P39 – Pour en finir avec l’érotisme SM

Le sadomasochisme a une réputation sulfureuse. Le grand public l’associe en effet au vice et à la violence. C’est en partie vraie mais on n’en reste pas moins dans le domaine des troubles de la responsabilité et du pouvoir.

Les troubles de la Personne : le sadomasochisme P39

Le scénario sadomasochiste stéréotypé avec latex, cravaches, menottes, chaines, croix de saint-André, godemichés et fellations a envahi les imaginaires au point que ce trouble de la relation sociale est souvent assimilé à une pratique sexuelle un peu pimentée. « Le sadomasochisme définit des jeux sexuels codifiés et scénarisés entre adultes consentants, où la douleur, la domination et l’humiliation représentent des sources de plaisir. Le SM regroupe une large palette de pratiques allant de la fessée au bondage en passant par des jeux de contraintes ou des brûlures légères. »

Je reviendrai en P40 et P44 sur les deux figures qui ont donné leur nom au sadisme et au masochisme : le Marquis de Sade et Leopold Von Sacher-Masoch. Mais c’est la Psychopathia sexualis du psychiatre Richard von Krafft-Ebing qui va populariser ces termes en 1886. Pour ne pas émoustiller les profanes importuns, l’auteur choisit un titre en latin et rédige certaines parties dans cette langue, ce qui n’empêchera pas l’ouvrage de rencontrer un grand succès populaire. Au même titre que l’homosexualité et le fétichisme que j’étudierai par la suite, le sadisme et le masochisme y sont classés comme perversions de l’instinct sexuel. Freud et la psychanalyse prendront le relais pour faire une publicité érotique de tous les diables au SM.

Or si le plaisir et l’érotisme ne sont pas absents de la plupart des cas de sadomasochisme, la théorie de la médiation pense qu’ils n’en sont que des épiphénomènes. En effet, la partition des plans III (acculturation sociale de l’espèce) et IV (acculturation axiologique du désir) permet de penser que le désir sexuel vient se greffer sur la stimulation que représente un rapport social pervers : les deux faits sont donc dissociables et appréhendables séparément. En d’autres termes, l’excitation libidineuse est consécutive à la relation sadomasochiste mais n’en constitue cependant pas l’épicentre, ce qui pousse à supposer qu’il existerait des relations de ce type qui ne feraient pas entrer en jeu une quelconque tension érotique. Après avoir présenté quelques traits intéressants de cet univers, je m’attacherai (dieu, que le français est pervers !) à dégager des caractéristiques exclusives du phénomène sadomasochiste, beaucoup moins spectaculaire et gadgétisée que sa partie fantasmée à laquelle ce chapitre est consacré.

Dans « La Secrétaire », l’abus de pouvoir passe par la correspondance.

La plupart des documents que j’ai rencontrés sur le web font cependant intervenir cette dimension sexuelle et un certain cinéma fait beaucoup de cas du sadomasochisme sophistiqué et bon teint car l’interdit est vendeur : « Cinquante Nuances de Grey » (1 et 2) a rapporté des millions de dollars quand « La Secrétaire », à la fois plus drôle, plus subtil et beaucoup plus dérangeant, n’a connu qu’un succès assez confidentiel. La masochiste y oblige son « bourreau » à se révéler, le tout avec un humour très british et une touche de bluette qui rend le scénario acceptable pour une diffusion à un public assez large mais averti.

« Les jours et les nuits de China Blue » avec Kathleen Turner comporte une scène SM qui dérape. Là encore, il y est question de prostitution et de sexualité. Avec « Basic Instinct », on touche au problème du serial killer sur lequel je reviendrai.

O, la BD SM

1975 voit la sortie de deux films entièrement consacrées au sadomasochisme. « Histoire d’O » de Just Jaeckin raconte l’aventure d’une jeune femme soumise de son plein gré à un propriétaire dont elle est amoureuse au point de céder à sa volonté et sa violence. Elle n’en jouit pas particulièrement mais c’est le fait d’appartenir à cet homme qui lui permet de supporter ces traitements douloureux pour son corps et dégradants pour sa personne. Totalement à la merci de son amant, elle sera offerte à un autre homme qu’O acceptera par amour. Le film est tiré d’un roman sur lequel je reviendrai en P40.

La même année, dans « Maitresse » de Barbet Schroeder, le rituel SM est décrit avec réalisme et a obtenu l’approbation très appuyée du milieu des maitresses. On reste dans une strate bourgeoise avec une histoire d’amour transclasse mais la représentation est assez réaliste puisque les dominatrices professionnelles semblent très largement majoritaires d’après ce que peuvent révéler les sites. 

« The Servant » de Losey, quand faire le ménage ne suffit plus…

Le film d’horreur a, naturellement suis-je tenté de dire, utilisé le sadomasochisme sous ses formes les plus cruelles. Peut-on d’ailleurs encore parler de SM quand les victimes ne sont pas consentantes et souvent exécutées à l’issue des séances de sévices.

Les deux derniers films que je citerai s’éloigne de la représentation assez classique de la perversion. « The Servant » de Joseph Losey est plus subtil mais le sadomasochisme qui affleure y a sans doute plus à voir avec une intention symbolique et politique à grande échelle du scénariste Harold Pinter, la « tectonique des classes » comme l’écrit si joliment Mathilde Blottière dans Télérama. Reste que la perversité très psychique, avec une homosexualité qui reste latente entre les deux protagonistes, se rapproche de notre thèse en le dégageant du rapport à la libido. Seul le pouvoir semble en jeu, pas le désir.

« Noir et Blanc », les avis sont contrastés.

Toujours en noir et blanc, je me souviens d’un film de Claire Devers justement intitulé « Noir et Blanc», très inspiré d’une étrange nouvelle de Tennessee Williams (texte intégral). La violence entre les deux hommes y est poussée jusqu’au paroxysme, le consentement pervers de l’un empêchant la défaillance de l’autre. La volupté est dégagée de son aspect sexuel mais elle reste néanmoins présente : les coups et la douleur conduisent la « victime » et son « bourreau » à l’extase. Le plaisir charnel n’est donc pas totalement absent mais ne passe pas par les zones érogènes habituelles. Reste que le contact physique est intense et que le corps, s’il subit les coups, n’est pas le vecteur d’une humiliation du même type que celle que nous verrons ensuite. Reste que la question du crime et du massacre pourra être reposée plus loin dans le modèle, lorsque nous nous pencherons sur les meurtres à scénario unique, ce qui nous amène au « Silence des Agneaux », un thriller assez angoissant tiré d’un roman non moins effrayant qui nous intéressera à double titre : la personnalité de Buffalo Bill, le tueur en série couturier et l’emprise du psychiatre Hannibal Lecter sur Clarice Stariing, la jeune enquêtrice, une domination malsaine qui s’apparente au trouble qui nous occupe. En tant que relation perverse, la manipulation psychique peut-elle être assimilée au sadomasochisme ?

Alain Robbe-Grillet, l’auteur du « Voyeur » est en portrait dans la pièce.

Mais laissons pour l’instant le cinéma pour nous intéresser à une personnalité du milieu littéraire français qui a médiatisé le sadomasochisme. Catherine Robbe-Grillet, octogénaire à l’époque, explique chez Karine Le Marchand sa pratique sadomasochiste. Elle raconte notamment que soumise au début de son expérience, elle a progressivement basculé vers la domination. Mais elle précise cependant que son partenaire restait le maitre tout en étant dans une demande d’humiliation. Elle distingue également les désirs de douleurs et les demandes d’humiliation selon les partenaires. Les séances de durée très variable se passent dans un cadre légal par consentement mutuel : « C’est une espèce de contrat entre deux personnes égales qui décident que pour un moment, il y aura une inégalité totale. » Catherine Robbe-Grillet écrit sous pseudonyme et elle le justifie, non pas par besoin d’anonymat mais parce qu’elle se sent double, facile à vivre au jour le jour et dominatrice dans la relation avec son esclave, une soumise qui a proposé une allégeance à sa vie et qu’elle a finalement épousé en 2018. Les curieux pourront cliquer ici et découvrir les deux femmes en conférences aux USA. « Elle est à ma disposition jour et nuit pour tout ce que j’exige ». Celle-ci organise sa vie en fonction de sa maitresse et demande l’autorisation de tout ce qui l’intéresse, en particulier au niveau des choix de ses partenaires et sur le fait d’assister ou pas à ses ébats sexuels. Ce voyeurisme qu’elle revendique s’accompagne d’un exhibitionnisme de plateau presque théâtral puisqu’elle écrit ses pratiques d’échangisme et de sadomasochisme mais aussi les défaillances sexuelles de son mari (décédé à l’époque) et vient en parler avec une liberté assez totale dans la presse et sur les plateaux de télévision pour en assurer la promotion mais avec une satisfaction non dissimulée.

Mais elle ne se pose cependant pas comme exemple dans sa vie de couple (elle a été l’épouse d’Alain Robbe-Grillet pendant 50 ans) non conforme mais heureuse.  

A plusieurs reprises dans ses interviews publiques, on ressent une certaine gène parmi le public, une crispation qui se purge par le rire. La transgression SM du respect tel qu’il a cours dans notre société crée un malaise, tout comme la pédophilie rapidement évoquée à la fin de l’interview chez Laurent Ruquier. Interrogée quant aux regards des autres sur ses révélations intimes, Catherine Robbe-Grillet reconnait qu’elle ne supporte pas le ricanement (c’est à dire le mépris), d’ailleurs « on ne rit pas dans mes cérémonies ». D’une manière générale, le rire ne fait pas partie de la cérémonie qui implique une adhésion totale du participant et n’est pas compatible avec la distance de l’humour ou l’iconoclastie de la bouffonnerie. 

Dans un de ses livres, Catherine Robbe-Grillet restitue un long contrat D/s (dominant/soumis). A cet encadrement légal, s’ajoute le « safe word » par lequel le soumis peut arrêter le jeu à tout moment. Selon le psychiatre, Nicolas Neveux, le partenaire adéquat ne peut donc être qu’une personne de confiance, suffisamment responsable pour respecter les règles fixées par le contrat, ne pas déborder du cadre institué et surtout consciente que le but est le plaisir mutuel. Et ce plaisir n’est pas obligatoirement sexuel puisque comme le confirme Maîtresse Athéna qui a créé un blog qui relate ses expériences avec des hommes qu’elle domine « sexuellement » au Donjon (comme dans le film Maitresse), mariée à un homme avec lequel elle a une sexualité qu’elle qualifie de classique, elle trouve dans ces jeux un plaisir cérébral : « Le SM m’apporte beaucoup d’excitation mentale et des sensations très fortes. Je n’ai aucun rapport sexuel avec mes soumis, tout est fondé sur le jeu et la stimulation psychologique. » Le blog existe toujours. Plutôt visuel et carrément explicite, il n’offre pas de grandes pages de littérature. « Mon blog a pour objectif de partager une passion… et de montrer que dans le respect on peut évoluer ensemble. » Pas de contrat chez Athéna, mais la maitresse insiste sur la confiance et la gratuité. Personne n’est identifié sur les photos et elle s’amuse de la surprise de ses soumis (qu’elle collectionne et pour qui elle assure le service SM) lorsqu’elle les croise dans la vie quotidienne. 

Athéna désacralise elle-même (jeudi 19 septembre) sa position de dominatrice qui n’a cours que dans le cadre du Donjon (le local aménagé où elle officie, car il s’agit d’une sorte de cérémonie). Hors de là, elle se comporte en femme ordinaire accompagné de son « soumis » régulier qui semble bien-être son compagnon au quotidien. 

Cravache, guêpière et talons hauts : Henri avait encore oublié de faire ses exercices de maths pour Mademoiselle Mustard.

Une fois de plus, nous y reviendrons à propos de l’exhibitionnisme mais Athéna éprouve une satisfaction non feinte à partager photographiquement ses expériences. Pas d’esthétisme, on est dans le cru et l’obscène. Mais pas dans la sauvagerie. Il y a presqu’une éthique du respect de l’autre et du soin de son épanouissement. Quant à Catherine Robbe-Grillet, elle précise qu’elle déteste la grossièreté dans ces séances et ne s’exhibe pas en photos. Dans la vie publique, elle porte d’ailleurs toujours des tenues austères et elle pourrait passer pour une religieuse en civil.

L’une comme l’autre insistent sur la qualité de leurs prestations comme si le titre de maitresse était une qualification et qu’elles étaient détentrices d’un savoir-faire hors du commun. Elles n’hésitent d’ailleurs pas à fustiger celles qui sont moins expertes dans la partie et qui ne font pas ce qu’il faut aux soumis. Une certaine concurrence semble donc avoir cours mais les sites sont souvent interconnectés et des recommandations peuvent parfois être échangées entre dominatrices qui se reconnaissent comme compétentes. 

La qualité du service que proposent les maitresses des sites est toujours mise en avant. La confiance est reine et le soumis choyé. On aurait presque l’impression d’être dans des ateliers d’estime de soi tellement le bien-être et l’épanouissement des soumis semble être le souci principal des hôtesses. 

Dans son enquête « La Domination féminine », la sociologue américaine Gini Graham Scott a montré qu’à San Francisco en tous cas, hommes et femmes, homosexuels ou bisexuels, pouvaient être indistinctement dominants ou dominés.

Le coup de fouet qui va bien

Toutes ces observations ne cadrent pas avec la relecture que la théorie de la médiation propose du sadomasochisme. Comme je l’ai déjà précisé, le modèle médiationiste distingue relation sociale et excitation sexuelle. Si les deux sont mêlées dans les jeux SM, c’est parce qu’on reste dans le consensuel, dans le contrôle et le supportable, et par conséquent le licitement acceptable par notre société au même titre que la pornographie ou la prostitution entre adulte consentants. Même si elle a usé de pseudonymes en littérature, Catherine Robbe-Grillet n’a jamais eu de problème avec la justice et les sites SM sont faciles d’accès, sur le web en tous cas. Le contrat, tacite ou écrit, est autant de confiance que de soumission et s’il organise le déséquilibre des parties, l’accord n’en formalise pas moins les limites de l’abus de pouvoir, ce qui constitue un non-sens puisque justement l’abus ne peut par définition pas respecter le cadre. On est donc dans le jeu de rôles qui prend fin dès que la partie est terminée comme dans tous les jeux d’adversité. A moins que le masochiste n’en pervertisse les règles. C’est à voir.

La dernière remarque porte sur le cadre réservé, non seulement géographiquement et temporellement, mais aussi déontologiquement, c’est à dire au niveau du #ministère. Comme le pasteur est au service des fidèles durant l’office du temple et mène une vie plus ordinaire à l’extérieur, la dominatrice (ou le dominateur d’ailleurs) ne l’est qu’en cérémonie et n’exerce, semble-t-il, pas son emploi de maitresse hors de « l’espace à sévices ». Je me risque à voir là un même phénomène de diplopie que pour la paraphrénie. 

Tout le reste est littérature et on y reviendra ! A la revoyure !

Pour aller un peu plus loin avec Catherine Robbe-Grillet :

https://www.youtube.com/watch?v=hMqfIKZvMPA

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