P35 – Grenouilles, paralogismes et autres farces sérieuses

Jean-Pierre Brisset figure en bonne place dans L’Anthologie de l’Humour Noir d’André Breton. Seulement l’auteur de « Le Mystère de Dieu est accompli » ne plaisantait pas. Mais alors vraiment pas.

Les troubles de la Personne : la paraphrénie P35

Bien que reconnu comme aliéné par le tribunal, le président Schreber (P34) a été jugé, presque 10 ans après son internement, à la hauteur des exigences de la vie courante et apte à prendre soins de ses intérêts. Les cinq signataires n’étaient pas des plaisantins et ils avaient sûrement de bonnes raisons de le faire. C’est tout le paradoxe de la paraphrénie. La diplopie permet au malade de délirer plein pot d’un côté et d’assurer grave de l’autre. Alphonse De Waelhens présente ainsi le cas d’une patiente qui était persuadée de posséder le ciel et de gouverner le monde au nom de ce même ciel, et qui racontait s’être « engendrée elle-même en rapprochant deux feuilles d’un arbre », arbre qu’elle ne pouvait nommer puisqu’il s’agissait « d’un secret atomique, conservé au frigidaire ».

Mais elle était en fait venue voir le médecin pour des problèmes de sommeil et de rhumatismes. En outre, elle prenait soin de son propre mari malade d’un cancer. Ce qui signifie qu’elle était capable de segmenter des rôles et de les réinvestir dans des parties négociables comme patiente ou épouse, et sans doute pas mal d’autres au quotidien, tout en assumant une mission hors de toute mesure dans le cadre de cette fonction hypertrophiée. On a du mal à y croire et on aurait probablement pris cela comme une sorte de pratique pince sans rire. Sauf que cette dame ne plaisantait absolument pas et n’entretenait aucun recul avec ce discours délirant.

C’est ce qui amène De Waelhens à conclure sur ce type de cas : « En fait, ce qui oriente décisivement le diagnostic, ce sont, d’une part, l’allure peu vivace du délire, l’indifférence relative du malade à son égard, son plus ou moins total enkystement, mais aussi, d’autre part, sa cohérence marquée, allant même vers la systématisation, sa richesse d’éléments et, enfin, la diplopie qui l’accompagne : le malade s’identifie pleinement au personnage de son délire mais cette identification ne l’empêche nullement d’être aussi ailleurs, c’est-à-dire là même où nous le voyons ». Le paraphrène peut donc soutenir une vie normale et une promotion sociale délirante par le truchement d’une segmentation déontologique intacte. Il semble même que la plupart des paraphrènes gardent pour eux leur délire et que tant que les persécutions sont de l’ordre du supportable, ils n’ont aucune raison d’ébruiter l’affaire ni a fortiori de consulter et luttent par leurs propres moyens. Schreber était un cas limite dont la santé et le comportement étaient très affectés et susceptibles de perturber sa vie professionnelle d’une part mais aussi l’ordre public. Or on peut envisager des pathologies moins spectaculaires.

J’ai même été surpris de découvrir dans une thèse pour le diplôme d’état en médecine, soutenue en 2018 par Sophie Bastard à l’Université de Lille, que Jean-Pierre Brisset figurait au rayon paraphrénie. Je vous restitue l’extrait dans son intégralité, non sans auparavant vous avoir signalé que Philippe Cullard diagnostique dans sa thèse de médecine en 1980 une paraphrénie avant de faire republier avec une préface « Le Mystère de Dieu est accompli ». 

Jean-Pierre Brisset

« Ce fut le cas de Jean-Pierre Brisset, qui après quelques inventions dont la « ceinture-caleçon aérifère de natation », aboutit en 1883, à l’âge de 45 ans, à l’idée centrale de son délire selon laquelle « l’homme est né dans l’eau, son ancêtre est la grenouille et l’analyse des langues humaines apporte la preuve de cette théorie.» Il commence à développer ses idées dans son ouvrage « La grammaire logique », bientôt suivi de « Le mystère de Dieu est accompli », puis « Les origines humaines » en 1913. Ayant recours à de nombreux paralogismes, il a tenté de rationaliser sa pensée délirante en fixant des principes de linguistique, en particulier la loi suivante : « Toutes les idées que l’on peut exprimer avec un même son, ou une suite de sons semblables, ont une même origine et présentent entre elles un rapport certain, plus ou moins évident, de choses existant de tout temps ou ayant existé autrefois d’une manière continue ou accidentelle. » Acclamé par les pataphysiciens et les surréalistes comme André Breton, Jean-Pierre Brisset a pu garder une insertion sociale satisfaisante, mais il n’a pu venir à bout de son ultime projet qui était d’établir une encyclopédie de toutes les langues. Comme le souligne notamment Maleval, le caractère très fantaisiste des troubles délirants paraphréniques peut difficilement entraîner une crédibilité auprès des tiers. Mais contrairement au délire paranoïaque, le sujet se soucie peu d’emporter la conviction d’autrui, il n’est pas dans la revendication sthénique mais au contraire plus apaisé, et peut parvenir à maintenir des interactions sociales et une insertion satisfaisante, comme s’il menait une double vie. »

Devant le Penseur de Rodin, Jean-Pierre Brisset aurait déclaré : « Il n »est pas nécessaire d’être nu pour penser. »

D’un côté, Brisset fait carrière dans la pâtisserie, dans l’armée, dans l’enseignement des langues et de la natation, dans les chemins de fer. Il publie… à compte d’auteur certes et dépose des brevets… qui ne débouchent toutefois sur rien (« la ceinture-aérifère de natation à double réservoirs compensateurs à l’usage des deux sexes » et « la planchette calligraphique »). De l’autre, il pratique une philologie (linguistique historique) qui tient beaucoup plus du calembour à grande échelle que de la science mais Brisset ne plaisantait pas : en 1883, il publie « La Grammaire logique, résolvant toutes les difficultés et faisant connaître par l’analyse de la parole la formation des langues et celle du genre humain ».

Quelques exemples de l’indéniable talent de Brisset dont la persévérance est toutefois pathologique.

L’ouvrage est soumis à l’Académie Française et c’est Ernest Renan qui le refuse. Cet autodidacte né dans la campagne normande rêve d’obtenir la chaire de paléontologie au Collège de France, une ascension sociale extraordinaire pour l’époque. Mais la consécration, il l’obtient dans un canular de Jules Romains qui l’élit « Prince des penseurs » pour Le Mystères de Dieu est accompli. Brisset est ravi, reçoit le prix à 75 ans et en grandes pompes sans se douter de rien et fera de Romains un de ses légataires universels. Avec Brisset, l’extrême-sérieux de révélations divines sur le langage côtoie la blague de grande envergure sur un total de 1300 pages et un travail littéralement schizo-phasique systématique et par-là même démentiel. Mais rien ne tend à prouver que c’était un farceur : une carrière dans l’armée, plusieurs campagnes, des dépôts de brevets, des publications, des engagements financiers. Accueilli à Paris pour recevoir son prix, en 1913, il fait belle figure devant la troupe d’intellectuels parmi lesquels Romains, Sweig et Apollinaire.

Nous n’avons pas de détails suffisants sur la vie et les états psychologiques successifs de Brisset pour en dire tellement plus. Ses échecs l’ont-ils affecté? S’est-il senti persécuté par ce manque de reconnaissance ? A-t-il eu des hallucinations ? Croyait-il sérieusement que les grenouilles sont nos ancêtres comme il le prétend ? Ses révélations sur Dieu tiennent-elles de la provocation ou de l’intuition ? A-t-il souffert de ne pas être pris au sérieux ? Se considérait-il comme un être hors du commun avec des révélations importantes à faire ? Riait-il sous cape ?

Pourtant quand Emmanuel dit : « Je suis le fils caché de Lady Di, et pour l’empêcher de venir me voir, on l’a assassinée », il est tout ce qu’il y a de plus sérieux. Il a cependant été diagnostiqué schizophrène, tout comme Nicole qui croit dur comme fer à ces références : « Au journal de 20 heures, j’ai compris que le journaliste parlait de moi… Je lui ai dit d’arrêter. Il a compris. Il a vu que je savais. Il a recommencé très vite avec un code plus complexe. » Ce ne sont pas les raisonnements qui sont en cause puisque les capacités logiques sont intactes mais les perceptions et les interprétations qui sont faussées. Avec des prémisses fausses, les paralogismes de Schreber n’ont parfois rien à envier aux calembours de Brisset.

« Je dormais sans le recours aux médications, bien que je fusse toujours un peu agité et et visité de vision plus ou moins excitantes : mon sommeil était devenu sommeil de rayons. Les rayons, comme je l’ai indiqué à la note 20b, ont la singulière vertu, entre autres, de calmer les nerfs et de faire dormir. Cette affirmation paraîtra d’autant plus digne de foi qu’on peut déjà attribuer au rayonnement solaire un effet analogue, bien que ce soit à un degré incomparablement moindre. Tous les psychiatre savent que l’excitation nerveuse s’accroît notablement chez les malades pendant la nuit, mais que de jour, spécialement aux heures tardives de la matinée, un apaisement très appréciable de plusieurs heures survient presque toujours, sous l’action de la lumière solaire. Cet effet est incomparablement marqué lorsque le corps, comme c’est le cas pour moi, reçoit directement les rayons divins. Il suffit alors de quelques rayons pour instaurer le sommeil. » extrait de Mémoires d’un Névropathe, p. 85, 1975.

C’est verbeux comme tout ce qu’a écrit Schreber, presque-logique et pourtant extravagant mais le président était suivi et on sait ainsi beaucoup de choses sur lui. Sans elles, les mémoires auraient pu passer pour une boutade pataphysique un peu limite. Sans ce côté systématique et persistant, Brisset relèverait du plus mauvais almanach Vermot. 

Ni l’un ni l’autre ne semble manifester de volonté de reconnaissance de leur prodigieux message. Schreber veut simplement pouvoir reprendre une vie classique hors de l’asile. Brisset ne semble pas s’offusquer du peu de succès de ses révélations et de ses conférences. Il a pourtant du lourd à annoncer à l’humanité.

Le jugement dernier

Le Seigneur descendra lui-même du ciel, avec la voix d’un archange et avec la trompette de Dieu (1 Thess. 4-16). Un soir de juin 1883, nous rentrions pensif chez nous quand tout a coup un feu descendant du ciel nous pénètre et nous dit : Je suis Jésus, tu juges les vivants et les morts. Une joie immense s’empare de nous et peu de temps après une grande angoisse. L’idée de juger un homme en face nous effrayait. Mais le Seigneur nous fit comprendre les Écritures. Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? (1 Corinth. 6-2 et 3). Dieu doit juger le monde avec Justice par l’Homme qu’il a établi pour cela (Actes 17-31).

C’est donc l’homme qui juge et non Jean-Pierre ; nous ne nous adressons à nul homme, et quand nous jugeons le prêtre, c’est aussi bien celui qui vivait avant l’homme que celui que nous croisons dans la rue ou qui sert ses idoles aux antipodes.

Nous sommes l’ange ou l’archange de Jésus. L’archange est le premier sexué, c’est la première créature de l’Éternel-Dieu. Il avait, comme la grenouille, les yeux derrière la tête, et, avec ces yeux, nous voyons plus de deux millions d’années en arrière ; nous ne nous voyons point de commencement. Nous sommes devenu un homme, être infiniment supérieur à l’archange ; nous avons les yeux en avant et, avec ces yeux, nous voyons, dans les millions d’années des siècles futurs, une vie sans fin. N’ayant point de commencement, nous n’aurons point de fin.

Tout homme qui sera instruit dans la science de Dieu, parlera comme nous et, comme nous, il sera, en esprit et en vérité, roi et souverain sacrificateur selon l’ordre de Melchisédeck (Hébreux 7-3). Comme pour nous, son devoir sera de juger les vivants et les morts, car celui qui se méfie du jugement de sa conscience ou craint de l’exprimer, est un être inférieur qui ne peut entrer dans le royaume des élus.

Le livre complet est disponible mais à vos risques et périls.

https://fr.wikisource.org/wiki/Le_myst%C3%A8re_de_Dieu_est_accomplih

Brisset, tout comme Schreber, est appelé à de très hautes fonctions par Dieu lui-même mais ça ne l’a nullement empêché d’assurer ses fins de mois avec des emplois respectables. On observe tout de même une montée en puissance au cours des publications qui commencent par un art d’apprendre à nager en moins d’une heure, suivi de trois grammaires philologiques, puis des traités de théologie et des origines de l’homme pour s’achever un dictionnaire inachevé de toutes les langues. Il y a donc quelque chose de prométhéen chez Jean-Pierre Brisset, puisqu’il avait arraché à l’univers des secrets d’une immense valeur que ses semblables n’étaient pourtant pas pressés de découvrir puisqu’il était obligé de publier à compte d’auteur.

Quant à sa vie terrestre, elle débute sur différents fronts guerriers mais s’achève modestement aux chemins de fer.

Les deux hommes qui ont été contemporains ont donc mené une double vie en parallèle, l’une plutôt discrète quoi qu’un peu tourmentée, l’autre absolument grandiose mais plutôt secrète. Tous deux ont écrit, mais pour des raisons différentes, des sommes théologiques où ils racontent leur aventure mystique avec beaucoup de précision, une relation à long terme, unique et exclusive, avec le divin parfaitement assumée et sans fausse modestie. Loin d’être des excentriques comme certains que nous verrons pas la suite, ils ont pleinement assumé la démesure de la responsabilité qui leur incombait. Schreber ne se plaignait pas de sa condition spirituelle mais se lamentait de n’être pas laissé en paix, paix qu’on accorda royalement à Brisset qui ne connut qu’un seul jour de gloire.

Tout le reste est littérature ! A la revoyure !

Pour aller plus loin :

https://www.cairn.info/revue-topique-2012-2-page-71.htm

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