P58 – Tous fétichistes ?

Le fétiche n’est pas une uniquement une lubie de pervers. Il ne se cantonne pas non plus aux gris-gris des primitifs. Du linceul de Turin à la veste YSL que Johnny a portée en 1971 au Palais des Sports… on a tous en nous quelque chose de fétichiste…

Les troubles de la Personne : le fétichisme P58

La guitare de Kurt Cobain a atteint 6 millions de dollars et son acquéreur espère attirer les foules pour la voir.

Un mégot de Gitanes fumée par Johnny Hallyday vendu à 483 dollars… Ce n’est pas une blague, pas plus que sa veste Yves Saint-Laurent qui est partie pour 39 000 dollars. Mais comme toujours, les américain frappent plus fort. Le gilet vert olive que Kurt Cobain portait lors du concert unplugged de Nirvana s’est arraché en 2019 pour 334 000 dollars. En revanche, le slip sale d’Elvis, pourtant bien plus certifié original que le Saint-Suaire, n’a toujours pas trouvé preneur après une mise aux enchères à 8 500 euros. Ce que touche les stars peut un jour valoir de l’or. Je conserve moi-même précieusement sans la laver depuis 18 avril 2017 une écharpe que le grand Mélenchon à toucher de sa main à la fin d’un meeting colossal dont j’assurais une partie du service d’ordre à Dijon… non, je déconne. Enfin à moitié. Disons que tout est vrai mais que si je continue de la porter avec un affect particulier, c’est parce qu’elle a appartenu à ma maman. Cela dit, le petit geste de Mélenchon reste gravé dans ma mémoire. Ce soir-là, nous avions gagné les élections.

eBay regorge de trésors à propos desquels on se demande parfois comment ils sont arrivés sur le marché.

Aucune civilisation n’échappe aux reliques. Entre les poils de barbe de Mahomet et le corps embaumé de Lénine, la molaire du Bouddha et le chewing-gum de Britney Spears, le monde est plein de ces restes qui ont échappé au rebut et font l’objet d’une conservation toute particulière. On compte ainsi 14 prépuces pour le Christ, 32 doigts pour Pierre, 12 têtes et 60 doigts pour Jean, 15 bras pour Jacques et 11 jambes pour Matthieu. Vous pouvez sourire devant ces bondieuseries d’un autre âge mais je vous mets au défi de vous séparer sans un pincement au coeur d’un souvenir qu’un de vos proches, disparu depuis, vous a laissé. N’avez-vous gardé aucun vêtement de vos bébés? Des mèches de cheveux? Vos bibelots ne sont-ils que décoratifs ou certains sont-ils des « legs »? Votre bibliothèque renferment-elles quelques BD dédicacées? Pourquoi j’en veux toujours au cuistre qui m’a volé dans ma bibliothèque un exemplaire de Manhattan Transfer contre-signé de la main de Pierre Desproges lui-même? Entre l’attachement sentimental et la vénération, il existe bien évidemment une marge et elle réside sans doute dans la nature de la conscience que le conservateur a de sa pratique et sa capacité à prendre du recul vis à vis de celle-ci. 

Un souvenir matériel n’est qu’un pense-bête et ne masque pas le véritable contenu affectif auquel il est rattaché. Ce qui compte en définitive, c’est que Desproges ait accédé à ma demande de signer un bouquin qui n’était pas de lui. Le livre lui-même n’est qu’accessoire mais si tu me lis, salopard, il est toujours temps de rendre ton larcin si tu ne veux pas expier en enfer!!! En revanche, dans le fétiche, l’emblème occulte la personne qui en a été le possesseur. Il compte pour lui-même et le fétichiste n’a pas conscience de la relation métonymique que dissimule l’objet ou la partie du corps en question. C’est d’ailleurs ce qui le préserve de ressentir le grotesque de la situation qui n’échappe pas aux plus persiffleurs des observateurs, ce qui contraint la plupart des fétichistes à la discrétion.

Le fétiche africain est entouré d’un réseau très complexe de relations et de pratiques réservées aux initiés.

Le terme fétiche vient du portugais « feitiço », sortilège, charme, envoûtement. Les marins auraient inventé le terme au XVème siècle, lorsqu’ils ont constaté la vénération manifestée par les Africains de la côte occidentale pour ces objets qu’ils portaient sur eux et dont ils se servaient pour se protéger ou jeter un sort. Il faut également remonter au latin « facticius » qui va donner le français factice, c’est à dire artificiel, fabriqué, puis faux et postiche. En France, c’est le philosophe Charles de Brosses, un ami de Buffon, qui introduit le terme de fétichisme en ethnologie à partir de 1760. De Brosses l’attribue à une pratique primitive antérieure à la raison dont sont bien sûr pourvus les êtres civilisés dont il fait partie. Le fétichisme consiste à doter d’une vertu divine, surnaturelle et intrinsèque, des objets, « des oracles, des amulettes, et des talismans préservatifs », mais aussi des animaux « tandis que d’autres peuples moins insensés adoraient le Soleil et les Astres ». Le fétichisme religieux accorde donc un pouvoir extraordinaire à des items non-animés. Par interférence avec le plan technique, le fétiche peut avoir une action magique sur le monde physique. Contrairement au simulacre qui n’est qu’une représentation matérielle et inerte de la divinité, le fétiche contient un pouvoir surnaturel et celui-ci est donc inhérent à l’artefact lui-même. Mais qui dit artefact dit fabriquant, c’est à dire le sorcier autoproclamé mais pourtant de bonne foi qui crée le fétiche et active son pouvoir.

Le pied reliquaire de Saint-Blaise. Objet d’un culte particulièrement vivant au XIIIe siècle, les reliques sont sensées dégager une puissance surnaturelle qui fait du saint ou de l’objet sacré un intercesseur entre Dieu et le pèlerin

On retrouve cette gradation dans l’idée d’Alfred Binet de petit et de grand fétichisme. Dans le premier cas, le sujet a une certaine conscience du lien affectif que le fétiche entretient avec sa raison d’être (le strabisme du premier amour de Descartes explique pourquoi il était plutôt Dalida que Mireille Mathieu, j’ai conscience de la raison de mon attachement à mon écharpe). C’est aussi le cas de la révérence aux statues et aux icônes qui représentent mais ne se substituent pas à la divinité. Aucun fidèle sensé n’opère de déplacement ontologique et en cas de dérive, le spiritualisme théologique orthodoxe veille au grain : il n’est pas question de confondre l’emblème et l’entité qu’il matérialise, quelque chose qui tient du sacré et de la sainteté. Une statue reste de marbre même si elle est parfois consacrée et bénie par l’autorité religieuse. Sauf dans les récits fantastiques, l’iconoclaste ne risque que les représailles des croyants et Pygmalion ne se laisse pas prendre au sortilège de Galatée.

Les gogos ne manquent pourtant pas tant est grand le besoin de sens dans cet univers qui cache ses clefs et la dévotion populaire passe parfois la limite que l’Institution religieuse préfère tracer pour éviter les débordements païens et le trafic mercantile.

Le crâne de Saint Venceslas lors d’une procession en Pologne.

Car les escrocs ont un point de vue beaucoup plus cynique sur la question et le commerce des reliques au moyen-âge a sa version contemporaine sur eBay. Les églises elles-mêmes ferment parfois les yeux. A Naples, une chaise miraculeuse ayant appartenu à Sainte Marie-Françoise dites des « cinq plaies » fait l’objet d’un culte tout ce qu’il y a de plus magique. Les femmes en mal d’enfants viennent pour s’asseoir sur la chaise fétiche. « Une religieuse trace alors un signe de croix sur leur ventre avec une croix en bois renfermant les reliques de la sainte, c’est-à-dire des cheveux et une vertèbre ». Marie-Françoise est pourtant restée franciscaine et vierge toute sa vie. Si l’Église passe l’éponge, c’est aussi parce que l’omnipotence reste au Tout-puissant. Les prières lui sont adressées et ce n’est pas l’objet lui-même qui détient le pouvoir. Cette symbolique superstitieuse est tolérable par la hiérarchie ecclésiastique bien plus que ne l’étaient les rites païens autour de la fertilité qui ont perduré en Bretagne par exemple, avec les mégalithes notamment. Et si vous avez un nain de jardin qui veille sur votre pelouse…Mais je m’égare puisque qu’il s’agit là de magie alors que le grand fétichisme est un phénomène ontologique tout ce qu’il y a d’immanent mais dont le processus échappe à l’observation spontanée. 

The Big Shoe, un film où le héros est créateur de chaussures et fétichiste comme Andy Warhol.

Le fétiche doit avoir appartenu d’une manière ou d’une autre à la personne dont le statut est involontairement élu par le fétichiste. C’est une affaire de propriété, objective ou virtuelle, possession ou faculté, qui pousse ce dernier à en avoir un besoin irrésistible pour l’intégrer à sa Personne. La prise de possession de la matérialité du fétiche et l’accaparement impérieux de l’emblème résultent de ce réinvestissement du #statut exclusif dans un attribut qui se substitue à l’identité qu’il est sensé matérialiser : dans l’esprit du fétichiste, le talon aiguille prend la place de la féminité le plus possible soustraite à l’obscénité naturel du corps de sa propriétaire dont l’identité lui importe peu. C’est ainsi que l’on a vu dans un précédent chapitre un pervers collectionner les photos de pieds, anonymes pour le sujet sain, ontologiquement surinvestis par le malade.

Le fétiche diffère donc de l’objet magique à qui est attribué le pouvoir de changer le monde physique en dehors d’une pratique empirique en vigueur : c’est dans cet esprit que le nain à l’origine en bois peint apporte la fertilité au jardin car il est l’héritier d’une tradition populaire germanique. Le fétiche du fétichiste tel que nous le définissons ici diffère également du fétiche du féticheur, le fabriquant d’artefacts pourvu d’agentivité, une fonction qui tient du sorcier et non du pervers.

Dans La Vénus d’Ille de Prosper Mérimée, une bague de fiançailles, emblème de l’engagement et de la fidélité, est passée au doigt de la Vénus de pierre, représentation de l’amour, qui se vengera cruellement.

Le fétichiste ignore le phénomène de rigidification du statut qui s’opère à son insu, son aliénation l’empêche d’en comprendre le fonctionnement et il n’est d’ailleurs pas le seul tant la substitution de l’emblème à son origine est un phénomène contre-intuitif et abstrait, à la fois structural et dialectique, même si le mécanisme qui s’est justement enrayé dans la pathologie autolytique permet d’en mieux discerner les rouages.

La relique capte et concentre donc de l’être et de l’histoire et peut à ce titre faire l’objet d’une valorisation. Tous les mégots de Johnny ne se valent pourtant pas et étrangement c’est le fait qu’il ait été conservé qui va lui conférer une valeur particulière. La rareté rentre en ligne de comptes et on voit avec les relique de saints comment la crédulité des populations (et sans doute l’opportunisme des ecclésiastiques et des escrocs) a pu faire perdurer le phénomène qui a perdu, la dépouille de Lénine excepté, son caractère macabre pour se concentrer sur des objets représentatifs de l’histoire des personnalité. Ainsi le slip d’Elvis aurait été porté en concert l’année de sa mort en 1977, ce qui le charge d’un poids historique supplémentaire. La charge historique de l’objet incite à la conservation et les musées regorgent d’items ayant appartenu à te ou tel personnage célèbre qui, sans faire l’objet d’un culte particulier, n’en suscite pas moins une certaine déférence. J’habite dans la rue ou naquit Louis Pasteur et sa maison natale est devenue un musée alors qu’il n’y a passé que les trois premières années de sa vie, années durant lesquelles il n’était pas encore le bienfaiteur de l’humanité que l’on connait. Et inutile de vous dire que le musée contient des pièces et des documents qui, bien au-delà de leur qualité informative, ont bénéficié de l’aura du savant et de la légende que ses « Amis » continue à entretenir.

C’est d’ailleurs une différence très importante entre le fétiche et la relique : le premier n’a de valeur particulière que pour le pervers alors que la seconde a le nombre de fans qui joue en sa faveur.

Gilbert Bonin collectionne tout ce qui se rapproche de près ou de loin aux fromagerie Graf et Bel. On le surnomme « Monsieur Vache qui rit ». Quoiqu’envahissante, sa collection garde avant tout un intérêt patrimonial.

Dans le Jura, les frères Graf, les inventeurs de la pâte à tartiner, font l’objet d’une collection de toutes sortes d’objets publicitaires que les fromageries comme Bel (la Vache qui Rit a son musée à Lons-le-Saunier) ont su diffuser pour assurer leur notoriété. Je ne pense cependant pas qu’on puisse assimiler la collection au fétichisme car contrairement au fétiche et à la relique, l’objet de collection n’entretient pas à proprement parler une relation d’hypersocialité comme écrivait Gagnepain avec l’être qu’il finit par masquer. Pour connaitre le dit-collectionneur, l’histoire qui accompagne l’objet l’emporte toujours et même si nombre de collectionneurs sont des obsessionnels et constituent un monde à part, leur cas me parait relever du plan axiologique. Prix et questions à débattre.

Qui est le plus fétichiste des deux: le féticheur africain qui fabrique l’artefact ou le collectionneur occidental qui les collectionne?

Pour conclure temporairement, je dirais que le fétichisme exacerbe donc la propension largement répandue à faire glisser une propriété de la Personne (le #statut est une propriété différentielle) vers un objet particulier appartenant ou ayant appartenu à la personne physique. Le fétichiste atteint simplement un état d’abstraction excessif vis à vis de l’anthropien originel. L’emblème perd alors la simple dimension symbolique et affective de la relique pour atteindre un degré supérieur et sans retour possible de socialité. Alors que la relique renvoie in fine à la personne véritable, sinon en chair et en os, du moins en esprit et en aura ontologique, le fétiche referme la porte derrière lui et enferme le pervers avec lui dans l’instance jusqu’à dénaturer totalement la relation sexuelle, relation qui, rappelons-le au sens biologique où nous l’entendons ici, se concrétise dans l’accouplement, une proximité des corps que refuse obstinément le fétichiste.

Tout le reste est littérature. A la revoyure!

Pour aller plus loin:

Quand les reliques reprennent du service

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