P29 – Le corps en morceaux

La schizophrénie est un trouble de la Personne mais son impact touche potentiellement l’ensemble de l’être humain. Le corps n’y échappe pas.

Les troubles de la Personne : la schizophrénie P29

On doit à Mélanie Klein et Gisela Pankow l’idée que l’image du corps chez les schizophrènes pourrait subir l’impact de la maladie. L’expérience de corps morcelé telle que Mélanie Klein l’a d’abord observé, puis, à sa suite, Gisela Pankow, est une expérience limite et assez exceptionnelle. La relation des parties du corps à son ensemble se trouve profondément modifiée. « La dissociation de l’image du corps peut apparaître sous des aspects différents ; ou bien une partie prend la place de la totalité d’un corps de telle manière qu’il puisse encore être reconnu et vécu comme un corps limité ; ou bien, il se produit la confusion spécifique de la psychose, entre le dedans et le dehors. Ainsi, des débris de l’image du corps réapparaissent dans le monde extérieur sous forme de voix ou d’hallucinations visuelles. Par le terme de dissociation, je définis donc la destruction de l’image du corps telle que ses parties perdent le lien avec le tout pour réapparaître dans le monde extérieur. Cette absence de lien entre le dedans et le dehors caractérise la schizophrénie ; il n’y a pas de chaînes d’associations permettant de retrouver le lien entre les débris de tels mondes détruits ».


«Dans mes hallucinations, j’entends des voix, des effets sonores, des bruits aléatoires et je vois souvent des insectes, des visages et des yeux désincarnés. Ici, c’est un exemple d’yeux désincarnés que je vois. Ils font surface sur des monticules ou des masses, sur mes murs ou sur le sol. Ils se déforment et bougent. » Diagnostiquée schizophrène, Kate conjure ses hallucinations en les dessinant. https://www.ipnoze.com/artiste-schizophrene-hallucinations-kate/

Pour faire simple, disons que Gisela Pankow a observé chez les patients une dislocation du corps humain telle qu’une partie (remarquez au passage que c’est le mot que le modèle de la Personne propose pour l’unité #déontique), une partie du corps donc peut se séparer du tout comme un individu : d’où les voix sans corps ou les yeux sans tête de Kate (voir ci-contre). Cela peut paraitre invraisemblable, et ça l’est, mais il y a à l’oeuvre chez le malade une cohérence implacable et morbide qui se joue de la réalité. 

Toutes les hallucinations ne relèvent pas de la schizophrénie et tous les schizophrènes ne souffrent pas d’hallucinations. A la suite de Gisela Pankow, on peut les envisager comme un dérèglement de la #proprioception ou la #somasie, la capacité à se situer dans l’espace et à gérer le dedans-dehors, ou même de la somesthésie, la sensibilité du corps aux éléments extérieurs comme le vent ou la chaleur. Cela peut se traduire par les hallucinations les plus diverses. Wikipédia en fait un inventaire assez complet et sensationnel qui tient du récit fantastique.

Le cas des hallucinations cénesthésiques sont à relier au délire d’influence que nous avons déjà évoqué et que nous verrons plus en détails en P30. Ce n’est plus seulement la relation à autrui qui est perturbée mais bien l’ensemble de la relation du sujet avec son environnement : difficile pour le patient de savoir ce qui provient de son imagination et ce qui est réel, ce qui lui est imposé par une volonté extérieure et ce qui lui est au contraire psychiquement volé. On peut mesurer l’insécurité et d’instabilité dans laquelle peut plonger cette désorganisation psychédélique.

Guyard  cite abondamment Gisela Pankow qui dans L’Homme et sa psychose, retranscrit les paroles de « Véronique » : « Mon corps était morcelé, mais les morceaux séparés de mon corps n’avaient plus de rapport entre eux (…) Je ne peux pas vivre à la fois dans ma tête et dans mon corps. C’est pourquoi je ne réussis pas à être une seule personne. Quand je suis dans ma tête, j’oublie aussitôt mon corps. (Silence) Tout dépend de l’atmosphère dans laquelle je me trouve. (Silence) Je suis capable de sentir une multitude de choses à la fois. Je suis incapable de saisir qui je suis. (Silence) Il se peut que je puisse faire quelque chose. Il se peut que je puisse être quelqu’un. Je suis la chose que je vis. Mais ce quelque chose peut vivre ou être seulement un objet. C’est pourquoi je suis toujours fatiguée. (Silence) Tout m’intéresse. Il n’y a rien qui ne m’intéresse pas. (Silence) Je ne suis pas morte. Je suis vivante, vous savez. »

A force de morcellement, la patiente se trouve dessaisie de son unité tout comme son discours d’ailleurs. Elle s’épuise à être nulle part et partout à la fois. Elle lutte pour conserver ensemble un éparpillement général.

Guyard cite le cas de Jean X. suivi par J. Paquay. Après une longue période de négativisme (détachement social et refus de collaborer), catatonie aigüe (immobilité ou fixité dans une position donnée) et de syndrome d’influence (il est « commandé »), Jean X retrouve un état où il peut communiquer : il raconte alors comment il se trouvait dans un univers de télépathie généralisée et de communication tous azimuts alors qu’on le croyait presque muré dans son mutisme. La moindre parole et le moindre cri lui étaient adressé et il répondait négativement à sa manière à chacun. D’où sa fatigue psychique extrême. Dès qu’on parle de mort, on parle de lui, sa responsabilité est engagée et comme il ne meurt pas, il imagine qu’un autre dans le monde meurt à sa place par un transfert de pensée. A l’inverse, il s’attribue des bonnes nouvelles n’importe où dans le monde de la même manière comme des récompenses de ses efforts. Guyard en conclue chez Jean X à une responsabilité globale et une solidarité quasi absolue. En terme plus mystique, on pourrait parler de communion totale de sa part par une délégation aussi délirante que réciproque alors même qu’il était coupé du monde. Hors de son propre corps, Jean X était celui de tous les autres. A noter toutefois que cette synthèse a été rédigée après cette longue période de réclusion.

Pour en revenir à des cas moins radicaux, la dislocation qui s’attaque à la coordination gestuelle naturelle se traduit par des troubles dans ce que la théorie de la médiation appelle la conduite (plan II) et qu’on désigne souvent par la gestuelle. 

En dehors des épisodes délirants, la plupart des psychotiques se tiennent pour le moins « bizarrement », avec une raideur particulière dans la démarche, comme une sorte de précaution pour palier une mauvaise coordination des mouvements et un manque de fluidité. Il est de coutume de parler de maniérisme gestuel : le terme ne me semble pas particulièrement bien choisi. Le regard est souvent fixe ou vide. Le visage reste impassible ou se déforme avec des mimiques forcées. 

Le malade essaye de contrôler une coordination qui ne se fait plus spontanément. Comme je l’ai déjà écrit, il fait des efforts pour conserver une cohésion d’ensemble, d’où cette raideur relative pour éviter que ça parte en live comme ça arrive parfois avec des parakinésies, c’est à dire des décharges motrices imprévisibles comme des gestes nerveux des jambes par exemple. L’aliéné ne s’appartient pas. En crise, son propre corps lui échappe et il en perd totalement le contrôle. En psychiatrie, les exemples de possession ou de dépossession sont nombreux mais c’est la responsabilité qui est toujours en cause : envahi ou téléguidé, le corps ne répond plus à son propriétaire. Il perd de son unité, part à hue et à dia. Les parties se désolidarisent du tout, les yeux bougent seuls, l’esprit quitte le corps, ce dernier s’évide ou un corps étranger se développe à l’intérieur. Les cas de figurent sont multiples. 

Seul le trouble dissociatif de l’identité (ou dédoublement de personnalité) n’est plus reconnu comme relevant de la schizophrénie par la psychiatrie alors qu’il correspondrait presque (trop) parfaitement à notre description de la maladie. La personnalité multiple se présenterait comme la réponse pathologiquement « idéale » à une contradiction insupportable ou une réalité insupportable : la mort d’un proche oblige à parfois prendre sa place pour effacer la culpabilité. Mais nous manquons d’éléments pour trancher.

Nous conclurons ce chapitre en évoquant le dérèglement des sens lors des hallucinations : visions en tout genre, mauvaises odeurs, goût fétide, sensations de brûlures, de rayons, de fourmillement, douleurs imaginaires, sensation de mouvement d’un membre, de transformation monstrueuse, de grouillement sous-cutané, de pénétration, de viol ou de dématérialisation, le corps est soumis à rude épreuve. Là encore, c’est une question de frontières déplacées et impossibles à remettre à leur juste place.

Tout le reste devient littérature ! A la revoyure !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *