P36 – L’Amour fou d’Alfred Jarry

Avec Alfred Jarry, on ne sait jamais si c’est du lard ou du cochon. Il commence par le canular et finit par un roman cochon. Mais derrière des oeuvres extravagantes et rarement accessibles au tout-venant, se cache un projet d’une ambitieux prodigieuse qui se veut visionnaire.

Le plan de la Personne : la paraphrénie P36

La question ne sera pas ici de savoir si Alfred Jarry représente un cas pathologique ou non. Les deux précédents en P34 et P35 nous ont montré qu’il était périlleux de trancher, aussi vais-je ici simplement explorer les tendances paraphréniques très marquées de l’auteur.

Jarry n’est pas exactement le créateur du père Ubu. Le professeur de physique Hébert qui représentait pour les potaches du lycée de Rennes « tout le grotesque qui est au monde » inspire d’abord Charles Morin dont le frère présentera au jeune Alfred Les Polonais qui met en scène le P.H. (père Hébert, père Ébé). Jarry s’en empare et le rebaptise Ubu. On peut se demander pourquoi. Eh bien, disons que Jarry a fait du latin et sait que ubique signifie en tout lieu et sans exception, d’où l’ubiquité. « Quant à l’action, qui va commencer, elle se passe en Pologne, c’est à dire Nulle Part », dira Jarry en préambule de la pièce alors qu’Ubu est de partout. La preuve, on joue toujours cette pièce au mieux farfelue, au pire stupide. Ubu est surtout devenu le symbole du tyran arriviste et imbécile tel que le XXème siècle nous en a produit par wagon. Et sur le sujet le XXIème n’a déjà rien à lui envier. Mais Ubu Roi résonne aussi d’Oedipe Roi de Sophocle. Toute l’oeuvre de Jarry est à double, voire triple, fonds.

Jarry et Ubu vont rester intimement liés même si l’écrivain avait des ambitions littéraires hautement plus élevées que la farce de lycéen. Après une longue mise en quarantaine puis un retour en grâce, il étoffera d’ailleurs considérablement le personnage d’Ubu à travers des articles, des pièces et un almanach. « Jarry jouant Ubu, non plus sur scène mais à la ville, tend ainsi un terrible miroir aux imbéciles, il leur montre le monstre qu’ils sont. Il dit « Merdre aux assis », commente Georges-Emmanuel Clancier, poète qui ne l’a cependant pas connu. Jarry lui-même parle souvent de lui à la troisième personne sous le nom de père Ubu et son entourage également. Il utilise également le nous royal du père Ubu dans ses articles.

On le sait moins mais Jarry va créer trois autres personnages tout aussi extraordinaires, uniques et surhumains. Reste à savoir dans laquelle de ces quatre créatures, Jarry se retrouvait le plus.  

Commençons par la dernière création (publication en 1902) : Le surmâle pédale plus vite que des coureurs dopés qui eux-mêmes font la course avec un train et le champion peut faire 82 fois l’amour d’affilée. C’est un roman moderne selon le mot de Jarry lui-même et il commence ainsi :  « L’amour est un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment » pour se terminer par la fabrication de la machine à inspirer l’amour mais aussi la mort du super-héros. Moins ésotérique que les oeuvres précédentes et donc plus lisible, ce roman possède effectivement une touche moderne qui tend vers la science-fiction psychédélique. Comme Jarry qui s’habillait volontiers en cycliste pour enfourcher sa bécane de compétition, le surmâle est un as du vélo, un véhicule pas si fréquent que ça à l’époque.

L’écrivain, pourtant sans le sous mais qui refusait obstinément de travailler et de vivre d’autre chose que de ses talents artistiques, achète un terrain près de Corbeil et y fait installer un wagon à marchandises dont il fait sa maison. Il acquiert également un long et fin canot qu’il nomme l’As et qu’on retrouve dans Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien. Ce soi-disant roman néo-scientifique est une odyssée pour le moins absconse, bourrée d’érudition (il y a plus de notes que de texte). Le chapitre VIII présente la ‘pataphysique qui a fait de nombreux disciples (Vian, Queneau, Averty, Soft Machine).

« Un épiphénomène est ce qui se surajoute à un phénomène.

La pataphysique dont l’étymologie doit s’écrire et l’orthographe réelle ‘pataphysique, précédé d’une apostrophe, afin d’éviter un facile calembour, est la science de ce qui se surajoute à la métaphysique, soit en elle-même, soit hors d’elle-même, s’étendant aussi loin au-delà de celle-ci que celle-ci au-delà de la physique.

Et l’épiphénomène étant souvent l’accident, la pataphysique sera surtout la science du particulier, quoiqu’on dise qu’il n’y a de science que du général.

Elle étudiera les lois qui régissent les exceptions et expliquera l’univers supplémentaire à celui-ci; ou moins ambitieusement décrira un univers que l’on peut voir et que peut-être l’on doit voir à la place du traditionnel, les lois que l’on a cru découvrir de l’univers traditionnel étant des corrélations d’exceptions aussi, quoique plus fréquentes, en tous cas de faits accidentels qui, se réduisant à des exceptions peu exceptionnelles, n’ont même pas l’attrait de la singularité.

DÉFINITION: La pataphysique est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité.

La science actuelle se fonde sur le principe de l’induction: la plupart des hommes ont vu le plus souvent tel phénomène précéder ou suivre tel autre, et en concluent qu’il en sera toujours ainsi.

D’abord ceci n’est exact que le plus souvent, dépend d’un point de vue, et est codifié selon la commodité, et encore ! Au lieu d’énoncer la loi de la chute des corps vers un centre, que ne préfère-t-on celle de l’ascension du vide vers une périphérie, le vide étant pris pour unité de non-densité, hypothèse beaucoup moins arbitraire que le choix de l’unité concrète de densité positive eau ?

Car ce corps même est un postulat et un point de vue des sens de la foule, et, pour que sinon sa nature au moins ses qualités ne varient pas trop, il est nécessaire de postuler que la taille des hommes restera toujours sensiblement constante et mutuellement égale. Le consentement universel est déjà un préjugé bien miraculeux et incompréhensible. Pourquoi chacun affirme-t-il que la forme d’une montre est ronde, ce qui est manifestement faux, puisqu’on lui voit de profil une figure rectangulaire étroite, elliptique de trois quarts, et pourquoi diable n’a-t-on noté sa forme qu’au moment où l’on regarde l’heure ? Peut-être sous le prétexte de l’utile. Mais le même enfant, qui dessine la montre ronde, dessine aussi la maison carrée, selon la façade, et cela évidemment sans aucune raison; car il est rare, sinon dans la campagne, qu’il voie un édifice isolé, et dans une rue même les façades apparaissent selon des trapèzes très obliques.

Il faut donc bien nécessairement admettre que la foule (en comptant les petits enfants et les femmes) est trop grossière pour comprendre les figures elliptiques, et que ses membres s’accordent dans le consentement dit universel parce qu’ils ne perçoivent que les courbes à un seul foyer, étant plus facile de coïncider en un point qu’en deux. Ils communiquent et s’équilibrent par le bord de leurs ventres, tangentiellement. Or, même la foule a appris que l’univers vrai était fait d’ellipses, et les bourgeois mêmes conservent leur vin dans des tonneaux et non des cylindres.

Pour ne point abandonner en digressant notre exemple usuel de l’eau, méditons à son sujet ce qu’en cette phrase l’âme de la foule dit irrévérencieusement des adeptes de la science pataphysique. »

Le roman s’achève par un chapitre d’une rigueur (au sens ascétisme du terme) toute mathématique où l’auteur calcule la surface de Dieu et conclue par la formule magistrale et mythique : 

DIEU EST LE POINT TANGENT DE ZÉRO ET DE L’INFINI.

La Pataphysique est la science…

C’est loin d’être idiot, ça frise même le génie, sauf que comme pour le délire, c’est une affirmation que seul son auteur valide, quoique, dans le cas de Jarry, nombreux sont les pataphysiciens, aussi roublards et cérémonieux, mais moins sérieux, que les Francs-Maçons. Faustroll nait à 63 ans et n’a pas d’ascendance connu, pas plus que le Surmâle ni Ubu. Comme Jarry lui-même, pas de descendance non plus.

Les amis de Jarry l’ont souvent aidé financièrement mais il a vécu très chichement plutôt que d’avoir un emploi régulier. Il tente pourtant l’École normale supérieure : avec trois échecs successifs, il fait mieux qu’Emmanuel Macron lui aussi élève à Henri-IV, à croire que la réputation de ce lycée est surfaite. Suivent deux échecs pour la licence ès lettres. Les créations de revues n’ont pas plus de succès et son héritage y passe. L’écrivain s’est obstiné toute sa vie à écrire des articles et des récits souvent d’un hermétisme à toute épreuve où perce parfois l’humour mais surtout un savoir encyclopédique totalement foutraque pour qui n’en a pas la clef avec des allusions réservées aux seuls initiés à qui sont sans doute dédicacés les chapitres du Faustroll. 

Doctor Faustroll by Doctor Faustroll

« Faustroll avait noté une toute partie du Beau qu’il savait, et une toute partie du Vrai qu’il savait, durant la syzygie des mots; et on aurait pu par cette petite facette reconstruire tout art et toute science, c’est-à-dire Tout; mais sait-on si Tout est un cristal régulier, ou pas plus vraisemblablement un monstre (Faustroll définissait l’univers ce qui est l’exception de soi)? »

Jarry tenait la littérature en très haute estime et lui a consacré sa vie écourtée par les privations, le mauvais vin et une méningite tuberculeuse. Il a poussé au plus haut point son acuité stylistique, écartant le vulgaire prosaïque par une rareté lexicale digne de Stéphane Mallarmé que Jarry révérait.

On aurait cependant tort de le prendre pour un simple farceur. C’était un trublion mais il y a une ambition démesurée derrière. Jean Saltas qui l’a bien connu écrivait : « Malgré son érudition profonde et variée, il fut toujours un garçon simple et naïf, content de tout et de lui même. » Mais il signale également par ailleurs l’avoir vu très abattu à cause de problèmes financiers qu’il cachait fièrement mais aussi souvent soupe au lait et provocateur. Il portait sur lui un pistolet et buvait de l’absinthe quand il en avait les moyens.

On ne nous signale aucune mère Ubu à la ville et sa soeur Charlotte sera toujours d’un soutien précieux. 

Faustroll est le possesseur de l’absolue connaissance. En Faustroll, Noël Arnaud et Henri Bordillon pensent que Jarry a voulu faire « une oeuvre qui soit l’Oeuvre, un livre qui soit le Livre ». Le projet est donc particulièrement ambitieux mais d’une ambition qui ne vise pas la reconnaissance populaire parce que le roman est carrément obscur et ne sera d’ailleurs publié qu’à la mort de son auteur. 

Quant à l’histoire d’Emmanuel Dieu dans L’Amour Absolu, c’est celle d’un homme qui attend sa condamnation à mort dans une cellule de la Santé  suite au meurtre de sa mère avec qui il a vraisemblablement eu des relations sexuelles tout au moins en rêve (si j’ai bien compris).Jarry y transmute et y fantasme sa propre existenceà tel point que son ami Alfred Vallette, le directeur des éditions du Mercure de France qui avait déjà publié des textes de Jarry,a sans doute pris peur devant l’audace et l’hermétisme de ce long poème en prose carrément oedipien. Jarry n’insiste pas et se contente de faire tirer à ses frais un fac-similé du manuscrit, à une soixantaine d’exemplaires, alors qu’il n’a plus le sous. Son amie Rachilde (la femme de l’autre Alfred), présente ainsi L’Amour Fou : « Dans ce livre complètement fermé aux humbles mortels, il y a une personne d’un sexe différent, qui est à la fois la mère, la maîtresse, la sainte Vierge, la femme du notaire et la soeur du héros et le héros est appelé Monsieur Dieu par la personne en question.     Heureusement d’un prix inabordable pour les cerveaux faibles, cet ouvrage détient, comme sous vitrines des bijoux phalliques, des choses d’une précision exquise : « Le sexe de la femme est l’œillère d’un masque ». Monsieur Dieu y malmène cyniquement les dames avec un luxe de violence qui prouve jusqu’à quel point de démence humaine, il est capable de les aimer. On a la sensation d’un cauchemar en lisant ces pages manuscrites et sous l’amertume des phrases la correction élégante de la méchanceté, on sent courir, brûlant, le sang des fièvres voluptueuses. » Jarry n’en vendra que très peu d’exemplaires. Son tirage confidentiel lui évitera le scandale.

Nous sommes en 1899 et cette même année, Jarry achève Ubu enchainé et renoue avec la farce et l’absurde, souvent dans des chroniques journalistiques et toujours avec un culot monstre et une logique systématique : « Il n’est peut-être pas bien urgent de faire de la littérature sur les pauvres, puisqu’il y en aura toujours. » ou « Le Jockey-Club est une officine bien parisienne – son titre anglais l’indique – où se groupent les lads, palefreniers, bookmakers, jockeys – naturellement – et où s’élabore le résultat complet des courses. » C’est gonflé mais on est loin des cimes des romans précédents, exception faite du Surmâle qui parait en 1902 : le sujet est délirant et pour le moins scabreux mais le style est légèrement plus accessible et l’érudition moindre.

Jarry est un individualiste, convaincu de son talent hors-norme, qui se projète dans des héros inhumains et extravagants : la frontière entre la réalité projeté dans la littérature et la fiction importée dans son existence est assez ténue. Il tente d’écrire des oeuvres prométhéennes et définitives, synthèses de tout ce qui s’est fait mais aussi annonciatrices de ce qui se fera. Le génie ne souffre aucune concurrence, aussi produit-il des oeuvres extrêmes et si singulières qu’elles sont pré-destinées à ne pas rencontrer le succès, ni même la publication (Faustroll est publié 4 ans après sa mort), ni même un minimum de compréhension (Vallette jette l’éponge pour L’Amour Fou). Ce dernier roman est une sorte d’apothéose de l’ésotérisme. Il n’a rien à envier au délire plus batracien de Brisset et à celui plus neuro-cosmique de Schreber. Pour Noël Arnaud, L’Amour Fou tient du paranormal. « Le dessein de Jarry est de transmuer sa vie, notre pitoyable chronologie, en l’intemporel Écrit, en usant de l’alchimie rigoureuse et magique qui efface, gomme, nie la Vie par et dans l’Oeuvre. » En écrivant ce texte iconoclaste et impubliable, voué à rester dans les limbes de l’édition (c’est Debord avant Debord), Jarry pense paradoxalement atteindre l’immortalité. Le succès est la voie toute indiquée pour passer à la postérité. Lui choisit l’incommunicable presqu’insensé pour déjouer l’oubli. C’est totalement paradoxal et c’est en fait Ubu qui lui assurera une vie posthume jusqu’à mort 7 ans plus tard et au-delà. En effet après 1900, Jarry abandonne l’obscurité du symbolisme mallarméen pour la loufoquerie baroque de chroniques faussement journalistiques, plus proches d’Alphonse Allais.  

N’est-ce pas là le narcissisme absolu ? Un état déontologique où on est tellement sûr de son devoir qu’on n’a plus besoin d’autrui pour savoir ce qu’on a à faire : on reste seul face à sa mission si singulière à contempler son être propre en train d’agir. Pas la peine d’alerter l’opinion publique sur cet onanisme psychique. C’était le cas de Schreber et Brisset, avec un destin prodigieux d’un côté et une vie assez banale de l’autre. Jarry était un peu plus excentrique que la moyenne dans sa vie quotidienne et volontiers provocateur peut-être bien pour se dissimuler mais je pense que sa véritable mission mystique est restée secrète comme pour la majeure partie des paraphrènes.

Le plus étonnant, c’est que Jarry était, semble-t-il, croyant. Quelques années avant sa mort, il propose même une nouvelle version de la célèbre locution latine « credo quia absurdum » (je crois parce que c’est absurde) en « credo quia absurdum non credere » (je crois parce que c’est absurde de ne pas croire). Au plus mal en 1906, un an avant sa mort, il réclame l’extrême-onction. Sage précaution pour le créateur d’Emmanuel Dieu qui parle de l’autre Dieu pour parler du Créateur mi-trinité mi-platonicien que Jarry s’était concocté.

Tout n’est peut-être pas que littérature ! A la revoyure !

Pour aller plus loin :

Les principaux texte de Jarry sont en ligne.

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