonne idée de ce que la théorie de la médiation entend par là. Abstraction du sujet, la Personne de distingue également de l’individu tout en fonctionnant comme lui mais à une autre échelle. En fusionnant pour faire corps social, des humains en partie autonomes peuvent-ils par conséquent être pris dans une même vague paranoïde? La parano collective relève-t-elle d’une pathologie similaire aux cas que nous avons jusqu’ici évoqués? Comment s’incruste la logique persécutoire qui conduit une nation entière à fabriquer ses propres démons ? Comment la paranoïa s’enracine-t-elle dans le peuple et se répand-elle comme une épidémie ?

La fièvre monte à Orléans

En avril 1969, des jeunes femmes blanches disparaissent dans les cabines d’essayage de six magasins de prêt-à-porter, rue de Bourgogne à Orléans. Elles tombent dans des trappes, sont immédiatement piquées, droguées et évacuées par un réseau de souterrains vers la Loire où un sous-marin les prend en charge et les livre au Proche-Orient pour les y prostituer. Pourquoi le Proche-Orient me direz vous ? Eh bien parce que tous les magasins suspects sont tenus par des juifs, pardi!

Orléans 1969, 540 ans après le passage de la Pucelle

L’ennui dans tout cela, c’est qu’aucune disparition de jeune fille n’est signalée à l’entour mais la rumeur enfle tellement que le procureur de la République est bien obligé de réclamer une enquête de police qui n’aboutit très rapidement à rien. Cependant les bruits continuent à circuler colportant d’autres fausses nouvelles : les enlèvements se multiplieraient mais sous la pression du lobby juif, la presse se tairait et la puissance publique fermerait les yeux. On est bien là en présence d’une logique qui s’apparente à la paranoïa avec un délire d’interprétation parfaitement mais totalement invraisemblable puisqu’aucune disparition n’est à déplorer et qu’à cette époque, la Loire n’est pas navigable et surtout pas à bord d’un sous-marin. Mais chaque objection trouve sa raison aussi déraisonnable soit elle. Mieux la rumeur se nourrit de ses objections.

Les commerces suspects sont boycottés et le samedi 31 mai, des attroupements menaçants se forment rue de Bourgogne, autour des boutiques incriminées. Celles-ci doivent être fermées pour éviter le saccage. Le lendemain, c’est l’élection présidentielle qui verra l’arrivée de Georges Pompidou au pouvoir. Dès le lundi 2 juin, part de Paris une campagne pour contrer cette rumeur largement insufflée par l’antisémitisme. Pour le psychiatre Thierry Gourvénec, c’est le contexte politique et social de la France de l’époque qui peut expliquer cette aberration collective : une frange de la population prend de plein fouet l’échec du général De Gaulle et de son aura paternelle et se retrouve désorientée avec une fragilité de la Personne tout à fait inhabituelle. Ce terrain favorable accueille alors la nouvelle des enlèvements comme une agression supplémentaire contre la communauté à laquelle ce même groupe va répondre en répandant des accusations mythiques et non-fondées, proprement irrationnelles et en interprétant les tentatives d’élucidation comme des effets d’une manipulation de la part des véritables coupables et de leurs complices. On reste donc dans un schéma paranoïaque : un terrain propice à cause d’une blessure narcissique, des agressions fantasmées, une réponse sous forme de construction délirante et une contre-attaque agressive. Changement d’échelle et de contexte historique.

Hitler était-il contagieux?

Un certain nombre d’historiens dont Christian Ingrao et Johann Chapoutot proposent une nouvelle lecture idéologique du national-socialisme allemand au lendemain de la Première Guerre mondiale. Elle complète, plus qu’elle ne contredit, la version socio-économique que Karl Polanyi propose de l’avènement de ce qu’il appelle le « fascisme allemand » et qu’il considère comme une réintégration de l’économie dans le social après une longue dérive libérale d’émancipation du marché car pas plus que les juifs, les libéraux ne trouvent grâce aux yeux des nazis.

Helmut et son cousin Germain

Ces historiens insistent sur les racines ethnico-philosophiques du mouvement. Le nationalisme ethnique allemand est déjà très présent dans la société allemande depuis le XIXème siècle. Les élites intellectuelles n’y échappent pas et vont même l’entretenir. Dans une humanité racisée et hiérarchisée, le peuple allemand constitue le dessus du panier de la race aryenne, unique source selon eux de tous les progrès humains. La Grèce, mythiquement nordique (d’où le terme d’aryen qu’on entend souvent et qui, selon Arthur de Gobineau, désignait un peuple indo-européen, un peu obscur et venu de loin pour s’établir dans les Balkans) va être battue en brèche et abâtardie par la civilisation romaine décadente et le judéo-christianisme. 

Le mouvement Völkisch est une nébuleuse intellectuelle très active dans les années 1860. Comme le français « peuple », « Volk » en allemand recouvre les concepts de peuple ethnique et aussi de classe populaire opposée à l’oligarchie ou au capital. Le Volksgeist est à la fois l’âme et l’esprit du Volk qui n’est pas simplement un regroupement d’individus mais un tout unique et une entité quasiment organique. La Personne médiationniste est à apréhender dans ce sens. La mouvance Völkisch trouvera un écho très favorable dans Mein Kampf où Hitler écrit : « Le Parti national-socialiste des travailleurs allemands tire les caractères essentiels d’une conception völkisch de l’univers », exception faite de la technophilie industrielle nazie et de son productivisme effréné très éloignés du folklore naturaliste et du paganisme ancestral que cultivait le mouvement à la fin du XIXème.

La vision du monde nazie est en cela non seulement réactionnaire (face aux agressions de races inférieures) mais révolutionnaire selon Chapoutot, une révolution conçue comme un retour au point de départ, à l’aube de ce que les nazis appellent la race pour retrouver la pureté originelle et le mode de pensée des anciens Germains, procréateurs, conquérants et dominateurs. Les nazis vont s’inspirer de tous les stéréotypes de l’imaginaire populaire et du romantisme : les peuples germains vivaient à l’état de nature, nus et en bonne santé, blancs, forts et résistants, dans un état sain qui leur assurait la perpétuation de l’espèce et la domination de leur biotope à l’issue d’une lutte sans merci. On est donc dans une sorte d’âge d’or fantasmé mais perdu car toujours selon les mêmes idéologues allemands, la race germanique a été aliénée et rendue autre à elle-même. On en trouve des traces dans l’imagerie wagnérienne et dans la lutte de Nietzsche contre la morale chrétienne, castratrice, bienveillante et solidaire, accusée d’être une conspiration des faibles contre l’épanouissement des esprits forts, n’en déplaise à certains commentateurs. Cela ne me conduit nullement à condamner la philosophie nietzschéenne au nom d’un point Godwin mal placé mais force est de reconnaitre que le père de Zarathoustra s’inscrit dans un mouvement plus vaste de contestation d’un surmoi moral et religieux hégémonique. Mais Nietzsche en tire une pensée de libération de l’élan vital et du gai savoir émancipateur qui n’a pas grand chose à voir avec le projet technocratique du IIIème Reich.

Cette Volksgemeinshaft (communauté nationale qui ne s’est pas choisie mais que la nature aurait instaurée) a été malmenée au cours de l’Histoire et l’ennemi de toujours est le juif, un juif protéiforme, judéochrétien, ploutocrate ou bolchévique. L’importation du christianisme dans les forêts de Germanie constitue la première attaque contre le peuple allemand, cette religion étant considérée à juste titre comme une dérivation du judaïsme. Johann Chapoutot utilise le terme d’ « infection » pour expliquer comment l’évangélisation est décrite par les nazis qui la perçoivent comme une judaïsation de la population. Sur le même schéma, la pensée du juif Karl Marx est devenue le communisme et a tenté de pervertir l’âme allemande. Parallèle un peu caricatural certes mais qui possède sa logique interne : christianisme et communisme peuvent être conçus comme des égalitarismes qui viennent dénaturer une hiérarchie naturelle, celle qui place les aryens au sommet de la pyramide. Dans l’imaginaire nazi, les juifs ont inventé le christianisme et le communisme pour détruire le royaume germain et plus tard le Reich. Non seulement ces deux idéologies prônent l’égalité mais elles sont de surcroît universalistes et susceptibles de s’étendre à l’humanité entière, une conception totalement incompatible avec la racialisation hiérarchisée du nazisme, en ce qu’elle s’attaque directement à l’identité allemande, à son origine, à sa supériorité présumée. Il ne faut pas oublier que pour les nazis, le concept d’humanité n’existe pas: les humanoïdes sont autant d’espèces étrangères les unes aux autres qui se battent entre elles pour assurer leur subsistance et leur domination sur les autres. Le conflit et la violence sont donc profondément inscrits dans la représentation nazie et la pitié pour l’adversaire n’en fait pas partie.

Affiche de propagande antisémite

Même si elle est qualifiée de « race inférieure », la communauté juive est dangereuse parce qu’elle s’en prend à la pureté même de la race aryenne et donc directement au génie allemand par la recherche de mélanges raciaux et du métissage qui constitue l’arme la plus sournoise, mais terriblement efficace, contre cette race nordique-germanique que les idéologues se sont inventés. Le mariage intercommunautaire est donc proscrit mais aussi la mixité des idées. Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour établir un parallèle avec l’hypocondrie et le corps humain.

L’absence de prosélytisme dans le judaïsme et la tendance au rassemblement communautaire chez les juifs pourraient pourtant constituer une réfutation flagrante de cette théorie du complot par contagion. Mais les nazis y voient une ruse et une preuve de la fourberie de l’ennemi de race. Pour le théoricien Paul de Lagarde, les juifs forment un peuple homogène et uni, ils cherchent à diriger le monde et par la diaspora et le libéralisme qu’ils véhiculent nuisent à l’unité du Volk allemand. Dès 1873, Lagarde souhaite exterminer les Juifs comme on extermine de la « vermine » et des « bacilles » contagieux. Les nazis emploieront volontiers ce lexique biologique et péjoratif à l’encontre des juifs qu’ils considéraient comme des bactéries. Voilà qui nous ramène une fois de plus au vocabulaire biologique et à l’hypocondrie.

« Salut les garçons! Tout le monde a mis des chaussettes propres? »

Le christianisme, le droit romain, les droits de l’homme issus des Lumières, la révolution française, le marxisme et la psychanalyse vont être rejetés en bloc car produits par des penseurs juifs (ou simplement dégénérés comme Rousseau ou Robespierre) et accusés de corrompre l’âme nordique qui répond, quant à elle, aux lois de la nature. Quand Johann Chapoutot parle de révolution culturelle nazie, c’est parce que c’est contre des siècles d’affaiblissement biologique et idéologique que le nazisme va tenter d’opérer un grand retour vers un passé glorieux, débarrassé de tout ce qui a débilisé la race allemande et de ce qui fait obstacle au Reich de 1000 ans.  

Les nazis vont se livrer à une « réécriture » assez délirante du droit et de la morale pour déjouer cette conspiration qui se manifeste à travers toutes les révolutions populaires du XIXème siècle jusqu’à la révolution bolchévique qui va bouleverser la Russie mais aussi la Hongrie et la Bavière où va pourtant naitre le nazisme. On peut imaginer que ces intellectuels engagés qui échafaudent une idéologie de ce type sont sincères et trouvent dans la biologie (ou dans la philologie) des preuves qu’ils considèrent comme scientifiques et rigoureuses tout en servant leurs aspirations à leur propre insu. On peut aussi se dire qu’ils ont inventé un credo fallacieux que la propagande s’est ensuite chargée de faire avaler aux masses. On peut également envisager un mélange des deux, fanatiques et machiavéliques au coude à coude. C’est dans la sincérité que réside la différence entre le sujet individuel paranoïaque, prisonnier de l’illusion mais de bonne foi qui croit dur comme fer à son délire et une communauté ethnique qui développe des symptômes de persécution similaires sous l’influence d’une poignée d’idéologues pervers et manipulateurs.

L’espoir d’un Reich vainqueur et conquérant notamment vers l’Est qu’avait fait naitre la Première Guerre mondiale (contre la « France juive » comme la dénonce Edouard Drumont, et ses alliés anglo-américains grangrenés par la ploutocratie juive, Rothschild et consort) est gravement déçu par une défaite inacceptable par les combattants d’une part et d’autre part, par toute la jeune génération qui va très mal vivre l’humiliation du Traité de Versailles considéré comme une trahison (l’ennemi est aussi intérieur) par beaucoup d’Allemands et notamment par le jeune Hitler démobilisé. 

Le nazisme a été un mouvement populaire qui a gagné peu à peu les franges les plus éduquées de la population influencée par la tradition Völkisch.

Pour bien comprendre la très profonde humiliation de 1918, il faut remonter au coup d’État d’octobre 1917 qui permet aux bolcheviks de prendre le pouvoir en Russie et en mars 1918, de signer le traité de Brest-Litovsk qui entérine la paix avec les Empires centraux et la cession à l’Allemagne des pays baltes, de la Pologne, de la Biélorussie et de l’Ukraine, que les bolcheviks cèdent d’autant plus facilement qu’ils ne les contrôlaient pas. Pour les Allemands, c’est un énorme espoir d’expansion territoriale qui se concrétise: depuis 1870, le pays a en effet connu une explosion démographique et cette paix sur le front russe offre au peuple allemand des terres à coloniser.

Nosferatu symbolise les peurs qui hantent l’Allemagne de l’entre-deux-guerres.

En ruinant cette extension de l’espace vital germanique tant espérée, le Traité de Versailles est ressenti comme un coup de poignard final dans le dos et le peuple allemand en général (et le futur Fürher en particulier) va souffrir très cruellement de cette profonde blessure narcissique. Sa Personne est radicalement atteinte dans ce qu’il considère comme sa supériorité raciale, son rang international, sa culture pangermanique et ses droits les plus vitaux. La crise de 29 vient renforcer ce traumatisme et ce ressentiment : le peuple allemand n’a plus l’impression de s’appartenir d’autant que la République de Weimar semble profiter à des parasites qui vampirisent le peuple : le film expressionniste Nosferatu de Murnau date de cette époque. On y voit un vampire prospérer sur le dos (et dans le cou) d’une population affaiblie et inconsciente du danger. La société allemande est dans son ensemble profondément déprimée et prise d’une « angoisse eschatologique », comme le dit Christian Ingrao, à l’idée qu’elle pourrait disparaitre, oppressée de l’extérieur par une foultitude d’ennemis et minée de l’intérieur par des infiltrés responsables de la capitulation sans défaite.

La dévaluation du Mark est un traumatisme qui hante encore l’Allemagne contemporaine.

Les Alliés occupent une partie du pays, les vaincus doivent payer un lourd tribut et l’Allemagne est contrainte de renoncer à son empire colonial après avoir espéré annexer les territoires de l’Est. L’espoir d’un avenir meilleur est englouti dans cette fin des hostilités inéquitable malgré les sacrifices en vies humaines, ne laissant qu’une saignée démographique chez les jeunes hommes et un écroulement économique. Ce désespoir va frapper la génération des pères dont beaucoup ont perdu des fils mais aussi celle des fils qui débutent leurs études supérieures, groupe d’âge parmi lequel se forment les futures élites. Les organisations Völkish et bientôt le nazisme vont capter ce fort sentiment d’injustice et de dégradation et en mettre la cause sur le dos de la « juiverie internationale », chrétiens, témoins de Jéhovah, judéo-bolchéviques mais aussi capitalistes avec les juifs de Wall Street et de la finance internationale. 

Déportés à Dachau

Cette hostilité chronique envers un bouc-émissaire tout désigné et bientôt la violence de la réaction sont justifiées par l’impératif de survie. Dans un cadre de luttes des races posé par les théories qui avaient cours en Allemagne au début du XXème siècle, tous ceux qui peuvent « dégénérer » le peuple allemand (handicapés, malades chroniques, homosexuels, chrétiens, tsiganes, juifs, slaves) doivent être d’abord isolés, puis déportés, enfin éliminés. Dans l’esprit du nazisme, ces opposants doivent mourir pour que survive le Volk allemand. Nous avons déjà rencontré cette logique radicale du « eux ou moi » chez les paranoïaques qui ne prétendent que se défendre contre un complot et la malveillance sournoise et insidieuse du reste du monde.

L’irrationalité et l’invraisemblance des accusations contre les juifs apparait a posteriori incompréhensible mais l’antisémitisme ne s’embarrasse pas de détails : il se contente de sur-interpréter quelques faits à la manière du paranoïaque. Selon le nazisme, la morale judéo-chrétienne s’est depuis des centaines d’années attacher à amollir la nature guerrière et conquérante  de l’aryen originel. Les valeurs égalitaires et morales du christianisme affaiblissent insidieusement le peuple allemand et en plus s’appliquent à tous les hommes, tout comme la déclaration des droits de l’homme ou le manifeste du parti communiste, qui sont considérés par le nazisme comme des agressions insupportables contre la suprématie germanique et des tentatives de nivellement par le bas. Certes le nazisme prône la solidarité et dans une certaine mesure l’équité mais uniquement pour le Volk allemand, les autres peuples lui étant inférieurs, inféodés dans le meilleur des cas ou alors carrément nuisibles et à détruire. Le « nous sommes tous frères, citoyens ou camarades » est perçu comme un moyen spécieux de rabaisser les Allemands qui sont au contraire promis à un destin hors du commun à condition d’inverser la tendance délétère qui pourrait le réduire à néant.

Retrouver la vie au grand air des bois ancestraux

 On comprend alors mieux qu’une population déclassée, paupérisée et humiliée va recevoir ce message idéologique avec d’autant plus d’intérêt qu’il est simpliste et en sa faveur. Grâce à la réécriture du droit et de la morale, il devient légal et moral de frapper et de tuer. Là où le paranoïaque ordinaire se justifie par la légitime défense, l’Allemagne nazie va inscrire dans la loi ce qui permettra aux exécuteurs de mettre de leur côté et le droit et la justice. Des gens qui par ailleurs présentent des profils tout à fait ordinaires vont ainsi se livrer à des massacres au sein d’ »Einsatzgruppe » (escadrons de la mort) au nom d’une lutte juste contre la « contagion juive ». On désignait sous le terme de « Rassenschande » la souillure raciale qui se transmettait par des relations sexuelles. Les idéologues du parti veillaient à matérialiser physiquement le mal pour un faire une véritable maladie virale et dégénérative.

Himmler et Hitler, dignes représentants
d’un régime sans sel

Dans « Les Bienveillantes », le romancier Jonathan Littell fait tenir un discours « édifiant » à un officier SS face à ses subalternes déstabilisés par les interminables fusillades en Ukraine : « Les enfants juifs d’aujourd’hui sont les saboteurs, les partisans, les terroristes de demain. » Dans une lutte décisive (c’est eux ou nous!) dont le SS, membre du Volk, n’est qu’un agent dévoué, les sentiments humains n’ont pas leur place. La faiblesse qui consisterait à épargner des vies de sous-hommes « Untermenschen » et francs-tireur en puissance mettrait en danger ses propres pairs. Pour être précis, dans la hiérarchie raciale nazie, les juifs viennent encore après cette catégorie inférieure et sont assimilés à des « bactéries » pourvoyeuses de mal. Le génocide n’a donc pas été opéré de gaieté de coeur par des sadiques sans états d’âme mais dans un esprit de survie d’un ensemble bien au-dessus de chaque exécuteur, une manière de se dédouaner et de se déresponsabiliser face à l’horreur et la radicalité du crime puisqu’il s’agissait d’éradiquer les juifs jusqu’au dernier (du moins après l’adoption de la solution finale). Sa nécessité vitale rend le massacre en quelque sorte moins atroce, acceptable et en définitive juste.

La parano collective n’affecte, semble-t-il, d’ailleurs pas l’intégralité de la Personne de ces derniers. Chez la plupart des SS, l’antisémitisme n’a pas débordé de son cadre politique et raciste même si le régime nazi a entretenu la suspicion idéologique via des organismes comme la Gestapo : la cible est restée instituée et la paranoïa n’a pas envahi l’ensemble de la personnalité des bourreaux bien que, comme le raconte Jonathan Littell, un climat de suspicion généralisée et de rivalité ait été entretenu par le régime. La concurrence entre agences et services favorisait cette insécurité et générait des inimitiés et des dysfonctionnements à grande échelle.

Un moustachu qu’on ne présente plus

La moindre fausse preuve est une aubaine pour cette propagande qui comme le paranoïaque interprète chaque détail sous un angle victimaire. Les Protocoles des Sages de Sion auxquels Hitler fait référence dans Mein Kampf se présente comme un plan de conquête du monde établi par les juifs et les francs-maçons. On en suspecte assez rapidement la supercherie en l’attribuant l’auteur Matveï Golovinski, un agent provocateur russe des services secrets tsaristes, sur ordre de son supérieur. Même si cette version des faits fait débat, la thèse du complot juif ne tient pas. Ce qui n’empêche pas les suprémacistes blancs américains de continuer à s’y référer. 

Hitler ne s’embarrasse pas d’authenticité et il écrit tranquillement dans Mein Kampf : « Les Protocoles des Sages de Sion, que les juifs renient officiellement avec une telle violence, ont montré d’une façon incomparable combien toute l’existence de ce peuple repose sur un mensonge permanent. « Ce sont des faux », répète en gémissant la Gazette de Francfort et elle cherche à en persuader l’univers ; c’est là la meilleure preuve qu’ils sont authentiques. Ils exposent clairement et en connaissance de cause ce que beaucoup de Juifs peuvent exécuter inconsciemment. C’est là l’important. » Un paranoïaque ne raisonnerait pas autrement. Toute proposition qui va à l’encontre de sa vision des choses est ré-interprétée comme une entreprise malveillante et le conforte dans sa certitude qu’il est la première victime et qu’il a le droit et aussi le devoir de défendre sa Volksgemeinshaft. Populaire à l’origine, le nazisme va de cette manière séduire les intellectuels « accros à l’affect politique, une drogue plus puissante que l’héroïne » (Christian Ingrao ne rechigne pas à l’hyperbole). Ils vont, grâce au délire idéologique nazi, trouver une solution illusoire à une blessure narcissique profonde. C’est en cela que réside son caractère pathologique.

Un sabbat de sorcières sous le IIIème reich

Nous nous sommes égarés dans les méandres de l’histoire et nous reviendrons dans un deuxième épisode sur une version plus récente de ce qu’on appelle les « théories du complot ». Au passage, je signale que ce qui pose problème, ce n’est pas le complotisme. Je suis moi-même complotiste en ce que j’essaie de mettre à jour ce qui se trame dans les arcanes du pouvoir et je sais qu’il s’y fomente de multiples manoeuvres diplomatiques, économiques ou politiciennes. Le problème actuel du pouvoir, c’est que les puissants consacrent plus d’énergie et d’intelligence à se maintenir en place qu’à s’en servir pour l’intérêt général.

Le véritable souci commence avec le conspirationnisme qui ramène à une conspiration unique un ensemble de problèmes qui ne sont pas obligatoirement liés. Le fait de mettre en relation des faits indépendants par des élucubrations qui défient le pragmatisme est un symptôme de la paranoïa. On veillera donc à ne pas mettre dans le même panier la défiance légitime vis à vis des oligarchies et de leurs projets, et l’explication irrationnelle des dysfonctionnements du monde par une conspiration pédo-satanique, l’intrusion d’envahisseurs extra-terrestres ou l’avènement des reptiliens.

Tout le reste est dictature. A la revoyure !

PS: un excellent résumé écrit est disponible en ligne/

https://www.geo.fr/histoire/le-nazisme-avant-hitler-161305

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