P66 – Voyeurisme, l’oeil sans pudeur

S’il se manifeste différemment de l’exhibitionnisme, le voyeurisme n’est que l’autre manifestation d’un même trouble fusionnel de la taxinomie ontologique. Incapable de poser une barrière de la pudeur stable, le voyeur la pousse dans ses retranchements en cherchant à percer les ultimes remparts à l’intrusion des regards. Il a pour cela recours à des stratagèmes variés puisqu’on est passé du trou de serrure à la micro-caméra. Eteignez vos smartphones et allons-y.

Les troubles de la Personne : le voyeurisme P66

J’ai toujours été frappé par le fait que dans le modèle des troubles de la Personne, le sado-masochisme soit le pendant déontologique du voyeurisme-exhibitionnisme sur la face ontologique. Cette double face du dysfonctionnement qu’on ne retrouve pas dans les autres pathologies m’a toujours interpelé, ainsi que leurs éventuelles interactions. Si j’ai bonne mémoire, Gagnepain nous disait qu’on ne peut pas être malade de partout à la fois mais qu’un trouble sur une face ou un axe avait obligatoirement des répercussions sur l’autre face et l’autre axe, ce qui contribue à brouiller la lecture des symptômes.

Pris sur le vif! Merci Google!

Sous la plume de Prisca Bigot, la presse réunionnaise rapporte justement le cas de Billy B. qui semble être à la fois voyeur et exhibitionniste. Mais c’est en tant que frotteur qu’il est interpelé et confondu. « Ses victimes ne se seraient doutées de rien si il n’y avait pas eu la gérante d’un magasin et la procédure judiciaire qui s’en est suivie. Samedi, alors qu’une sexagénaire faisait tranquillement les soldes dans un magasin en centre-ville de St-Louis, elle a été abordée par un policier municipal en civil lui expliquant qu’elle venait juste de subir une agression. Elle n’a senti qu’un homme la bousculer mais en réalité, l’homme en a profité pour sortir son sexe, se masturber et éjaculer sur sa victime. La scène a été filmée par la vidéosurveillance et par l’exhibitionniste. Cet homme, Billy B., âgé de 35 ans, a été jugé ce mercredi sur le devant le tribunal de St-Pierre en comparution immédiate. Lors de son interpellation, son téléphone portable a été saisi par les gendarmes qui y ont découvert pas moins de 112 vidéos et 375 photos de plus ou moins jeunes femmes dont les images de seins ou fesses, majoritairement, ont été prises à leur insu dans la rue. Dans l’appareil également, des photos de son sexe en gros plan. Parmi ces photos et vidéos, celles de sa belle-fille, Léa qu’il a reconnu avant de se marier en 2016. Sur les images, la jeune fille de bientôt 12 ans dort mais a le t-shirt complètement relevé au dessus des seins. Sur un autre des clichés, Billy B. semble lui insérer un liquide dans la bouche, « de la bave » assurera-t-il à l’audience sans convaincre le tribunal. Déjà condamné pour agression sexuelle, exhibition sexuelle, enregistrement et détention d’images à caractère pornographique en 2016, le prévenu a reconnu les faits auxquels s’ajoute aujourd’hui l’agression sexuelle sur un mineur de 15 ans par ascendant. Billy B. a 6 mentions à son casier : 4 pour exhibition sexuelle et 2 pour agression sexuelle. Les premiers faits remontent à 2009. Après sa dernière condamnation, le trentenaire a tenté la castration chimique mais au bout d’un an décide de « voler de ses propres ailes ». Les « pulsions » reviennent début janvier juste par des films, précise-t-il.Vendredi soir une « grosse pulsion » se manifeste lorsqu’il voit sa belle-fille dormir. Le lendemain, insatisfait, il poursuivra ses méfaits dans le magasin. »

En Corée du Sud, les fabricants de smartphone ont rétabli un déclic sonore pour éviter que la captation d’image ne se déclenche trop discrètement.

Billy B. est manifestement un voyeur puisqu’il photographie et filme seins et fesses de femmes à leur insu mais il photographie également son propre sexe et se filme alors qu’il se masturbe sur une sexagénaire. Si son cas apparait comme atypique, il semble accréditer l’idée qu’une fragilité sur l’axe de la taxinomie ontologique puisse se traduire aussi bien par l’exhibitionnisme que par le voyeurisme. Habituellement, les pratiques sont distinctes mais Billy B. passe de l’une à l’autre. En ce qui concerne les agressions sexuelles, en l’absence de détails, on peut tout de même conclure que cela ne serait pas le coeur du trouble. La journaliste ne parle pas de violence et il est fort probable que si nous avions affaire à un violeur, elle l’aurait mentionné et le casier du récidiviste parle d’agression sexuelle : le code pénal fait scrupuleusement la différence sur ce point entre crime et délit, le viol impliquant obligatoirement une pénétration non consentie. 

Billy B. se sait malade et a tenté la castration chimique pour juguler les pulsions qui l’assaillent et qu’il ne peut contenir. Celles-ci sont de toute évidence libidinales et Billy B. recherche l’orgasme par la masturbation en présence mais surtout il se filme en train de commettre l’effraction de l’intimité de ses victimes. On peut considérer qu’éjaculer sur une femme (l’a-t-il également fait sur sa belle-fille?) est un outrage mais Billy B. ne cherche pas à humilier comme le ferait un sadique. Il souffre d’un dérèglement narcissique qui l’entraine à ne pas respecter les gestes barrières en usage et à se livrer à des actes obscènes sans toutefois tenter de stupéfier ses victimes comme le font habituellement les exhibitionnistes… encore faudrait-il avoir les rapports de police à propos des condamnations antérieures.

Le voyeurisme à la papa

Toujours est-il que ce qui préoccupe le voyeur, ce n’est pas tant la qualité de ce qu’il voit (sinon il irait au cinéma et sur Internet) que l’outrage que représente la perquisition sans autorisation dans l’intimité de l’Autre. Les clichés dérobés dans la rue ne valent justement que parce qu’ils sont pris à l’insu des femmes photographiées. Certains pervers ont d’ailleurs recours à des moyens beaucoup plus sophistiqués pour obtenir des vues plus scabreuses et dégradantes pour les victimes. La Corée du Sud souffre d’un curieux engouement pour ce voyeurisme high tech et on lui a même trouvé un nom : la molka. Les caméras espions couplées avec l’internet haut débit ont ainsi permis l’éclosion d’un nouveau type de porno amateur. Certains sites web expliquent également comment détecter ce type de caméras dans les AirB&B. Sont-elles là comme simples surveillantes ou doit-on y voir le symptôme d’une explosion du voyeurisme dans les sociétés technologiquement avancées justement?

Le trou de serrure avait son charme mais la clef plate et le barillet lui ont bouché la vue.

Dans les années 80, le psychanalyste Joël Dor rapportait le cas d’un jeune voyeur qui s’était outillé d’une sorte de miroir télescopique pour voir sous les jupes des femmes sur les Escalators où il passait une bonne partie de ses journées. Ensuite il a fait installer un miroir pivotant au bout de sa chaussure, un instrument aussi discret que performant d’après le pervers qui passait de nombreuses heures à traquer ses victimes. Malgré ces ingénieux stratagèmes (le smartphone n’existait pas encore), la police l’arrêtait régulièrement et il était ensuite traduit en justice. Probablement obligé de suivre des soins par décisions de justice, il racontait avec une certaine jubilation à son analyste ses nombreuses observations et ses préférences : une femme sans culotte le mettait dans tous ses états et de manière assez surprenante, le cas n’était pas rarissime. Enfin, c’est que le voyeur racontait jusqu’à ce que Joël Dor, à la faveur d’une petite expérience, se rende compte que son patient pipotait pas mal : il ne pouvait en vérité pas voir grand chose avec ses jeux de miroirs, son imagination faisait l’essentiel. 

Le double récit d’un voyeur qui officie dans les toilettes d’un café. Il s’y fait exhibitionniste en racontant sa perversion par le menu. La crudité des propos du voyeur corrobore l’hypothèse de Guyard sur l’apologie de l’outrage.

Mais l’intention et le risque étaient bel et bien là, et sur ses visions largement imaginaires, le pervers venait greffer sa soif de jouissance à la dérobée, en se masturbant par une poche aménagée. Pour notre McGiver-voyeur, « l’important était sans doute de voir, mais tout aussi bien de prendre le risque d’être vu en voyant. Être vu en voyant est un des objectifs constamment poursuivi dans les conduites voyeuristes. Cette composante essentielle de la jouissance du voyeur consiste à chercher à hériter de la honte et de l’humiliation imaginées en l’autre qui est vu. »

Ce que signifie Joël Dor, c’est que le voyeur recherche aussi bien la constatation de l’outrage par la victime ou par la police que l’outrage lui-même. Rappelez-vous, l’exhibitionniste ne résistait pas vraiment à son interpellation. Dans les deux cas, on est loin du forcené qui refuse de se rendre. 

Dans un moyen métrage Une Sale Histoire, Jean Eustache met en scène un voyeur qui, bien qu’ayant cessé son activité perverse, raconte avec un plaisir non dissimulé son expérience. L’acteur Michael Lonsdale reprend lui-même le récit du premier. Celui-ci confirme par un témoignage aux propos sans détour l’immédiatement brute que recherche le voyeur qui fuit toute progression dans l’approche et ne recherche d’aucune manière à poursuivre la « rencontre ». Chez Eustache, le voyeur est un peu « pauseur » et fait planer un parfum de décadence libérale (le film sort en 1977, fin de la période de libération sexuelle) sur un phénomène qui relève plutôt de la misère sexuelle et de l’impossibilité d’entretenir une relation saine à l’Autre.

Voir et être vu voyant?

Le médecin légiste von Kraft-Ebing qui a pourtant longuement rapporté des cas d’exhibitionnisme ne s’est pas intéressé au voyeurisme lui aussi puni par la loi (un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende, le double  sur des mineurs), une loi toutefois assez récente du 3 août 2018. Le manuel MSD, de son côté, le mentionne dans les troubles mentaux et un paragraphe a particulièrement retenu mon attention. «Le voyeurisme se manifeste généralement au cours de l’adolescence ou au début de l’âge adulte. Un certain degré de voyeurisme est courant, en particulier chez les garçons et chez les hommes, mais de plus en plus chez les femmes. La société considère souvent les formes légères de ce comportement comme normales, lorsqu’elles impliquent des adultes consentants. Le fait de visualiser des images et des spectacles sexuellement explicites, aujourd’hui largement disponibles en privé sur Internet, n’est pas considéré comme du voyeurisme car il manque l’élément d’observation en secret, qui est la principale caractéristique du voyeurisme. »

Une série de remarques s’impose. Premièrement, le trouble n’apparait qu’à l’adolescence, ce qui corrobore le modèle au regard de l’acculturation de la sexualité : on ne peut être voyeur que si on est arrivé à la maturité sexuelle. Deuxièmement, le voyeurisme n’a pas de sexe même si les cas pénaux que j’ai pour l’instant rencontrés ne font mention que d’hommes et que le manuel souligne lui-même cette disproportion que nous avions déjà observé avec l’exhibitionnisme. Troisièmement, s’il n’est pas toujours pathologique, le voyeurisme est largement répandu. Le manuel MSD ne s’intéresse qu’à la #paraphilie mais on pourra faire l’hypothèse d’un voyeurisme non-sexuel. Enfin l’élément d’observation en secret est une condition sine qua non du trouble. Cette dernière remarque sur la voyure (comme dit Lacan) à la dérobée est essentielle pour la théorie de la médiation, elle caractérise même le fait voyeuriste. Du coup, le voyeur peut être absorbé par son trouble et passer le plus clair de son temps à épier ses victimes potentiel. 

L’apparition du smartphone a marqué un tournant technique pour les voyeurs qui, ont alors eu à leur disposition, un instrument de choix. D’ailleurs, toutes les affaires judiciaires en font mention. En P45, le sadique de la DRAC s’était d’ailleurs fait repérer par un fait de voyeurisme. Tout récemment, c’est un avocat qui vient d’être condamné et c’est dans le Figaro.

Sur Facebook, la gendarmerie fait de la prévention et excite notre curiosité malsaine. D’ailleurs si vous vous crevez les yeux à lire ce qu’il y a d’écrit, vous voyez de quoi je parle.

Je ne résiste pas au plaisir de retranscrire un article où le journaliste fait le malin et traite avec légèreté le problème qui peut toutefois se révéler douloureux pour les victimes. «Le téléphone mobile est le couteau-suisse de l’homme moderne. Portable en main, on devient DJ, pour ses amis ; journaliste, dans les manifs ; malin, dans les embouteillages. Est-ce l’univers magique du Toulouse Game Show, iconique rendez-vous des geeks, fans d’héroïc fantasy et de la culture pop, où l’on annonçait, ce week-end des 30 novembre-1er décembre 2019, la présence des stars de la série Charmed ? Ou plutôt la fréquentation assidue de Dark Vador et du Hobbit ?

Toujours est-il qu’un homme de 30 ans, genre John B. Root de l’Iphone X, a clairement basculé du côté obscur de la force, samedi, en poussant le fantasme jusqu’à se glisser dans la peau d’un réalisateur de films pour public averti. Sur l’esplanade Vallerey du Parc des Expositions, au Ramier, un agent de sécurité l’a interpellé en flagrant-délit : smartphone en main, il filmait impunément sous les jupes des filles. Un fan d’Alain Souchon, à n’en pas douter. Ramené au commissariat le voyeur aurait reconnu les faits. Sa carrière (naissante ?) risque fort de se briser, très prochainement, sur un écueil d’ordre judiciaire. » Laurent Derne est annoncé comme journaliste sur actu.fr et de toute évidence, il prend le voyeurisme à la légère, ce qui n’est pas le cas de l’agent de sécurité qui a interpelé le délinquant. Parfois c’est le représentant de l’ordre lui-même qui est à la caméra cachée comme ici à l’île Maurice.

Un article plus sérieux et plus fouillé de Marie-Claude Malboeuf fait justement état du traumatisme que la découverte du dispositif de captation scopique peut occasionner. Là encore le recours à la technologie (caméra espionne) est au coeur de l’affaire. Si l’article ne repose que sur des constats effectués au Québec, on y retrouve des caractéristiques récurrentes. Le voyeur n’est en effet pas un simple mateur comme il peut m’arriver de l’être sur la plage ou dans la rue. Il met en place un dispositif pour surprendre sa victime dans son intimité, dans des endroits privés où justement celle-ci se croit en sécurité. Il y a donc bien un effraction volontaire pour pénétrer là où la victime se croit chez elle en permanence ou temporairement et « baisse la garde » pour ne pas dire autre chose. Le fait de se sentir en sécurité dans ces moments où on est justement vulnérable (habillage et déshabillage) renforce le choc que peut subir la victime mais attire a contrario le pervers. Toilettes, salles de bain, cabines, vestiaires, chambres à coucher seront donc les lieux de prédilection du voyeur qui peut aussi recourir au miroir ou au smartphone, plutôt qu’au trou de serrure ou dans le mur, pour pénétrer par le regard là où on n’entre pas sans y être invité. Cette spécialité a d’ailleurs un nom anglais : upskirting, sous la jupe et vers le haut. 

Dans ce cas précis, peut-on parler de upskirting?

Quel que soit le mode opératoire, le principe est toujours le même : enfreindre visuellement la limite à ne pas franchir qu’impose normalement la pudeur. Or le modèle médiationniste postule que le voyeur a perdu cette capacité à s’imposer de la frontière ontologique, c’est à dire de la décence. Son mal-être (angoisse, déprime et instabilité) le pousse à commettre des actes délictueux qui réduisent l’Autre à n’être qu’un corps parfois réduit à ses fonctions les plus intimes (miction, défécation, coït). Le non-respect de l’intimité est une atteinte à la dignité de la personne et les victimes le ressentent à juste titre comme une agression qui, bien que n’étant pas tactile ou physiquement violente, n’en reste pas moins profondément intrusive et choquante. Est-ce pour autant ce que recherche le pervers? Si tel était le cas, il faudrait qu’il se mette en position d’être vu de sa victime et éventuellement pris sur le fait. Or ça ne semble pas toujours être le cas même s’il est difficile d’établir dans quelle mesure le voyeur prend vraiment toutes les précautions pour ne pas être pris sur le fait.

A titre de comparaison, le pervers, qu’il soit voyeur ou exhibitionniste, teste les frontières de la décence à la manière d’un ado qui chercherait ses marques, à la différence près que l’ado finit par les trouver assez rapidement alors que le pervers finit au poste de police car il est incapable de délimiter de manière autonome sa sphère privée et de l’adapter à la situation. Pour gérer correctement cet aspect de notre Personne, il nous faut sortir les statuts adéquats à l’état dans lequel on se trouve et par conséquent face aux autres dans une sorte de négociation. L’exhibitionniste s’annonce d’emblée comme corps sexué et rien d’autre. Le voyeur va chercher directement, sans consentement, le corps sexué de l’autre, comme on volerait pour voir si on va se faire prendre et jusqu’où on peut aller. 

Le voyeur occasionnel n’est pas voué à devenir un pervers obsessionnel. Vous pouvez donc garder vos jumelles et votre téléobjectif.

Le voyeur teste la vulnérabilité de la propriété de l’Autre qu’il réduit à un corps sans vêtements ou en partie dénudé. Si le voyeur cherche à voir l’entrecuisse, c’est parce que c’est ce qui est l’ultime discret, ce qu’on cache à tout le monde et, parce que nous sommes des êtres de culture dont il n’a plus la clef, le plus proche de l’état naturel auquel il adhère littéralement. Le voyeur ne maitrise plus le statut, les oppositions culturelles qu’il induit et par voie de conséquence, outrepasse les vêtements qui en sont l’emblème. Ce n’est pas tant pour se rincer l’oeil et provoquer une excitation libidinale qu’il se livre à la voyure que par incapacité à passer par la case séduction qui suppose la faculté de négocier et donc de faire la cour. 

Guyard parle de mascarade à ce sujet (art du maquillage) qu’il oppose à la parade (exhibition sexuelle). Le voyeur passe outre le fard social et demande à voir le sexe crû d’emblée, sans mise en correspondance d’affinités électives mais sans brutalité non plus et surtout sans contact. Contrairement au sadique, le voyeur n’use pas de la coercition. Il aurait même tendance à respecter la Loi. Il viole l’intimité d’un tiers mais ne s’attaque pas à son intégrité physique. Il contrôle sa violence et n’en abuse pas. C’est à ce niveau qu’on peut sans doute parler de l’indécence du voyeur (ou de l’exhibitionniste) et de l’indignité du sadique (et du masochiste). D’un côté, les uns montrent ce qui peut être vu par effraction. De l’autre, ils font ce qui ne doit pas être fait par contrainte. De toutes les façons, il y a dépassement d’une frontière sociale que pose la Personne mais ici, c’est de la pudeur quand là, il s’agit de dignité. Cela dit, la victime du voyeur peut ressentir un sentiment d’indignité alors qu’il ne s’agissait que d’un délit d’indécence. Avec la captation des voyures, le problème prend un extension imprévue : celle de la diffusion du butin scopique. Diffuser des images ainsi volées relève-t-il encore d’une forme d’exhibitionnisme? Ou n’entre-t-on pas alors dans une forme de sadisme manipulateur où la souveraineté de l’autre (son droit à l’image en fait) est volontairement bafoué dans le but de le rabaisser et d’anéantir sa dignité. 

Le voyeur arrosé

Des sextoys connectés peuvent être hackés et dès lors, ce ne sont plus vos amygdales que vous retrouvez en ligne. (Source le Monde)

Le voyeur commet donc un acte indécent mais ne se rend pas indigne par la violence. Ce n’est pas le cas d’un personnage de pervers qu’on retrouve au cinéma. La même année que le film d’Hitchcock Psychose mais cinq ans après le roman éponyme d’Alain Robbe-Grillet, le cinéaste anglais Michael Powell tourne Le Voyeur (« Peeping Tom » en VO) dont voici le synopsis : Mark Lewis est un jeune homme énigmatique et solitaire, passionné d’image jusqu’à l’obsession. Opérateur-caméra dans un studio de cinéma, la caméra toujours à portée de main, Mark Lewis prétend tourner un documentaire mais il s’emploie en réalité à une démarche bien plus morbide : il assassine à l’aide d’une caméra dont le trépied est muni d’un bout tranchant et traque l’épouvante sur le visage des jeunes femmes qu’il filme avant de les tuer. Il jouit de leur panique non seulement lors de leurs derniers instants, mais aussi, rétrospectivement, en se projetant les petits films ainsi capturés sur le vif. 

Sommes-nous tous des Stanley Lubrick en puissance?

Il ne semble pas que le scénariste Léo Mark se soit inspiré d’un cas réel quoiqu’il soit plausible puisqu’il anticipe le principe du snuff movie qui n’apparait que dans les années 70. Si on accepte notre lecture du serial killer en P45,  Mark Lewis est un sadique qui prend plaisir à revoir les meurtres qu’il commet. Mais le visionnage est un épiphénomène de l’agression particulièrement raffinée dans sa violence. S’il y a voyeurisme, c’est plutôt du côté du spectateur qu’il faut aller chercher et Powell joue sans doute de cette ambiguïté : on a beau avoir payé sa place, quand la scène projetée est insoutenable, on devrait se lever et quitter la salle. Or on reste et on proteste ensuite. Pour Powell, le voyeur n’est sans doute pas celui que l’on croit, mais cette curiosité malsaine est, selon moi, une forme très atténuée du trouble ontique que j’ai évoqué ici. Contrairement au voyeur, le spectateur, qu’il soit devant un film porno ou au peep show, paye pour voir et en obtient donc le droit d’usage. Aucune dérobade n’a lieu, ce qui gâcherait l’excitation du voyeur pour qui l’attentat à la pudeur, et non la qualité pornographique intrinsèque de ses voyures, constitue la racine même de la pathologie. C’est sans doute ce qui explique l’engouement en Corée du Sud pour ces vidéos pirates qui valent aux yeux des amateurs moins par les points de vue scabreux que par le fait que cela soit des captations sur le vif et sans mise en scène.

Une brigade de 50 femmes policières traque les caméras espions à Séoul tant le phénomène a pris de l’ampleur.

Le filtre de la mascarade nuit au voyeurisme et le pervers recherche donc un accès direct sans médiation culturelle à ce qu’il ne peux prétendre atteindre autrement par immaturité narcissique et impuissance statutaire. Le voyeurisme est en cela l’antagonisme du prestige où l’attribut sexuel cède le pas au statut ontologique. Contrairement à la drague qui en arrive assez rapidement au fait, la séduction consiste justement à voiler la danse nuptiale par l’exposition des réalisations de statuts, les emblèmes. L’invitation est le contraire de la voyure : invitation à sortir ensemble, à aller au cinéma, à dîner, à partir en vacances et finalement à se déshabiller et à s’offrir réciproquement. Le voyeur prend sans prévenir et l’exhibitionnisme offre sans donner le choix. Le pervers fuit ainsi la négociation amoureuse et l’effeuillage mutuel par une impossibilité à véritablement se concevoir et à concevoir l’Autre comme un intervenant. La Corée du Sud souffre d’une tradition de la femme-objet qui traduit un malaise masculin à son égard et explique sans doute l’ampleur du phénomène que j’évoquais plus haut.

Nous reviendrons dans le chapitre suivant sur la question de l’exhibitionnisme et du voyeurisme ordinaires, a priori non pathologiques mais symptomatiques d’un manque contemporain de repères entre les sphères publique et privée.

Tout le reste est littérature. A la revoyure!