P41 – Fais-moi mal, Johnny !

Dans les exemples précédents, on pourrait penser que le masochisme tient uniquement du jeu sexuel et de la mise en scène. Nous allons donc nous plonger dans la littérature psychiatrique pour nous pencher sur des cas qui ne relèvent pas d’une quelconque fantaisie de grands bourgeois en mal de sensations libertines.

Les troubles de la Personne : le sadomasochisme P41

Le psychiatre Havelock Ellis cite le cas de Florrie, dans «  Sur le mécanisme des déviations sexuelles ». Au passage, ce titre me pose problème : d’une part, nous tentons ici de « désexualiser » le masochisme pour le situer dans une problématique de pouvoir et de responsabilité. D’autre part, la déviation sous-entend la norme dont on s’écarterait. La théorie de la médiation conçoit plutôt la pathologie comme une rupture d’équilibre. Imaginez une écluse : lorsqu’elle fonctionne, le niveau de l’eau entre les deux portes va monter et descendre au gré des fermetures et des ouvertures, et la vitesse du courant pourra ainsi être régulée. Pathologiquement, les portes peuvent soit être bloquées en position fermée (c’est l’autolyse, et l’eau reflue dans le canal vers l’amont), soit être irrémédiablement ouvertes (c’est la fusion et le flot n’est pas contrôlable).

Florrie a 37 ans et parait solide tant physiquement que moralement. Elle vient cependant consulter pour un besoin incoercible (c’est un mot rare qui signifie irrépressible) de se fouetter : elle préfèrera écrire au médecin par timidité. « Le monde extérieur me voit sous la forme d’une femme ordinaire, normale, qui aime sa famille et son mari, vit d’une manière très morale, est plutôt calme et tranquille. Si j’ai dû me soumettre aux circonstances en arrangeant ma vie, personne n’en sait rien, ni n’en a cure. Le fait que j’ai perdu mon temps terriblement et me suis abîmée ne leur apparaît pas. Sans doute, parfois, je me dégoûte de moi-même ; en ce moment, j’essaie de me délivrer de mes erreurs. Je pense toujours et je sais qu’aimer un homme n’est pour moi qu’être son esclave. J’éprouverais du plaisir sexuel, des sursauts de jouissance s’il me donnait des ordres et me punissait. L’égalité n’a pour moi aucun charme sexuel. Être traitée en enfant, sentir que celui qu’on aime possède votre corps, pour le frapper selon son bon plaisir, éprouver sa force supérieure quand il vous empoigne… Oh ! tout cela serait délicieux ! ». Ou encore : « Chose étrange mais vraie, le plaisir le plus aigu (si l’on peut ainsi parler) arrive quand les coups sont donnés contre votre volonté et ont dépassé la limite de l’endurance ».

On n’est plus ici dans un jeu littéraire. La sincérité de Florrie parait bien réelle. Son désir de soumission est total, son algophilie (goût pour la douleur physique) particulièrement aigüe. Elle associe amour et dépendance exclusive à un homme, sur un plan moral comme au niveau physique. L’arbitrarité des mauvais traitements fait partie de son fantasme puisqu’elle n’a pas rencontré son dominateur qui aurait ainsi comblé physiquement son aspiration à l’irresponsabilité, comprise comme une décharge assumée par l’autre de toute autonomie. Elle n’a, semble-t-il, pas tenté de manipuler son mari pour arriver à ses fins et a préféré s’autoflageller.

Cette fascination pour la dégradation de sa propre personne remonte à l’enfance, période où elle a subi de son père des punitions à la cravache très douloureuses, souvent injustifiées et provoquées par sa gouvernante sur laquelle focalise sa haine. Son affection n’échappe donc pas à son père. Si on considère que l’enfant est un irresponsable non-autonome, alors la perversion masochiste peut être envisagée comme un retour impérieux et morbide à cette situation d’irresponsabilité infantile. Havelock Ellis écrit que « dans ces rêves, elle se représentait l’attitude de l’Homme semblable à celle qu’il aurait pu avoir vis-à-vis d’un enfant qu’on frappe, corrige et caresse, un sentiment de propriété. Elle éprouvait un sentiment délicieux quand elle pensait qu’il la regardait ainsi comme lui appartenant, qu’il pouvait faire d’elle ce qu’il voulait, lui dire ce qu’il pensait. La sensation d’être ainsi possédée, le fait que l’Homme osait la fouetter, était l’attraction suprême ». On le voit ce n’est pas de désir à proprement parler dont il s’agit mais plutôt de propriété, d’objet à la merci de son maitre dont elle recherche l’abus de pouvoir sur sa propre personne. C’est en effet une infraction déontologique que de frapper autrui, la violence étant humainement jugulée. Mais le masochiste n’est plus en mesure de faire fonctionner cette échelle de dignité qui nous permet de détecter l’abus de pouvoir et le seuil au-delà duquel le bon-vouloir ou l’arbitrarité n’est pas supportable : il n’y a donc pas de limite pour Florrie et cette prise en charge par l’autorité masculine, elle la souhaite totale, au-delà même de l’endurable.

Mais cette disparition de la Loi qui définit la qualification des partenaires et dose leur part de responsabilité ne s’accompagne pas d’un effacement de la légitimité de la punition : d’où les simulacres de scénario masochiste où le soumis s’invente des fautes ou reconnait des infractions qu’il n’a pas commises pour justifier la punition.

Richard Von Krafft Ebing, le clinicien qui a inventé le terme de masochisme, décrit un scénario masochiste tellement surprenant qu’il peut apparaitre caricatural : « X.., 38 ans, ingénieur, marié, père de trois enfants, ne peut pas résister à l’envie d’aller de temps en temps chez une des prostituées instruites par lui, et d’y jouer comme préliminaire d’un coït la comédie masochiste suivante. Dès qu’il est entré chez la fille, celle-ci le prend par les oreilles et le traîne ainsi par la chambre, avec ces injures : « Que fais-tu là ? Ne sais-tu pas que tu devrais être à l’école ? Pourquoi ne vas-tu pas à l’école ? Elle lui donne des gifles et le bat, jusqu’à ce qu’il se mette à genoux et demande pardon. Elle lui met alors un petit pain garni de pain et de fruits, comme on le donne aux enfants qui vont à l’école ; elle lui tire les oreilles vers le haut et lui renouvelle son exhortation d’aller à l’école. X… joue le récalcitrant jusqu’au moment où, sous le stimulant du tiraillement des oreilles, des coups et des injures de la fille, il parvienne à l’orgasme. À ce moment il crie : J’y vais ! J’y vais ! et consomme le coït. On ne sait rien d’autre sur sa vie sexuelle. »

Le décalage entre le statut social réel de X… et le rôle qu’il s’inflige dans cette mise en scène est particulièrement frappant. La souffrance physique n’est pas un paramètre majeur : la prise par les oreilles est bien plutôt la manifestation d’une humiliation, ici pour une faute purement fictive, prétexte à retrouver une situation primitive comme chez Florrie. Mais l’essentiel pour nous est la dissociation entre la quête de la négation de reconnaissance et la souffrance physique qui est chez X…, selon moi, anecdotique. De la même manière, l’excitation sexuelle provoquée par la maltraitance n’est pas le noeud du syndrome même si l’absence de détails sur sa vie amoureuse ne permet pas de faire d’hypothèse à ce sujet. On doit toutefois reconnaitre que ces cas aigus de masochisme s’accompagnent tous les deux d’une dimension érotique indéniable. Elle ne me semble néanmoins qu’associée à la perversion mais pas motrice. On peut avancer que le masochisme génère sa propre impulsion et que le pervers est avant tout motivé par la recherche pour combler un manque de limite interpersonnelle : il ne sait plus qui donne l’ordre et qui obéit, et surtout il n’arrive plus à doser la relation. Dans les cas les plus graves, le masochiste ne peut même plus poser de garde-fou contractuel et pour peu qu’il tombe sur un sadique hors contrôle, l’affaire peut se finir dramatiquement comme dans « Noir et Blanc ».

Hubert Guyard parle d’un seuil de dignité qui échappe au patient : il provoque la réprimande par une mise en scène orchestrée et qui se rapproche des scénarios des cérémonies que nous avons rencontrés dans les donjons. La prostituée n’a, dans ce cas, même pas la nécessité d’imaginer un scénario original. D’ailleurs, le pervers ne lui laisse pas le soin de l’initiative. Comme chez Sacher-Masoch, la ritualisation du déroulement de la scène d’humiliation fait partie du plan masochiste et le sadique, comme nous le verrons, est enclin lui aussi à s’enfermer dans un rituel dont il maitrise tous les paramètres.

Que X… ait recours à une prostituée montre le peu de considération qu’il accorde finalement à l’autre dans cette séance. Elle n’est que l’agent de sa mise en scène et ne doit que répondre du rôle qu’il lui attribue. En l’obligeant à agir ainsi, le masochiste dénie tout auto-considération à l’autre : il provoque sa colère pour qu’il ne s’appartienne plus et entre dans le jeu pervers. La provocation a pour but de déresponsabiliser le bourreau : le masochiste endosse la responsabilité de l’infraction que l’autre commet et c’est en cela qu’il y a perversion. « Je mérite ce que tu me fais subir, je l’ai bien cherché et tu n’y est pour rien. Tu n’es que le bras armé d’un plan qui t’échappe. » Voilà le raisonnement masochiste qui, contrairement aux apparences, nie le rôle de l’autre. Et si ce dernier venait à flancher, comme dans la chanson de Vian (voir titre), le pervers le relancerait en le défiant et en l’injuriant car l’injure est une humiliation orale qui peut pousser l’autre à la violence comme un aveu de faiblesse.

Enfin, je soulignerai à nouveau la diplopie dont sont capables Florrie et X… qui, en marge de leurs rêves ou de leurs séances scénarisées, mènent des existences ordinaires et rangées, ce qui semble être le cas de la plupart des personnes qui fréquentent les salons SM. Le refoulement de cette « nécessité impérieuse » comme la définit Guyard opère dans la vie quotidienne et ne se libère que dans le cadre d’un défoulement organisé.

J’ai déjà mentionné le film La Secrétaire. La jeune héroïne y souffre d’une tendance à l’auto-mutilation qui l’a amenée en établissement psychiatrique. Pour s’extraire d’un climat familial, nocif et dévalorisant, elle cherche  et trouve un emploi de secrétaire chez un riche avocat, E. Edward Gray. On notera au passage que ce film date de 2002, 13 ans avant « 50 nuances de Grey », un produit commercial nettement moins intéressant. Le personnage masculin est ici énigmatique et taciturne mais un poil tatillon sur le travail de sa secrétaire, ne supportant notamment aucune faute de frappe.

Devinant peu à peu le côté dominateur de son employeur et irrésistiblement attiré par lui malgré la différence de statuts sociaux, celle-ci va user de stratagèmes pour exacerber les penchants sadiques de son patron devenu hésitant lorsque la résistance de sa secrétaire semble céder. Entre confiance et humiliation, ils finiront par contracter une relation amoureuse viable et par trouver un épanouissement mutuel. C’est un film mais la situation est vraisemblable. Reste qu’un tel couple n’a aucune raison de consulter et qu’on n’en retrouve pas trace dans les rapport psychiatrique.

La violence retenue et distinguée du très éduqué E. Edward Gray n’aurait sans doute pas convenue aux aspirations plus brutales de Florrie mais la quête masochiste reste la même : le pervers lance un défi d’incompétence à son bourreau et si besoin, le pousse dans ses retranchements pour provoquer l’abus de pouvoir, l’incitant à ne pas flancher car l’abus de pouvoir est une infraction dont tout le monde n’est pas capable. Le masochiste piège donc l’autre en précipitant un simulacre de Loi et d’infraction. Il simule la faute pour s’attirer les foudres et déclencher la colère chez celui qui se fait parfois prier pour l’humilier.

Tout le reste est littérature. A la revoyure !

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