P21 – De la dignité du big-man

Il existe une dette qui ne se rembourse jamais, une économie parallèle qui échappe au commerce, des dons qui se paient en dignité. Pourtant rien n’est gratuit. Tout cadeau appelle un retour. Bienvenue chez les big-men et autres amphitryons.

le plan de la personne P21

L’idéologie capitaliste dans laquelle nous baignons nous conduit à penser le profit comme naturel, c’est à dire immuablement inscrit dans l’ordre des choses. Mieux, le profit et sa conséquence, l’#accumulation, autre nom du capital, sont de nos jours et sous nos latitudes considérés comme le seul motif qui tienne de toute activité économique.

Pourtant, dès 1923, dans son Essai sur le Don Marcel Mauss s’était déjà élevé contre ce raccourci. Je lui ai déjà consacré un chapitre en P7.

En 1976, Marshall Sahlins est allé un peu plus loin encore dans Âge de Pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives. Pierre Clastres résume très bien sa pensée dans une intro pas trop intello pour le coup. Et gratuite sur le web, ce qui va bien avec le personnage, aventurier, anar et plein d’humour.

L’idée est la suivante: contrairement à ce qu’ont longtemps cru des anthropologues aveuglés par l’idéologie économiste libérale, l’économie primitive n’est pas une économie de subsistance où le sauvage grappille ce qu’il peut dans une nature pas très nourricière. Au contraire, la nature est généreuse, elle pourrait nourrir beaucoup plus de bouches humaines et le chasseur-cueilleur n’y prélève que ce dont il a besoin. Vu que c’est un nomade, il n’a aucune raison d’accumuler des denrées devenues périssables qui l’encombreraient.

Pourquoi entasser des pommes qui vont flétrir dans un panier qui s’alourdit quand d’autres pommes toutes fraiches vous attendent sur d’autres pommiers? Du moins tant qu’il n’a pas découvert la compote et la conserve qui résolvent le problème des saisons creuses.

Le capital traditionnel était résolument sédentaire, ce qui lui permettait de stocker les pots de compote, et détestait les itinérants qu’il soupçonnait de ne pas foutre grand chose et de vouloir lui voler ses conserves.

Aujourd’hui, le capital matériel est une affaire de zéros sur une banque informatique. Les bourgeois mondialistes, les oisifs migrateurs se baladent ainsi au gré des saisons et des régimes fiscaux sans s’encombrer tout en comptant sur l’État qu’ils soutiennent pour leur assurer la propriété de ce qu’ils ne peuvent surveiller eux-mêmes. L’ubiquité ne s’achète pas et les #zélites tentent d’y suppléer en voyageant de plus en plus vite et étant hyper-connectées: c’est un peu con et assez vain mais ça tient encore dans une perspective basiquement matérialiste: en ayant plus, le possédant pense être plus et espère vivre plus longtemps, voire éternellement pour les plus touchés.

Quant au chasseur-cueilleur nomade, il ne prélève à la nature que ce qui est nécessaire à son entretien (biologique et technique) et éventuellement un peu plus. Et c’est sur ce surplus de production que Sahlins s’est penché en étendant ses investigations aux premiers agriculteurs. Et ce qu’il constate, c’est que toutes ces sociétés, et il y en a un grand nombre dans son étude, ne sont pas productivistes: le rendement n’est pas la règle générale. Le Mode de Production Domestique (MPD) comme il appelle cette manière autarcique de subvenir à ses besoins ne vise pas à dégager de l’excédent.

Là, ça dépasse l’entendement des productivistes utilitaristes que nous sommes. Pourquoi ne pas produire plus quand ça ne demande pas vraiment plus d’effort ni d’énergie? C’est en ces termes que nous nous posons la question. Tout le monde s’accorde à reconnaitre que la production en série diminue le temps nécessaire à la production unitaire. Sous cet angle des moyens mis en oeuvre, la question de la nécessité de l’ouvrage ne se pose pas: on fait, on stocke et on verra bien ensuite. Il sera toujours temps de recruter des commerciaux pour écouler la came.

Point trop n’en faut

Or les ethnologues ont constaté que les sociétés primitives ne surproduisent pas systématiquement. L’idée de stockage n’existe même pas chez les chasseurs-cueilleurs: pourquoi chercher à conditionner une viande qui se conserve sur pattes ou un fruit dans son arbre? Bon, d’accord, quand vous abattez un mammouth ou que vous tombez sur un coin à champignons, autant en faire profiter les maisonnées amies. Et là, bien sûr, je vous vois sourire: hors de question de livrer les coordonnées de mon coin à champignons et pour le mammouth, on va faire de la place au congélateur!

Il y a là un équilibre à trouver entre le désir d’autonomie matérielle du foyer et  son hostilité à la surproduction, entre sa politique économique et l’écologie. Lorsque cet équilibre est atteint, on peut considérer qu’on est dans une société d’abondance où il y a ce qu’il faut. Le travail y est fonction de l’effort indispensable pour assurer le nécessaire au foyer. Cette satisfaction est la preuve suffisante de l’abondance, l’excès étant la surabondance qui ouvre la voie au gaspillage.

Pour illustrer cette affaire de profit, je ne peux m’empêcher de vous raconter une petite histoire dont je ne me lasse pas.

Sur la plage d’un petit village de pêcheurs maoris dans le Pacifique. Un bateau vient d’y accoster avec quelques poissons. Un touriste occidental, probablement un chef d’entreprise ou un banquier, aborde le pêcheur. « Belle pêche dites donc ! Il vous a fallu beaucoup de temps ? ». Le pêcheur regarde le touriste et répond : « Non, pas beaucoup de temps ».  

Le touriste lui demande alors pourquoi il n’est pas resté plus longtemps en mer pour ramener plus de poissons et le pêcheur répond que c’est assez pour nourrir sa famille. Le touriste est étonné : « Mais que faites-vous le reste du temps ? »

Le maori répond : « Je fais la grasse matinée, je pêche un peu, je joue avec mes enfants, je fais la sieste avec ma femme. Le soir, je flâne au village, je vois mes amis, nous buvons un peu en discutant et nous jouons de la musique ou nous dansons. J’ai une vie bien remplie, vous savez. ».

Le touriste dit alors : « Ecoutez, j’ai fait des études de commerce et je peux vous aider. Commencez par pêcher plus longtemps et vendez aux touristes comme moi ou dans les restaurants, ce que vous ne mangerez pas. Avec les bénéfices dégagés, vous achèterez un plus gros bateau. Avec le gain de la pêche, vous en achèterez un deuxième et ainsi de suite jusqu’à ce que vous possédiez une flottille de bateaux de pêche. Au lieu de vendre vos poissons à des particuliers, vous négocierez directement avec une usine, et même vous ouvrirez votre propre conserverie. Vous aurez alors le contrôle de tout le circuit, de la production à la distribution. Vous pourriez alors quitter votre petit village pour une autre île plus grande et peut-être même pour une grande ville où vous dirigerez toutes vos affaires et l’expansion de votre entreprise ».

Le Maori demande alors : « Combien de temps cela prendra-t-il ? »

– Pas plus de 20 ans.

– Et ensuite?

– Ensuite, c’est là que ça devient intéressant, poursuit le touriste très emballé par la conversation, quand le moment sera venu, vous introduirez votre société en bourse. Vous pourrez facilement faire des dizaines de millions ! 

– Des millions ? Mais après ?, demande le pêcheur en souriant.

– Après ? Et bien vous prendrez votre retraite. Vous vous installerez dans un petit village de pêcheurs comme celui-ci où vous pourrez faire la grasse matinée, pêcher un peu, jouer avec vos enfants, faire la sieste avec votre femme, flâner dans le village le soir pour discuter, jouer de la musique et danser avec vos amis. »

Le pêcheur éclate de rire, range ses affaires et s’en va. Intérieurement, le touriste le traite de parasite sans ambition.

Sans surplus, point d’échange 

Si votre jardin ne vous procure que ce qu’il vous faut, vous n’allez pas vendre vos produits sur le marché. Sauf si vous avez besoin d’argent pour un autre objectif que la nourriture. Sauf si vous produisez de la merde empoisonnée. 

Dans nombre de sociétés primitives que Sahlins étudie, non seulement le surplus n’est pas recherché mais l’idée même de profit est rejetée. Or dans les sociétés à big-man (sorte de paterfamilias du Pacifique), celui-ci mobilise sa parentèle (famille élargie) pour pouvoir offrir aux autres plus qu’eux-mêmes ne peuvent s’offrir et s’en faire ainsi des obligés. En bénéficiant des largesses du big-man, ses obligés dépendent de lui et lui octroient de la considération sans pour autant lui accorder un véritable pouvoir comme à un chef. D’ailleurs au chef, on verse un tribut comme on paye l’impôt à l’État alors que le big-man arrose sa clientèle sans la commander: le produit de son travail (et surtout celui de sa famille) lui permet à travers sa générosité d’obtenir du prestige.

Le terme de prestige hésite entre illusion attribuée à la magie, forte impression et autorité morale: c’est donc un pouvoir psychique qui ne repose pas sur la force puisqu’il ne fait pas appel à la contrainte et n’aboutit pas à la coercition.

Sahlins pense que le sens du don détermine la relation et la nature de la dette. Le tribut du dominé vers le chef résulte d’une contrainte politique: s’il n’est pas versé, le chef doit faire usage de la force car c’est son autorité même qui est niée dans ce refus de paiement.

Le don du big-man vers son client lui assure le prestige. Sahlins l’étudie en Mélanésie mais il me semble retrouver un phénomène tout à fait similaire avec le clientélisme romain: le patron offrait la sportule sous forme de repas, d’argent, de places au spectacle ou de cadeaux. Le pouvoir économique, la richesse qui résulte du profit, procurait un pouvoir politique, le soutien lors des élections par exemple, une cohorte acquise à sa cause. 

Jean-Marie Sermier soutient l’opérette dans sa circonscription qui le lui rend bien.

Mais le clientélisme électoral fonctionne également avec l’impôt: avec l’argent du contribuable, l’élu municipal au pouvoir subventionne des associations dont il espère bien obtenir les voix. Une municipalité de droite se montrera plutôt chiche avec une MJC jugée trop populaire et se montrera beaucoup plus généreuse avec une association qui monte des spectacles d’opérette où se précipite un public conservateur plutôt argenté car les places restent assez chères. L’argent public est redistribué à des clients, même si bien évidemment l’élu s’en défend. Et si ce dernier renonce (parfois) au profit immédiat en détournant l’argent public à son profit, c’est qu’il y a un risque pénal mais aussi électoral: la redistribution vise à la reconduction du mandat. Différé, le profit est également prolongé et augmenté à long terme. Le gain financier n’est donc pas l’unique moteur de l’ambition politique même si la cupidité ambiante actuelle pourrait le faire croire. On n’entre pas en politique pour faire fortune mais la fortune aide à réussir en politique. Une certaine aisance est même indispensable au succès politique. Et nous revoilà donc à la problématique du big-man dont le travail productif sert des fins de prestige.

Le mécène et le sponsor sont des big-men à l’occidentale, le nom du donateur ayant simplement besoin d’être mentionné pour que le prestige fonctionne: c’est de la publicité en à peine plus classe, celle-ci représentant une part du profit sacrifiée pour accroitre le bénéfice. La différence, et l’ennui, c’est que c’est toujours le consommateur qui finance en définitive alors que dans le cas du big-man, c’est lui et sa maisonnée qui triment pour offrir des largesses mais du coup, les destinataires ne sont pas contraints de subvenir totalement à leurs besoins puisque le big-man y pourvoit. Ça ressemble à un phénomène de cour: les courtisans vivent aux dépenses de celui qui les écoute. Les parasites se nourrissent sur la bête.

Pour le prestige

J’ai un mien cousin richissime (que je ne fréquente pas) qui pratique ce type de générosité que j’appellerai l’amphitryonisme. Il fête ses 50 ans en emmenant 50 personnes dont certains membres de la famille pour un safari de 15 jours au Kenya. Il invite des amis et se garantit leur présence par des invitations alléchantes (raid en 4X4, croisière dans les mers chaudes). C’est une sorte de Gatsby de la Sarthe, de Johnny de l’industrie de la fenêtre en PVC. Mais attention! son cercle de clients ne se confond pas avec les relations mondaines qu’entretiennent les bourgeois en affaires: ce sont des « copains » (amis, frère ou cousin) dont il s’assure la loyauté par sa prodigalité. Il n’attend rien d’autre en retour qu’une sorte d’admiration qu’il tient sans doute pour de l’amitié. Il n’attend surtout pas les mêmes invitation en retour puisqu’il tire justement son prestige de la dette toujours reconduite. On est donc, à mon avis, dans le même cas de figure que le big-man de Mélanésie. Il fait son important sans passer par les urnes.

Monsieur Perrichon

La différence, c’est qu’en bon entrepreneur, le mien cousin a fait trimer ses employés, et non ses femmes ou ses parents hormis son frère, au moins autant que lui pour obtenir suffisamment d’argent pour assurer son statut de big-man. S’il est prisonnier de son désir de prestige, il ne doit pas travailler plus pour autant, ce qui est le cas du Mélanésien qui n’a pas d’usine. Mais dans les deux cas, le leader est dominé par son propre désir de reconnaissance et à la merci de ses obligés. Il est matériellement autonome mais socialement dépendant par le jeu de la dette. Et cette dette n’est jamais remboursée ni d’un côté ni de l’autre, à moins de stopper la dialectique. Pour conserver leur statut de big-men, l’un comme l’autre doivent continuellement entretenir leur clientèle sous peine de la voir squatter ailleurs. Cependant jamais les obligés n’auront assez pour rendre l’équivalent de ce qui leur a été donné. C’est le fait même qu’ils soient endettés qui rémunèrent le big-man qui n’a aucun réel pouvoir sur eux sinon celui de les inviter ou pas.

Les parrains font régner la peur qui est une forme de prestige en négatif. C’est avant tout le pouvoir qui les motive. Mais c’est une autre histoire.

Dans cette optique, le profit est au service du prestige. L’envie d’amasser n’est alors pas la motivation première de la surproduction puisqu’elle va servir de moyen d’échange avec un bien immatériel: l’économie est, même dans ce cas, « encastrée » (selon le mot de l’économiste Karl Polanyi) dans la société, toujours selon le principe du don et du contre-don sur lequel nous avons commencé cette réflexion.

L’échange ne se limite pas au flux des marchandises et l’économie ne se résume pas à la quête du profit. Le don et le contre-don s’exercent de bien d’autres manières. Le prestige n’est pas qu’une simple distribution de grosses coupures. Certes la richesse exerce une fascination presque morbide dans notre civilisation moribonde: l’accumulation maladive de chiffres insensés par des milliardaires psychopathes y est valorisée par l’idéologie capitaliste. Mais l’essentiel n’est pas là.

A travers le prestige, le big-man est en fait en quête de dignité: il cherche à devenir un dignitaire. Mais il n’obtient son statut et sa notabilité que par un truchement économique. Ce qui lui reste à obtenir, c’est la respectabilité de son aisance, une dignité reconnue par autrui, une image de soi valorisée par le regard positif des autres. Même généreux, un voleur reste un voleur: finalement, il donne ce qui ne lui appartient pas. Qu’il dépouille l’État, le tyran ou les nantis comme Mandrin, Robin des Bois ou Lupin, et il accède au rang de bienfaiteur de l’humanité comme s’il restituait au peuple ce qu’on lui a pris. 

Le don ne se résume pas au bien matériel offert: il y a l’esprit du don qui va avec. Rien de magique là-dedans mais l’effet de la dialectique de l’échange. Car le don crée une dette et appelle un contre-don différé et proportionné. Ce qu’au fond recherche le big-man, c’est le respect, la considération de son  état de donateur, la consécration de sa dignité hors du commun. Et le prix à payer, c’est justement le sacrifice du profit de son travail.

C’est ce que maladroitement le nouveau riche cherche à faire en claquant de manière ostentatoire. Ce n’est pas l’accumulation qui le stimule mais la reconnaissance publique de son ascension sociale. Il rend à la communauté ce qu’il a gagné pour recevoir en contrepartie une dignité toute fraiche et bien factice. On en revient à la définition de prestige entre poudre aux yeux et total respect.

J’avais un ami joueur de poker irlandais qui, ayant raflé la mise lors d’une grosse partie, avait acheté un énorme barbecue à gaz et organisé une véritable fête pour dépenser le fruit de cette victoire inattendue. Le partage des gains avec des gens qui n’ont rien fait pour entrait dans cette logique où rien n’était attendu en retour sinon la reconnaissance de l’invitation par la simple présence à l’évènement.

Tout le reste est littérature! A la revoyure!