A8 – Déconstruire, dit-elle

Expliquer l’humain, c’est accepter de le réduire en objets d’étude. Chaque phénomène où intervient l’humain est d’une telle complexité qu’à essayer de tout expliquer en bloc, on n’y comprend tripette. La lecture globale a fait suffisamment de dégâts comme ça !

Prolégomènes A8

Dans l’épisode précédent, nous avons vu que la répartition du savoir en disciplines était le fruit de l’histoire, et par conséquent, arbitraire et contingente, et en conséquence susceptible d’être autrement et donc changée. Et j’insiste à nouveau sur le fait que la #réalité n’est pas pré-découpée en tranches, pas plus que le melon n’est destiné à être mangé en famille. C’est un blague de Gagnepain dont je ne me lasse pas depuis plus de 30 ans.

La réalité physique peut être pensée comme un gigantesque foutoir dans lequel l’humain met de l’ordre, son ordre en tous cas. Aucun découpage ne préexiste à l’analyse qu’on fait du #phénomène. Les animaux eux-mêmes, et chacun à leur manière, configurent la réalité : l’univers de la tique n’a sans doute pas grand chose à voir avec le monde de la girafe ou le cosmos de la moule. Mais chaque espèce transforme son environnement physique en un milieu qui lui est propre. Il existe un réel par sujet.

Pour les sciences humaines, ça se présente un peu différemment que pour les sciences de la nature. L’anthropologie étudie en effet une construction dont la composition même échappe à l’observateur naïf. Contrairement à la réalité naturelle dont on ne sait rien, la réalité humaine qu’étudie l’anthropologue est un processus d’organisation rationnelle. Il y a de la #Raison dans nos actes et c’est cette rationalité qu’il s’agit de révéler. C’est le sens de l’expression homo sapiens sapiens : l’homme qui se pense pensant. Les sciences de la nature injecte du sens dans la réalité qui en est dépourvue alors qu’il y en a déjà dans la réalité humaine si on part du principe qu’on ne fait pas n’importe quoi à longueur de temps. Nous reviendrons longuement là-dessus.

Or dans le moindre acte humain, s’entremêlent un grand nombre de faits divers, relevant de disciplines variées. Cette foison apparente est trompeuse. Et sans déconstruction, on n’arrive à rien.

Une simple poignée de mains Trump- Kim Jong-il peut faire intervenir la physique des forces, la chimie des microbes, la sémiotique des gestes, la physiologie des muscles, l’ergonomie manuelle, la sociologie marxiste, la communication, la dermatologie, l’histoire contemporaine, la politique internationale, la psychanalyse, les techniques de la mise en scène, bref, tout est dans tout et réciproquement.

Pour faire court, pris en bloc, il n’y a pas grand chose à en dire (d’ailleurs après en avoir fait les gros titres, on n’en parle plus beaucoup), et en même temps, il faudrait des années d’études avant d’épuiser le sujet qui n’a rien de scientifique puisque cette petite tranche de vie résulte d’un point de vue de citoyen lambda (journaliste de mass média en l’occurence), banal certes mais point de vue tout de même.

Il y a belle lurette que les physiciens n’étudient plus le ciel, le feu ou l’éther, et quand quelqu’un évoque la mécanique quantique, en général, personne d’autre ne la ramène. Et pourtant tout le monde a son mot à dire quand on aborde les sciences humaines. Chacun a sa petite idée sur le langage, le pouvoir, la libido de DSK ou les discours de Macron. Et que je t’élabore des thèses tout droit sorties des pages bien-être du journal local !

La réalité déboule en vrac si on ne prend pas soin de la convoquer selon un protocole un peu rigoureux. Et cette rigueur réside dans la déconstruction. Oubliez Derrida et ses formules absconses ! La déconstruction dont nous parlons ici, c’est l’art de couper le phénomène en quatre, puis en trois, puis en deux, c’est à dire de l’analyser en plans, en phases, en axes et en faces. Ça ne veut bien évidemment encore rien dire pour vous mais l’idée est là. A l’insu de l’observateur, le réel construit se manifeste dans son observation et contrairement à la réalité phénoménale, il doit être envisagé suivant un point de vue particulier, et non dans sa globalité.

Arrêtons-nous à nouveau sur la poignée de main Trump- Kim Jong-il. Considérons-la comme un geste entre deux civilisations aux pratiques très différentes (et non comme dans le cadre de la libre circulation des microbes). Voici donc quelques indications des moeurs coréennes: 

Une petite inclination de la tête constitue la salutation traditionnelle. Une légère révérence indique le respect, mais ne doit pas être exagérée. Les Coréens habitués aux moeurs occidentales ajoutent à l’inclination de la tête une poignée de main. La main gauche peut alors soutenir ou reposer sous l’avant-bras droit pendant la poignée de main, en signe de respect. En général, on ne regarde pas quelqu’un directement dans les yeux quand on lui parle car c’est un signe de défi.

Deux styles capillaires, deux modes vestimentaires, mais probablement la même pathologie : l’hubris.

Sans se lancer dans une étude sociologique, on comprendra que le leader coréen a joué à fond le jeu de la diplomatie de la main tendue vers son interlocuteur américain. Je vous fais le pari que d’un côté comme de l’autre ce simple geste (que nous ratons parfois) a été, sinon répété à l’avance, du moins discuté avec des conseillers. Question sociale : l’un des deux prend-il plus qu’il ne donne? Question technique : ont-ils chacun pratiqué la manipulation pour être sûr de réussir ergonomiquement cette poignée de mains? Question axiologique : qu’y ont-ils mis comme volonté ou comme réticence? Question sémiotique : quels symboles ont-ils voulu y glisser? Ce geste, s’il parait simple, est au contraire beaucoup plus complexe… et donc déconstructible. 

Pour la théorie de la médiation, quatre types d’explications interfèrent en permanence. Déconstruire consiste à rendre à chacune ce qui lui revient et à le mettre en perspective avec d’autres faits qui en relèvent. Ne plus expliquer globalement, c’est se donner une chance de comprendre autrement.

Tout le reste est littérature. A la revoyure !

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