P75 – L’échangisme est-il un donjuanisme?

Si le Don Juan est un briseur d’alliances pathologique, peut-on lui associer l’échangiste? Quand le premier suborne le partenaire de l’autre, le second céderait à l’autre sa propre conjointe pour, dans le même temps, enfreindre son cercle intime. On s’y perd un peu. Délicat sujet donc à traiter et déconstruction en perspective. Chaud devant!

Les troubles de la Personne : le donjuanisme – P75

Ceux qui disent que le symbole de l’échangisme ressemble à un slip kangourou sont de mauvaises langues: c’est en fait une balançoire.

Dans son tableau nosographique (Du vouloir dire III, p 64), Jean Gagnepain associe donjuanisme et échangisme comme il le fait avec le voyeurisme et l’exhibitionnisme. Et il y circonscrit également le libertinage aux psychopathies, c’est à dire à un déficit de régulation du désir. Cette distinction n’a pas cours dans le vocabulaire courant où l’échangisme se confond assez souvent avec le nomadisme sexuel et la multiplication des partenaires. Les clubs de rencontres échangistes sont souvent trompeurs puisqu’ils acceptent des personnes seules : les femmes si elles portent une vêture féminine, les hommes s’ils y mettent le prix à l’entrée certains soirs de la semaine. Cependant des magazines féminins comme Elle ou Marie-Claire mettent bien l’accent sur ce que, avec redondance, l’étude de Daniel Welzer-Lang prend la précaution de qualifier d’« échangisme en couple ». Or il ne peut logiquement y avoir d’échange que si on a un partenaire à offrir.

Les amants de Houellebecq avaient leurs habitudes chez Chris et Manu.

Toujours dans le troisième volume de Du vouloir dire, Jean Gagnepain évoque également cette tendance ontologique fusionnelle ainsi : « alors que Don Juan, pour sa part, voire l’échangiste, de nos jours, n’apprécient la chair qu’in manu. » (p. 51) La traduction en est « dans la main », ce qui ne nous renseigne guère. Gagnepain avait le sens des expressions lapidaires qui nécessitent une exégèse savante mais laisse le lecteur lambda dans le flou le plus total. En recherchant un peu, j’ai donc découvert qu’in manu pouvait prendre un sens figuré de pouvoir et d’autorité, ce qui nous ramène à notre problématique d’infraction que la théorie de la médiation, je vous le rappelle, oppose à la transgression qui relève du plan de la Norme. Il ne s’agit pas du même type de frontière que l’on franchit. Et pour en revenir à la question du jour, ce qui tente irrésistiblement le Don Juan, c’est l’épouse de l’autre. Celle qu’il convoite, c’est la femme légalement intouchable. Il ne se jette pas sur la première venue comme le libertin mais sur celle qu’il « débauche » au sens où il l’arrache à un contrat de mariage. Le fait de détourner du droit chemin, en un mot la subornation, est là encore primordial.

Les soirées commencent toujours pas un verre ou même deux.

Peut-on envisager alors qu’un des partenaires du couple, voire les deux, exposent irrépressiblement mais peut-être pas délibérément ce lien à l’infraction?

Une fois de plus, il est essentiel pour essayer d’y voir plus clair d’écarter de notre investigation ce qui relève du désir et de sa satisfaction. Ce qui nous intéresse ici n’est pas directement d’ordre libidinal mais la libido est fortement intriquée avec l’échangisme au point que certains vont chercher dans ce dernier un « piment » à leur vie érotique comme il le ferait dans une partouze, un sex-shop, des toilettes publiques ou avec un film X. 

Cours de turlutte gréco-romaine au Japon

Nous avons maintes fois évoqué ce souci méthodologique: la connotation érotique masque souvent le noeud du problème et peut faire passer pour une libération des sens ce qui relève d’une altération de la relation sociale. Dans l’enquête au demeurant fort intéressante de Daniel Welzer-Lang à laquelle nous ferons référence par la suite, ce « mélangisme » prête à confusion et entretient le flou que pratiquent volontairement ou pas les clubs autoproclamés échangistes et libertins.

Or le psychanalyste Philippe Bourrier résume, de manière abrupte mais claire, la pratique échangiste : «Il n’y a pas plus emprisonnant que l’échangisme : je couche avec ta copine, en retour, tu me prêtes la tienne. Quelle réduction ! On s’éloigne de l’érotisme pour flirter aux limites du contractuel. » Cette dernière remarque a le mérite de souligner que désir sexuel et territorialité physique sont deux choses distinctes, même si elles se recoupent et tendent à se confondre dans la performance. L’échangiste ne trompe pas son partenaire, ce qui constituerait une infidélité et donc la transgression d’une règle, mais il provoque l’infraction d’un tiers dans son mariage tout en s’introduisant dans une sphère conjugale étrangère : il y aurait en quelque sorte une double rupture du partenariat, par infraction et par effraction. 

L’échange « gratuit » des conjointes

Contrairement à Philippe Bourrier, nous éviterons le jugement de valeur auquel il se laisse aller. L’échangisme n’est pas considéré ici comme une pratique licencieuse qui s’affranchit de la morale. C’est justement le caractère contractuel de la rupture temporaire d’une alliance qui pose question. 

Bon, je ne vous fait pas un dessin…

« Dans les pratiques échangistes qui se présentent comme émanations et désirs d’un couple, les hommes organisent et contrôlent échanges et accès aux conjointes. Loin d’être une pratique en rupture avec la domination masculine, l’échangisme est une forme de recomposition de cette domination qui, une fois intégrée par les conjointes, influence la vie conjugale, » constate Daniel Welzer-Lang avant d’ajouter que « la « négociation » concerne d’abord le contenu et les formes de sexualité dites communes vécues dans l’échangisme. Dans chaque couple va premièrement se discuter l’accès à la femme par les autres. » Au lieu de s’affranchir de la loi comme on pourrait l’imaginer dans une orgie générale, l’échangiste négocie les conditions réciproques d’effraction des couples. Mâle dominant, il organise la législation de la rupture momentanée de l’intimité avec sa conjointe.

Il nous donc parait possible de rapprocher cette pratique du donjuanisme en ce sens que tout se joue autour de la rupture, ici contrôlée, du partenariat. Alors que Don Juan enlève à l’autre celle qui lui appartient par contrat, l’échangiste consent à céder à son homologue sa propriété conjugale le temps de lui prendre sa conjointe dans des conditions équitables. L’échange est donc équilibré même s’il semble bien que le marchandage des partenaires soit presqu’exclusivement le fait des hommes.

L’échangisme en ascenseur: une pratique qui monte

L’échangisme donne accès, par négociation mais sans véritable séduction, à l’épouse ordinairement prohibée par le mariage. L’intimité du couple est rompue par un accord réciproque dont l’absence de romantisme est finalement sensée mettre l’union à l’abri de l’infidélité. La franchise du négoce évite la duperie sentimentale. Personne n’est berné dans l’affaire malgré la trivialité du contrat. Tout est fait justement pour qu’il n’y ait pas de cocu dans l’histoire. Pas de charme non plus. On est à l’opposé du donjuanisme où le charme sert justement à cocufier.

C’est pour éviter ça que les échangistes vont au Cap d’Agde.

Plusieurs arguments viennent corroborer nos hésitations. D’une part, les motivations réelles des soi-disant échangistes tournent presque toujours autour de la stimulation du désir: l’échangisme est une option choisie parmi d’autres (adultère, prostitution, pornographie) mais ne prend pas un caractère incontournable et exclusif. De ce fait, la mise en péril du couple passe parfois au second plan (sauf dans les avertissements des revues qui donnent des conseils) alors que dans le donjuanisme, c’est la jouissance qui devenait secondaire. La rupture d’alliance ne serait pas alors en cause : il s’agirait au contraire d’éviter le dérapage romantique et secret du conjoint, autrement dit la liaison extraconjugale et sentimentale, par une planification ouverte des ébats sexuels : l’échangisme permettrait le contrôle de l’accroc à l’intimité du couple. Le fait que certains couples n’hésitent pas faire de longs trajets pour fréquenter des établissements lointains, sécuriser l’anonymat et éviter le plus possible de nouer des liens indésirables vont dans ce sens. La crainte du dérapage romantique explique toutes ces précautions. On est d’autant moins trompé que l’amant(e) est un(e) inconnu(e) alors autant prendre ses précautions.

2+2

Le Mask: 60€ avec une conso pour un homme seul le lundi et le mercredi; 100€ avec deux consommations les autres soirs. Entrée offerte aux femmes seules et couples.

D’autre part, la domination masculine avérée dans les couples échangistes (c’est presque toujours eux qui sont à l’initiative) laisse subodorer une tendance sadique de la part des hommes qui réduirait leur propre femme à un objet de consommation sexuelle où son propre désir n’est guère pris en compte. Elles sembleraient plus souvent subir la volonté de leur conjoint et finir par céder à sa pression manipulatrice. La perversion serait alors d’ordre #déontologique, sa conséquence ontologique n’étant qu’un épiphénomène, une déclinaison de la dégradation et de la brimade que le pervers imposerait à sa partenaire. Plus elle est offerte et va loin dans la satisfaction des fantasmes des autres hommes, plus il en jouit et y trouve un motif de valorisation personnelle. C’est le cas de figure qu’on retrouve dans « Histoire d’Ô », me semble-t-il, mais qui nous éloigne de la problématique présente. 

Dans Les Particules Élémentaires, Michel Houellebecq situe plusieurs épisodes de son roman dans des boites échangistes parisiennes bien réelles. Bruno, l’un des protagonistes, s’y rend régulièrement avec sa compagne Christiane. Mais leur comportement tient plus du libertinage désabusé que de la thèse qui nous occupe ici. Tous les témoignages qui paraissent dans la presse vont d’ailleurs dans ce sens. Les « échangistes » sont curieux de savoir comment ça se passe et recherchent un plaisir qu’ils peinent à trouver dans une relation conjugale classique tout en évitant d’avoir recours au sexe tarifé. 

Si Monsieur s’habille comme il le sent, Madame s’habille aussi comme Monsieur le sent. Pantalon interdit!

Dans certaines boites, on recommande aux couples de faire l’amour après les ébats échangistes, histoire de cimenter l’intimité retrouvée. Ce que David met en pratique à sa manière : « Ce que je préfère c’est aller avec Marie dès 19h00, le lundi, aux «soirées trio» de certains clubs gratuits pour les couples. On prend un verre tranquillement. Si Marie trouve un mec mignon, sympathique, elle discute avec lui. Si elle le sent bien, alors elle en profite pour prendre du bon temps… sous mes yeux. Puis on rentre pour faire l’amour.» Pas de jalousie, pas de mise en danger du lien, pas de défi particulier à la loi du mariage, une sorte de piquant codifié, un poil routinier en somme.

Autre conseil prodigué aux couples échangistes ou à ceux qui sont tentés par l’expérience: l’échange des impressions a posteriori. Il est donc recommandé de beaucoup communiquer dans le couple. On négocie avant, on se regarde copuler pendant et on se retrouve après pour parler de tout ça, bref on se dit tout. La pudeur des sentiments n’est pas de mise dans le couple échangiste pour qui les non-dits sont source de jalousie, de tourment et à terme de rupture. Il est intéressant de constater que le voyeurisme et l’exhibitionnisme sont des pratiques inhérentes, quoiqu’a priori conséquences collatérales, de l’échangisme qui implique une certaine promiscuité. Cependant les backrooms permettent à chacun de gérer sa propre pudeur avec des aménagements et un éclairage qui n’ont rien à voir avec le gymnase de la plus grande partouze du monde.

Le masque donne comme un goût de carnaval à la galipette.

Autre élément intéressant: c’est le port du masque, corollaire de l’anonymat. On dévoile son corps mais pas son identité ni son état civil. « On n’est pas là pour parler de ça », dit en substance une habituée. L’opération séduction n’est donc pas à l’ordre du jour: on ne dévoile rien de sa personnalité. Les sens sont censés parler d’eux-mêmes. Pourtant l’échangiste vient accompagné et est immédiatement identifié comme partenaire légal par les autres présents. C’est même la loi du genre puisque le conjoint doit pouvoir assister aux ébats de l’autre. Plusieurs témoignages montrent d’ailleurs combien important semble être le fait de pouvoir garder un oeil sur ce qui se passe. L’homme surveille autant qu’il protège sa compagne qu’il ne livre donc pas sans conditions. Le règlement des boites et les membres eux-mêmes sont d’ailleurs là pour rappeler à l’ordre les contrevenants indésirables. Si le mariage est mis à mal, on se doit de respecter des civilités : des rituels d’approche, pas de main baladeuse, il existe tout un code comportemental que les habitués se chargent parfois d’expliquer aux néophytes. Tout doit être fait dans le consentement mutuel et le respect réciproque. Aucune violence bien évidemment n’est officiellement tolérée. Les gérants prétendent même que la seule autorité qui vaille, c’est le désir ou les réticences des femmes, et également les termes du contrat passé généralement par les hommes.

Le « fantasme du harem » est évoqué à plusieurs reprises parmi les motivations des échangistes. C’est la possibilité pour un homme de posséder plusieurs femmes sans être adultère, l’équivalent du désir de polyandrie féminin en somme. Rappelons que si la polygamie est interdit en France, le polyamour est parfaitement légal et la loi française ne se préoccupe d’ailleurs pas de cette question morale. L’échangisme serait donc un pis aller pour certains mais ne présente alors aucun intérêt pour le Don Juan pour qui c’est justement la confrontation à la loi qui constitue un attrait, pas son contournement casuistique, qui nous ramènerait à un arrangement chrématologique (moral quoi!) : je froisse un contrat sous l’oeil bienveillant de celui avec qui j’ai pourtant signé, tout cela sous licence libertine

L’union libre a été théorisée pour Charles Fourier qui a dressé une liste tout à fait singulière des différents cocus.

Autant dire que nous manquons cruellement de documentation sur des cas d’échangisme « pur » car peu d’enquêtes ont au final été menées sur le sujet mais nulle part ne se rencontre le cas d’un homme qui emmènerait sa compagne dans une boite pour mettre son mariage en danger et en même temps briser un couple tiers (tiens… en même temps). Le Don Juan quant à lui ne peut guère trouver son compte dans des lieux où la rupture momentanément consentie et sous contrôle des conjoints ne cadrerait pas avec son scénario de pourfendeur d’alliance. Nous n’arrivons donc à rien de concluant si ce n’est que la proposition de Gagnepain ne l’est pas à nos yeux. Guyard s’interroge sur la nature de l’union libre fouriériste, du « panérotisme » et du « communisme érotique » mais ne tranche pas entre paranoïa et échangisme. Aussi nous arrêterons-nous là, sans doute un peu frustrés, mais comme pour le play boy, il ne me parait pas prudent d’affirmer ce que les observations contredisent plutôt.

Peut-être qu’un de ces jours, au hasard de mes lectures… A la revoyure!

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