P16 – De l’obscénité à l’élégance par élection

Je vous ai prévenus : Hubert Guyard a le sens de la formule accrocheuse. C’est peut-être ce qui lui avait plu dans mon DEA en décembre 1998. Il m’avait également mis en garde contre les académiques que j’écornifflais au passage et que je retrouverais sur mon chemin.

Sur la piste d’Hubert Guyard (2ème partie) P16

D’un point de vue ontologique, la nudité (et tout ce qui est directement lié aux fonctions corporelles, popo, pipi, prout, burp, vomito) est obscène, et par conséquent déplacé, hors-cadre et non-montrable. Cette indécence qui consisterait à tout montrer est ignoble et repoussante (ou plus exactement repoussée), c’est à dire que la nudité reste statutairement inconnue, cachée au regard de l’autre. Les termes qu’emploie Guyard sont volontairement crus mais ne comportent pas de jugement de valeur et ne sont donc pas péjoratifs. Vous pouvez mesurer votre degré d’intimité avec quelqu’un à la somme des informations que vous avez sur lui et des parties de son corps que vous avez été amené à explorer (en dehors des relations médicales). A priori vous connaissez bien vos proches pour avoir en partie partagé leur histoire. On connait plus rarement l’anatomie complète de la plupart de ses connaissances et on ne mutualise que des bribes de nos histoires. Mais vous ignorez sans doute si votre voisine de palier prend la pilule, si le type d’en face aime les romans de John Irving ou si le facteur s’épile le pubis.

Lorsque vous êtes invité, on vous propose de vous mettre à l’aise. Mais à l’aise chez soi ou chez autrui, c’est différent. On peut tomber la veste et la cravate, et même le chandail, mais on garde son pantalon et sa chemise quelques soient ses habitudes à domicile. Quant à ce qu’on va dire, cela varie justement en fonction de la proximité sociale de votre interlocuteur.

Egon Schiele

La pudeur consiste à repousser sans en avoir conscience ce qui consisterait à tout montrer sans discernement : l’obscénité, l’indécence, l’exhibition. S’exhiber, c’est justement rendre publique une partie de l’être qui devait rester intime, vit ou tranche de vie, téton ou secret de famille, avis d’imposition ou bulletin de vote, compte en banque ou dossier médical. 

La distinction est la capacité de refuser spontanément cette indécence et d’engendrer de la qualité sociale : on dit de quelqu’un qu’il est distingué lorsqu’il a la classe et distinguer quelqu’un, c’est l’élever à un statut, pas obligatoirement supérieur mais bien identifiable. Le sexe de l’anthropien qui reste tout de même un statut de la personne, même s’il n’est pas systématiquement pris en compte dans le réinvestissement politique, est masqué tout en étant réaffirmé par ce qui couvre la nudité.

Ramon Casas

La jupe cache fesses et pubis mais révèle le sexe de celle qui la porte, tout comme le soutien-gorge qui souligne la poitrine en la cachant. Je n’insiste pas sur le slip kangourou et le marcel par pure courtoisie. Les attributs sont des indicateurs sociaux qui nient éventuellement le genre ou l’âge : la médaille du mérite ou les palmes académiques sont les mêmes pour un homme ou une femme, un trentenaire ou un vieillard, un noir ou une blanche.

La pudeur se définit dans cette optique comme une limite à l’exposition. On parle là de coercition et de contrainte. De la même façon qu’on ne se déshabille pas directement quand on arrive chez des gens, on ne raconte pas sa vie à des inconnus. Bon d’accord, ça arrive mais dans des circonstances un peu exceptionnelles. D’habitude, on n’expose ses statuts que lorsque les circonstances sont favorables. Par exemple, si vous êtes médecin, vous ne le chantez pas dans les rues. Qu’un passant fasse une attaque cardiaque en pleine rue et le « laissez-moi passer, je suis médecin » reviendra au galop. De même, je n’annonce pas tous mes signes particuliers d’emblée : je ne les décline que le moment venu. L’exposition mal à propos peut tourner à l’exhibitionnisme et prendre un caractère pathologique comme dans la presse people ou sur les réseaux sociaux.

Egon Schiele

Autre exemple : je ne m’affirme pas comme hétéro, omnivore, séro-positif ou même #médiationniste en arrivant dans une assemblée. J’attends par exemple d’avoir à prendre la parole publiquement et je ne m’annonce comme père de trois enfants qu’avant de donner mon point de vue sur la contraception. Je ne raconte mon divorce à l’irlandaise que lorsqu’on me demande mon avis sur la nécessité de sortir des traités européens.

On en arrive au passage du statut à l’état vers le bas du tableau. Après la distinction, la séduction. Là, encore il faut bien comprendre le terme comme une faculté et un processus. Après la capacité à se poser ethniquement en s’opposant, Guyard propose le terme de séduction pour évoquer l’abrogation de la coercition, le dépassement de la contrainte, le pont au-dessus du fossé. Il rappelle un principe que Gagnepain martelait : on ne peut abolir que les frontières qu’on s’est à soi-même données.

Oeuvre anonyme

L’instituant engendre de l’étrangeté, c’est à dire de la singularité : le statut existe en opposition à un autre statut. Chacun d’entre nous est potentiellement tout un tas de facettes sociales à la fois : les toilettes publiques n’en retiennent qu’une (femme/homme). Le handicap annule même cette distinction pour la remplacer par un autre clivage.

Dans la phase politique (par opposition à l’instance ethnique), certains statuts sont gardés au secret quand d’autres sont offerts au public. La gestion de l’intime repose sur la faculté de choisir, parmi tous les statuts possibles, les plus adaptés à une éventuelle mutualisation.

– Il dézippa sa braguette et urina sur les hortensias.

Séduire, c’est donner à voir suffisamment pour donner envie d’en savoir plus et donc de faire partie de la communauté. Il ne faut bien évidemment pas réduire la séduction à l’aspect érotique même si c’est le côté des choses qui vient tout de suite à la pensée. Un projet est séduisant lorsque les caractéristiques qui sont dévoilés laissent augurer d’une promesse plus vaste. La séduction est une avance sur réception et entre dans une logique d’appartenance. J’hésite à utiliser l’image du filet de chalutier qui nous mène tout droit à la drague qui recherche l’élection sans trop de discernement, mais elle est assez parlante.

Plus subtilement, la séduction est la régulation de l’ouverture qualitative à l’autre. Physiquement, on montre telle ou telle partie du corps. On adopte des attitudes suggestives sans tomber dans l’obscénité. On joue plus de la mèche de cheveu que du poil pubien, de l’échancrure que de la raie, du regard appuyé que de l’attouchement. Tout est affaire de dosage pour ne pas provoquer la répulsion chez l’autre parce qu’on est pas des bêtes tout de même.

Joel Gion, l’énigmatique tambouriniste de The Brian Jonestown Massacre, est également un excellent compositeur-chanteur-interprète.

« La mise en commun suppose donc un partage négocié de l’étrangeté, une abrogation contractuelle du secret », écrit très élégamment Guyard. Dans la barrière qui est dressée entre le moi et l’autre, se pratiquent des brèches lors de la rencontre. Chacun livre une part de ses statuts : les présentations seront plus ou moins convenues ou fondamentales suivant le nombre de statuts à se réaliser dans l’état : l’état constitue donc la partie partagée de l’être à un moment donné de son histoire, un peu comme lorsque l’on dit d’un bien immobilier qu’on le vend en l’état : son potentiel est peut-être supérieur à ce qui est visible au moment de la vente mais le vendeur ne touchera à rien.

Dans toute relation, il s’établit par conséquent un contrat par lequel chacun montre un état de sa Personne dans la situation présente. Mon amoureuse ne voit qu’un état de moi quand mes enfants, mes amis, mes collègues ou mes ennemis en voient d’autres. Je montre à chacun ce qui le regarde et je lui cache ce qui ne le concerne pas.

Ça fonctionne également à plus grande échelle car la Personne ne se limite pas à l’individu. Comme nous l’avons vu en P2, l’individu stricto sensu est même une notion que ne relève pas de la sociologie mais de la biologie. En droit, cela correspond à la « personne morale », une entité juridique qui ne s’arrête pas à l’individu. 

Scène de confinement

C’est ainsi qu’au sein de la famille, les secrets sont parfois bien gardés, qu’il existe des clauses de confidentialité dans les entreprises et que le secret Défense frappe les dossiers stratégiques de l’État.

A mon ennemi, je ne montrerai que ma qualité d’opposant hostile, ennemi public ou adversaire intime. Lui en revanche cherchera à percer les zones d’ombre de mon histoire et surtout mes éventuelles faiblesses que je cherche bien évidemment à passer sous silence.

La plupart d’entre nous cherchons donc à offrir aux autres les statuts opportuns qui semblent relever du contrat et qui peuvent être partagés : les affinités ne sont rien d’autre que ces ponts qui se jettent entre deux egos. Les circonstances dans lesquelles se nouent les rapports sociaux déterminent en partie le réinvestissement des statuts : dans une assemblée de géants, ce sera peut-être mon statut d’homme de taille moyenne qui favorisera mon rapprochement avec un autre individu de même stature.

Hitler et Franco se sont bien trouvé sur les histoires d’autoritarisme mais ils n’ont probablement pas abordé la question religieuse : le nazisme vouait en effet
le Christ aux gémonies.

J’ai fait le test sur un jeune black et il a confirmé la tendance : dans des conditions similaires, il se serait dirigé vers le gars de même couleur au sein d’un groupe de blancs. Au coeur des manifs, les Gilets jaunes se regroupent et les motards se saluent sur la route. Le point commun, aussi ténu soit-il, rapproche ceux à qui il sert de passerelle.

Qui se ressemble s’assemble trouve sans doute là tout son sens. La totale étrangeté provoque le rejet, non pas par dégoût mais par manque de prises pour établir du lien. Celui-ci s’établit sur la base de statuts communs et de secrets dévoilés. Vous devenez intimes avec ceux qui partagent leur propriété privée avec vous et à qui vous ouvrez la vôtre en retour. Est élégant(e) celui qui sait choisir, celle qui sait ce qui va avec. Une élégance par élection doit donc être entendue comme la faculté de faire le choix #ontique qui s’accorde avec l’autre. L’État ne se nomme donc pas ainsi par hasard et Gagnepain n’est pas non plus homme à choisir arbitrairement un tel vocable. Faudra donc gratter un peu dans cette direction.

Tout le reste est littérature ! A la revoyure !

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