P54 – Conspi et parano

Le comploteur complote quand le complotiste flaire le complot. L’un et l’autre ont toujours existé, ils sont aussi anciens que le pouvoir et ses arcanes mais signe des temps, les conspirations ont pris une tournure plus mondialiste. Cependant, le processus à l’oeuvre reste le même.

Les troubles de la Personne  : la paranoïa P54

Débarrassons-nous tout d’abord des complots qui tiennent la route et dont la révélation n’est qu’une question de temps : c’est ce qu’on appelle communément les affaires, ces actions secrètes destinées à s’emparer du pouvoir ou à lui nuire, et la corruption ayant pris des proportions inquiétantes à l’échelle de la planète, on ne peut pas s’étonner de la fréquence à laquelle ces affaires sortent.

Augusto Pinochet, piloté par la CIA

Ces complots sont des coups montés bien réels et aussi invraisemblables qu’ils aient pu paraitre avant d’être rendus publics, ils n’en sont pas moins des stratagèmes pour arriver illégalement à ses fins par des moyens peu avouables : des conjurations de Catilina au renversement de Saddam Hussein, les putschs et les tentatives de coups d’état ne sont pas rares du côté du poste de commandes et des commandos armés. On sait aujourd’hui que la CIA était derrière Pinochet et ce n’est plus un secret pour personne, Poutine à travers les oligarques russes a remboursé les dettes de Trump. Ça paraissait invraisemblable jusqu’à ce que ça ne le soit plus. 

Pour les médias dominants et dominés par l’argent des milliardaires, complotiste est aujourd’hui devenu le synonyme disqualifiant de défiant, enclin au doute ou suspicieux : il ne fait pas bon aller chercher des poux dans la tête aux grands de ce monde car les « nouveaux chiens de garde » comme les appelle Serge Halimi taxent ceux qui remettent en cause la doxa et qui adhèrent aux thèses non-officielles, de complotistes, d’extrême-droite de préférence. Les fact checkings répondent aux fakes news plus vite que les démentis officiels, comme on a pu le constater dernièrement avec le documentaire Hold Up : ce n’est un complot pour personne, la globishisation du monde est en marche.

La mafia représente un trouble de l’Institution
à grande échelle: elle constitue une sorte de totalitarisme qui envahit tous les secteurs de la vie sociale, politique et économique.

Plus sérieusement, nous allons chercher ici l’étymon du véritable complotisme qui ne consiste pas à voir des complots partout mais plus exactement à repérer les manifestations d’une conspiration unique sous les formes les plus diverses. Certes le « tous pourris » est souvent un marqueur fort mais l’organisation pyramidale de la conjuration généralisée est une caractéristique récurrente de la quête conspirationniste. Son objectif est donc moins de mettre la main sur des dossiers sulfureux par eux-mêmes que de remonter jusqu’au grand « marionnettiste », le « chef d’orchestre clandestin », la « main invisible et inconnue ». 

Nous avons déjà pu constater à plusieurs reprises que le paranoïaque établit des relations causales non-fondées. Mais le sujet en cause ne se sait pas malade et il croit à la réalité des liens entre les faits réels qu’il répertorie. La cohérence logique du scénario n’est pas en question puisque le paranoïaque en garde les clefs, le plan 1 n’étant pas touché par le trouble. Ce qui dysfonctionne chez lui, c’est la tentation de toujours mettre en relation des faits indépendants au détriment d’une prise en compte de la totalité des tenants et des aboutissants, quitte à déformer les observations en faveur de sa thèse. Le paranoïaque ne peut pas s’empêcher d’ordonner le hasard et de rapprocher les coïncidences : tout converge dans le même sens et en remontant le courant, on retrouve une source unique de persécution. C’est en cela qu’on peut parler de trouble fusionnel.

Cependant le paranoïaque classique est la victime vers laquelle se concentrent toutes les manifestations du persécuteur alors que le conspirationniste considère que c’est une communauté, voire l’humanité entière, qui est la cible de la volonté de domination ou de destruction d’un petit groupe de comploteurs. Si dans le premier cas, le problème garde un caractère plutôt individuel. Dans le second, la question prend des proportions beaucoup plus importantes, tout en perdant en densité pour la plupart des individus concernés.

Malgré les apparences (mais de source nazie), les banquiers juifs et les judéo-bolchéviques étaient de mèche pour anéantir la race allemande.

Le complot juif imaginé par l’idéologie nazie datait de la naissance du christianisme et visait la totalité du peuple allemand souvent représenté comme franc et sain: c’était un conflit racial de grande ampleur et de dimension internationale qui durait depuis des siècles lorsqu’Hitler et Himmler ont pris les choses en main. De même, pendant la rumeur d’Orléans, deux communautés, plus restreintes certes, étaient en conflit: les commerçants juifs et les habitants du chef-lieu du Loiret. Au-delà de leurs disparités évidentes, les deux communautés-victimes à la base (ou supposées telles), c’est à dire les Allemand et les Orléanais, ont en commun une caractéristique conjoncturelle certes mais profonde: une implosion narcissique sévère. Je m’explique.

Personne vulnérable

Ces deux échantillons de la population mondiale traversent tous les deux à des époques différentes une grave crise « existentielle », institutionnelle pourrait-on même dire. C’est leur rôle même dans l’Histoire et vis à vis du reste de l’humanité qui semble menacé. Ils sont, dirait-on trivialement, déboussolés après avoir perdu leurs repères historiques (germanitude d’un côté, De Gaulle de l’autre).

La diabolisation est une arme de propagande déloyale mais efficace.

Nous faisons donc l’hypothèse que le conspirationnisme trouve un terreau favorable dans les egos fragilisés par des crises d’unité, sorte d’implosion qui expose une communauté précarisée dans son statut même à des agressions extérieures et volontairement malveillantes. Autrement dit, lorsqu’un groupe se sent menacé au coeur même de sa souveraineté et ne pense avoir aucun rôle à jouer, il se voit réduit à l’impuissance collective et devenu très vulnérable, il peut développer sur un mode délirant un scénario persécutoire. Il est alors dans l’impossibilité de séparer la part qui lui revient, sa souveraineté, et celle qui échoie au reste du monde qui vivrait sa vie indépendamment de lui. Le conspirationniste ne peut plus concevoir la non-ingérence : l’autre est forcément un envahisseur, un intrus qui empiète sur son autonomie, un comploteur qui veut sa perte.

Dans la crise sanitaire du SARS-Cov2, le virus a été désigné comme un ennemi contre lequel il était impératif de se mobiliser au nom de l’union nationale. Pas de contestation possible au risque de passer pour un mauvais citoyen et un complotiste.

Dans la foulée, nous formulerons une deuxième proposition: un pouvoir qui sentirait une faiblesse narcissique dans la population et qui désirerait souder celle-ci autour de lui n’aurait-il pas tout intérêt à construire un ennemi imaginaire et persécuteur? L’angoisse est un excellent ciment social (ainsi qu’un outil de domination efficace) et peut être reconvertie en « action défensive », c’est à dire en agression punitive. Cet ennemi imaginaire, c’est la source du complot fictif. Il est instrumentalisé pour créer une angoisse destinée à mieux manipuler. Mais il est possible que cette manipulation soit en réalité le fruit d’une imagination délirante. Dans les périodes troublées de l’Histoire, naissent des machinations monstrueuses sans fondement qui nourrissent les plus folles rumeurs.

Spinoza écrivait dans son Traité politique bien des années plus tôt: « Il n’est pas étonnant que la plèbe n’ait ni vérité ni jugement, puisque les affaires de l’Etat sont traitées à son insu, et qu’elle ne se forge un avis qu’à partir du peu qu’il est impossible de lui dissimuler. La suspension du jugement est en effet une vertu rare. Donc pouvoir tout traiter en cachette des citoyens, et vouloir qu’à partir de là ils ne portent pas de jugement, c’est le comble de la stupidité ». Appliquée à notre cas, cette idée corrobore la thèse que dans l’incertitude, l’instabilité et l’inquiétude engendrées par l’ignorance de la plupart des paramètres d’une situation, un corps social cherche à comprendre avec ce qu’il a sous la main. Si le pouvoir dissimule les éléments d’informations au public, il provoque cet état de stress informationnel et les rumeurs ont beau jeu de fournir des explications cohérentes, faute d’être vraisemblables. 

La chasse aux sorcières

Jérôme Bosch fait le Malin.

A la fin du Moyen Age, à la Renaissance et même un peu au-delà, l’Europe va connaitre un vaste mouvement social qu’on a coutume d’appeler la « chasse aux sorcières ». Le paroxysme des procès en sorcellerie qui ont lieu se situe entre 1560 et 1630. La société européenne traverse alors une longue période d’instabilité politique et économique, religieuse et spirituelle, et également sociétale avec une défiance croissante envers les femmes qui auraient eu tendance à s’émanciper. La chrétienté est déchirée par la Réforme et les guerres de religion. Les maladies restent inexpliquées et on en impute la cause au Mal, au Diable et à ceux qui seraient possédés. Au XVème et XVIème siècle, l’image de la mort va se dégrader et le Diable lui-même va devenir plus menaçant. Les paisibles gisants vont céder la place aux chairs en putréfaction et aux danses macabres alors que le père fouettard, finalement assez bonhomme et dont on se moquait allègrement, sera remplacé par le mal incarné et les cas de possession démoniaque. 

Le vol d’Harry Potter à la maternité

Il est assez notable que les zones frontières entre catholiques et protestants vont être particulièrement touchées par le phénomène, des contrées plus en proie à l’instabilité spirituelle que les autres. C’est le cas du Jura et du Valais, des zones de montagne où la superstition avait cours. On s’aperçoit aussi que la chasse aux sorcières même si elle touche toute l’Europe continentale est plus intense dans les régions rurales, sans doute moins contrôlées par les pouvoirs en place. Le sentiment qui prédomine dans les populations concernées, c’est la peur, une angoisse due à l’insécurité matérielle mais également au profond ébranlement de la chrétienté. C’est assez significatif de voir que des régions tampons entre les deux religions ont connu les répressions les plus importantes. Ces populations souscrivent donc à la condition n°1 de fragilité narcissique, qu’on pourrait également qualifier d’inquiétude existentielle ou de mal-être collectif. Le manque de solidité du socle communautaire (autorité, croyance, santé) ouvrait la porte aux persécutions fantasmées et à la riposte tout aussi persécutoire.

Les termes de complot et de conspiration vont faire leur apparition au XVème siècle pour évoquer des rassemblements de sorcières en sabbats, des orgies rituelles et démoniaques, où les participantes se rendaient en chaises ou en balais volants. Aucun sorcier et aucune sorcière n’a bien évidemment jamais été pris en flagrant délit et toutes les actions en justice (ou les lynchages populaires) se sont basées sur des accusations et des témoignages. Un ouvrage plusieurs fois édités bien qu’interdit par l’Église, le Malleus Maleficarum (traduction: le Marteau des Sorcières) rapportent que le pouvoir des sorcières (qui ont toujours avoué sous la torture) leur permettait non seulement de voler mais aussi de provoquer des tempêtes et de détruire les récoltes. Le traité de démonologie insiste également sur les rapports sexuels des sorcières avec les démons avec force détails. On comprend donc que toutes les craintes et les frustrations des populations, mais aussi leur besoin d’explication et de ré-assurance face à la perméabilité de la frontière entre le bien et le mal, le divin qui protège la communauté des croyants et le malin qui l’infiltre, ont trouvé dans de vieilles veuves marginalisées et souvent un peu guérisseuses de parfaits boucs-émissaires à leurs tourments (dé)ontologiques. Le fait d’avoir survécu à leur mari les rendaient encore plus suspectes (empoisonneuses?).

Les « experts » de l’époque ne réduisent pas la sorcellerie à des manifestations isolées d’âmes égarées mais bien à une secte organisée dont les sabbats sont des messes inversées. Dans leur esprit, il s’agit bien d’un complot puisque le diable confie à ses adeptes des poudres et onguents toxiques qu’ils utiliseront contre les gens au retour de la cérémonie. Les sorcières ont donc de quoi empoisonner l’eau, le bétail, la nourriture et la vie des gens qu’elle peut également rendre stériles. Dans l’incapacité de découvrir les causes naturelles des fléaux qui peuvent s’abattre sur la communauté ou les individus, les fidèles trouvent dans le satanisme, finalement né dans l’imagination de ses plus zélés pourfendeurs, tout ce qui leur faut pour assurer la cohésion du groupe, notamment en l’absence d’autorité structurante vraiment efficace: lorsque le pouvoir royal sera bien établi en France, la répression contre les sorcières sera stoppée. De même, là où l’Inquisition était à l’œuvre, la chasse aux sorcières n’a pas pris la même ampleur : il faut dire que l’hérésie y jouait un rôle équivalent. Mais elle était alors prise en main par le pouvoir ecclésiastique.

Si on se résume, nous dirons que dans une situation ontologique instable où le groupe doute de son rôle, la faute des troubles est imputée à une conspiration externe et secrète qui menace la communauté et son intégrité. Celle-ci se défend donc par une répression d’autant plus cruelle et inique que les agresseurs présumés sont innocents. Peut-on dans ce cas parler de délire paranoïaque collectif? Les mécaniques à l’œuvre semblent bien être les mêmes si on ne s’en tient pas à une définition individuelle de la Personne.

Xénophobie intérieure

Dans son roman Le Rapport de Brodeck, Philippe Claudel met en scène le mal-être latent et la culpabilité inavouée d’un village de montagne, possiblement situé à la frontière de l’Allemagne puisqu’on y parle un dialecte proche de l’allemand et que les noms propres ont de fortes consonances germaniques. L’histoire se déroule peu après une guerre et une invasion qui a laissé de profondes séquelles. Brodeck a été déporté dans un camp de concentration. Les gens du village l’ont eux-mêmes livré pour « acheter leur tranquillité » avec l’occupant mais dans ces mois qui suivent la fin de la guerre, c’est un nouvel arrivant qui va catalyser leurs angoisses.

Autre âme en peine: Woyzeck

L’Anderer (l’autre en dialecte local) attise en effet tout d’abord la curiosité des villageois mais sa différence, son étrangeté, son habitude d’observer, de prendre des notes et de dessiner vont transformer l’envie de savoir en soupçon. Du soupçon, naitra la peur qui mènera à une sorte de meurtre rituel et collectif de celui qu’on a fini par surnommer « Die Gewisshor » (le savant), celui qui connait leurs secrets, leurs petites saloperies et qui finalement leur renvoie ce qu’ils veulent oublier. Contrairement aux sorcières, l’Anderer n’est pas à proprement parler une victime innocente: involontairement ou pas, il exacerbe l’incompréhension des villageois assez frustres à qui son comportement échappe totalement et lorsque, lors d’une fête, il expose ses dessins qui les révèlent à eux-mêmes et pas sous leur meilleur jour, les villageois vont se retourner violemment contre lui. L’Anderer jouait avec le feu (mais il y a sans doute une dimension symbolique chez Claudel) en frustrant continuellement leur besoin d’explications. Mal dans leur peau à la suite de la guerre où ils se sont mal comportés, les villageois vont nourrir une angoisse irrationnelle envers celui qui leur donne l’impression de se moquer d’eux, de venir jusque dans leur village perdu les déranger et les observer.

« L’idiotie est une maladie qui va bien avec la peur. L’une et l’autre s’engraissent mutuellement, créant une gangrène qui ne demande qu’à se propager. » et « N’oublie pas que c’est l’ignorance qui triomphe toujours, Brodeck, pas le savoir. » C’est pas l’optimisme qui remplit ce roman en tous cas. Claudel montre ainsi comment dans une période sombre et trouble, une communauté peut sombrer dans une folie xénophobe collective et retourner son malaise contre un étranger qui volontairement ou pas va cristalliser l’impasse dans laquelle ils sont engagés. Par son rapport écrit, Brodeck est censé faire comprendre à ceux qui le liront le pourquoi de leur crime. Dans notre optique, on peut en effet l’interpréter comme une poussée de paranoïa délirante contre un bouc-émissaire qui dérange même s’il ne les menace pas directement mais cette gêne qui les replonge dans un passé coupable leur est devenue insupportable. Comme tout lynchage, celui de l’Anderer résulte d’une poussée de fièvre collective qui exsude d’un corps social malade. Qu’il soit coupable ou pas, finalement peu importe: ce qu’il est important de retenir, c’est qu’une élite (l’Anderer est plus riche et cultivé que tout le monde et n’a pas besoin de travailler) ne peut éternellement jouer avec l’ignorance d’un peuple qui cherche à savoir ce qui se trame (on ne saura jamais pourquoi il s’est installé dans ce village désolé). Si l’inquiétude et la précarité ontologique (le sentiment de dépossession de soi, la perte de dignité) deviennent insupportables, la réaction populaire peut échapper à la raison et être destructrice. Certains pourraient en prendre de la graine.

Envahisseurs et illuminati

David Vincent et le freesby géant

Deux séries américaines ont très bien exploité cet état d’esprit de paranoïa collective et ces phénomènes d’autodéfense. Les Envahisseurs tout d’abord avec son héros David Vincent qui a vu débarquer ces êtres venus d’ailleurs, bien décidés à s’implanter sur notre planète. D’épisode en épisode, il déjoue leur plan maléfique parmi une population incrédule. 

Dans La Guerre des Mondes, les deux Well(e)s avaient déjà fait intervenir des extraterrestres mais l’invasion n’avaient rien de secret ni de discret. Les Envahisseurs ont au contraire une apparence humaine et seul une raideur auriculaire permet de les identifier formellement de leur vivant. Par ailleurs, ils ne meurent pas à proprement parler mais se désintègrent dans une lueur rouge.

Le contexte historique de l’époque et l’état de la société américaine de la fin des années 60 correspondent au profil sociologique que nous avons dessiné. A la sortie de la série, en 1967-1968, les États-Unis sont en pleine guerre froide et les boys commencent à sérieusement patauger au Vietnam. Au début des années 50, le maccarthysme avait sévi mais la peur rouge et la chasse aux sorcières (il n’y a pas de hasard)qui a suivi ont viré au jus de boudin par les investigations outrancières du sénateur McCarthy. A la fin des sixties, la phobie des communistes est néanmoins toujours là et le rêve américain a pris du plomb dans l’aile. La contre-culture beatnik puis hippie se répand dans la jeunesse qui manifeste contre la guerre. Les noirs revendiquent leurs droits civiques. JFK a été assassiné en 63.

C’est dans ce contexte où les Américains se cherchent une unité intérieure et où leur rôle géostratégique international est mis en cause que sort la série et remporte un franc succès malgré la désolation morbide du monde où se déroulent les aventures de David Vincent. « Le thème réel de la série, c’est la décomposition de l’Amérique des petites villes et la désagrégation de la famille (…) C’est dans les interstices de cette désagrégation que les extra-terrestres peuvent s’épanouir : c’est une moralité personnelle défaillante qui rend les Américains vulnérables », écrit David Buxton dans De Bonanza à Miami Vice. Formes et idéologie dans les séries télévisées. Paysages désertiques, usines désaffectées, établissements abandonnés, environnements urbains délabrés, couples à la dérive, personnages à l’avenir professionnel incertain, ce n’est pas vraiment la joie dans Les Envahisseurs dont l’atmosphère est encore plus glauque que la réalité ce l’époque. Par une mise en abyme intéressante, David Vincent qui traquent les envahisseurs doit également affronter l’incrédulité de ses compatriotes: ce qu’il sait est en effet invraisemblable. Le spectateur sait qu’il sait mais à sa différence, il peut partager avec d’autres spectateurs et révéler ensemble le complot qui n’est pourtant que fictif. Mais les auteurs savaient qu’en l’imaginant, le public y projèterait ses propres fantasmes.

Sur le site de France Inter, Benoit Lagagne écrit: « On a beaucoup dit que le halo de lumière rouge dans laquelle disparaissaient les envahisseurs était un signe… communiste. Mais d’autres, ont dit que ces envahisseurs si humains qui complotent dans le dos des citoyens pour mieux manipuler tel ou tel dirigeant dans le plus grand secret pouvait être vus comme une critique de la CIA. Et si on ajoute à ça des complexes militaro-industriels abandonnés où – nous laisse-t-on imaginer – les Américains auraient pu expérimenter de nombreux essais pas très clairs, on peut y lire aussi une critique de cette Amérique secrète qui expérimente l’impensable au nom de la défense de la démocratie. » 

L’Amérique de la fin des sixties traversent donc une période de doute et celle-ci est propice à l’éclosion des complots les plus divers mais toujours à grande échelle, d’autant que les autorités entretiennent la parano anticommuniste sans qu’elle ne soit sans fondement puisque des espions russes s’étaient effectivement glissés au sein de la population américaine pour découvrir les nouvelles armes en préparation qui seront notamment utilisées au Vietnam, et dans la dissuasion nucléaire ou autre contre l’URSS et ses alliés.

Vingt-cinq ans plus tard, X-Files va reprendre l’idée des extraterrestres infiltrés et des conspirations tout en élargissant considérablement le panel des thèmes abordés. Au héros solitaire, succède un couple d’enquêteurs. Fox Mulder croit au paranormal et on le comprend: sa soeur a disparu dans des circonstances étranges et Mulder attribue cet enlèvement aux extraterrestres. Dana Scully est plus rationnelle, moins intuitive et plus scientifique. Le service des affaires non-classées (X-Files) est un département du FBI qui s’occupe de poursuivre l’enquête sur des cas non-élucidés. Un double épisode Zone 51 (Dreamland en anglais) se déroule dans le désert du Nevada, dans un secteur mystérieux, la Zone 51 également connu sur les noms de Dreamland, Watertown, The Ranch, Paradise Ranch, The Farm, The Box, Groom Lake,  Neverland ou encore The Directorate for Development Plans Area. En effet, la CIA y a implanté une base aérienne secrète qui ne sera officialisée qu’en 2013, soit 58 ans après sa création. Mulder va y vivre une étrange expérience d’interversion d’identité avec son chef après avoir été survolés par un engin spatial mystérieux. Mulder est persuadé qu’il s’agit d’une base extraterrestre que l’armée américaine garde secrète. D’autres films exploiteront ce filon qui va également alimenter bon nombre de théories conspirationnistes en relation avec les OVNIS, une collaboration entre américains et extraterrestres, ou même un nouvel ordre mondial.

Le cas le plus intéressant est sans aucun doute cet Anglais dont le Monde du 31 juillet 2009 rapporte les démêlés judiciaires:  « Gary McKinnon en est convaincu : les Etats-Unis ont eu des contacts avec des extraterrestres, et la NASA et l’armée américaine font partie d’une conspiration visant à dissimuler les preuves de ces rencontres du troisième type. C’est une théorie du complot assez populaire, mais Gary McKinnon n’est pas un conspirationniste comme les autres. Ce citoyen britannique, âgé de 43 ans aujourd’hui, est également un fin connaisseur des réseaux informatiques. Peu après les attentats du 11 septembre 2001, il parvient à s’introduire dans les systèmes de la NASA et de l’armée américaine. Gary McKinnon « visite » au moins 97 ordinateurs de l’agence spatiale et de plusieurs services militaires, à la recherche de preuves d’une vie extraterrestre. Il affirme avoir découvert des éléments attestant que les Etats-Unis détiennent une source illimitée d’énergie créée à partir de vaisseaux spatiaux tombés entre leurs mains. »

Arrêté par la police britannique, Gary McKinnon risque d’être extradé (mais ne le sera finalement pas) et la bagatelle de 70 ans de prison pour espionnage informatique mais il continue de prétendre avoir découvert une liste intitulée « agents non-terrestres » (Non Terrestrial Officers), avec des noms, des grades, en tout une vingtaine de personnes nommées. Il ne croit pas que ces agents non-terrestres soient des aliens mais pense que c’est une preuve que l’armée américaine dispose d’un bataillon secret dans l’espace. Une autre liste mentionnait des transferts de matériel de « vaisseau à vaisseau » ou de « flotte à flotte », ce qui implique de nombreux vaisseaux. McKinnon pense alors que les États-Unis sont en train (nous sommes en 2002) de créer un corps militaire spécial évoluant dans l’espace en utilisant de la technologie extraterrestre acquise d’une façon ou d’une autre. S’il n’en a pas découvert la preuve formelle, Gary McKinnon reste persuadé que les États-Unis détiennent le secret d’une énergie libre. 

C’est une déclaration faite à la BBC qui doit retenir notre attention : « Les retraités ne peuvent pas payer leurs factures de carburant, des pays sont envahis pour que des nations occidentales s’attribuent des contrats pétroliers, et pendant ce temps des membres du gouvernement secret dissimulent des technologies concernant l’énergie libre.» Gary McKinnon est donc à l’origine dans un état de révolte sociale devant ce qu’il considère comme une injustice : l’accaparement des énergies fossiles par une catégorie restreinte d’occidentaux. On ne peut pas parler de complot à ce stade puisque la lutte est ouverte et bien que déloyale parfaitement connue des médias mais peut-être pas toujours de la majorité de la population. Mais là où Gary McKinnon entre dans le complotisme, c’est lorsqu’il affirme que la NASA et l’US Army dissimulerait au reste du monde les preuves de relations avec des aliens et la découverte grâce à eux d’une énergie à la fois libre et infinie.

Bien évidemment la Zone 51 est d’autant plus un lieu idéal pour imaginer une telle affaire que les Américains y faisaient de véritables recherches secrètes sur des avions furtifs. Le secret défense fait partie intégrante de la sûreté d’une nation. Mais la dissimulation et la discrétion qui sont de mise excitent alors la curiosité et parce qu’il n’y a pas de fumée sans feu, la rumeur prend corps sur des observations incomplètes. Comme beaucoup d’autres ufologues, Gary McKinnon repère un objet volant étrange, « un genre de satellite. En forme de cigare avec des dômes géodésiques au-dessus, en-dessous, vers la gauche, la droite et à ses extrémités, et bien que ce soit une image de basse résolution ça apparaissait bien défini. Cette chose flottait dans l’espace, avec l’hémisphère terrestre bien visible en-dessous, et sans rivets, ni soudures, rien qui ait l’aspect de nos constructions habituelles. » Bien évidemment, les autorités américaines ne pouvaient pas révéler quoique ce soit pour des raisons stratégiques comme pendant longtemps, elles avaient préféré laisser croire à des ovnis plutôt que d’avouer que l’armée mettait au point des avions espions de nouvelle génération. 

La thèse de Gary McKinnon va à l’encontre de l’état de ses propres connaissances en matière de satellites et de fusées qui sont pourtant importantes, c’est pourquoi il a recours à l’hypothèse des extraterrestres pour combler sa lacune. Il va également aller très loin dans ses investigations pour percer ce secret qu’il considère comme un complot, en ce sens que les Américains s’accaparent une découverte qui pourraient résoudre nombre de nos soucis énergétiques. Son inquiétude de base va permettre à sa théorie du complot US de se développer et d’aller très loin. C’est la rationalité même de McKinnon qui le pousse vers des développements invraisemblables. Le complot se construit donc sur le secret mal gardé et sur le questionnement que suscitent les fuites. Le complotiste fait avec ce qu’il a et pour peu qu’il juge le secret injustement détenu, il est prêt à avoir recours à l’invraisemblable pour combler le manque.

Parmi la jeunesse un peu déboussolée qui regardait X-Files, un bon nombre d’éléments ont cherché à s’engager dans ce service du FBI. Et David Vincent a sans doute fait un émule en la personne d’Ole K dont l’entretien avec une reptilienne a donné naissance à une théorie du complot planétaire. Beaucoup s’en moquent mais un certain nombre y croient d’autant que la globalisation déstabilisatrice et la disruption technique, l’actualité anxiogène et l’atmosphère de crise, l’impression de déclassement et la crainte de perdre ses acquis, la déliquescence de l’État et les mensonges médiatiques dégagent un boulevard à la théorie du complot selon laquelle tout cela serait orchestré de « main de maitres ». Vous faites croire ce que vous voulez à des humains qui ont peur. Le conspirationnisme chronique du système capitaliste qui fait naufrage est autant un symptôme qu’une cause: en masquant ses failles, le système entretient la défiance et favorise les scénarios raccourcis les plus abracadabrants. Si tout ce qui va mal fait sens dans une cause unique, cela a bizarrement quelque chose de rassurant pour un peuple déboussolé. 

Si on se résume une dernière fois, les ingrédients du complotisme sont les suivants: une Personne collective vulnérable, une dignité communautaire fragilisée, un sentiment d’injustice partagé, des zones d’ombre (base ultra-secrète, Trilatérale, Bilderberg, diner du Siècle, rites maçonniques, coronavirus inconnus et mutants, vaccins mystérieux, ovnis, réseaux pédophiles), une prolifération d’explications fantasmées en réponse à des questionnements justifiés (on a le droit de savoir, pourquoi nous cache-ton des choses? on nous veut du mal, on nous manipule). Le complotisme est finalement une réponse à une crise à ce mal-être né de l’opacité : il permet de reprendre mythiquement le contrôle de son autonomie, de réinvestir l’espace cognitif vacant, de retrouver du sens et de la dignité, de faire corps avec d’autres complotistes comme dans une convention de fidèles. La théorie des reptiliens est improbable mais fortement heuristique et fédératrice. Elle resserre les liens de personnalités vulnérables en quête de signification. Le reptilien est le grand ennemi extérieur-intérieur, symbole de la puissance occulte, et parce qu’il est la cause de tout ce qui ne va pas et reste sans explication, ceux qui croient en son existence vont paradoxalement mieux: le père Noël a certes des écailles, des yeux de serpents et des super pouvoirs mais il redonne du sens à un monde atomisé et incompréhensible pour des millions d’individus coupés des narrations rassurantes. En rire, c’est se moquer de toute croyance. 

L’intelligentsia médiatique a tort de prendre de haut ces symptômes d’un mal profond que la crise sanitaire rend saillant. L’engouement d’une part non négligeable de la population pour ces théories du complot dont le succès de Hold Up est l’exemple le plus récent ne doit pas être méprisé au nom d’un scientisme positiviste moins solide qu’il n’y parait. La foi technophile dans le progrès des milliardaires capitalistes transhumanistes n’a guère plus d’assise rationnelle. On ne résoudra pas tout nos maux par la technique et la science. Alors que la décroissance va s’imposer, nous avons aussi besoin de mythes positifs collectifs et fédérateurs et de souveraineté retrouvée. La croisade des Gilets jaunes avait elle-même des allures de reconquête presque magique (chasubles, marches sur l’Élysée et les beaux quartiers, établissement de places fortes sur les lieux de passage). Le complotisme du mouvement était bel et bien fondé: l’oligarchie technocratique, politique et économique ne nous veut pas du bien, elle détourne l’État à son profit et elle ne calcule que son seul intérêt. Ce n’est pas simplement un plan mais un complot car la manoeuvre se dissimule sous l’idéologie fallacieuse du productivisme bénéfique et de la croissance pour tous. Le libéralisme nous ment et cherche constamment à nous berner : la conjuration des imbéciles pleins aux as, transnationaux et mégalomanes persécute nos droits, notre dignité nationale et son devenir. La propagande du capitalisme mondialiste nous entretient dans l’illusion et Marx n’était-il pas complotiste à dénoncer cette aliénation? Et que dire de Jacques Ellul, de Bernard Friot et de Franck Lepage? A la Commission trilatérale, je préfère définitivement le club des complotistes. On y est en plus saine compagnie.

Tout le reste est littérature ! A la revoyure !

Pour aller carrément plus loin, un entretien très inspirant que Marcel Gauchet a accordé à L’Histoire

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