P12 – Tu pointes ou tu tires ?

Je vous propose d’illustrer la théorie de la société qu’on a dressée dans les chapitres précédents par un exemple divertissant : la partie de pétanque. Ça aidera à fixer certains concepts avant d’aller encore plus loin.

le plan de la personne P12

Maurice et Henriette vont affronter Youssouf et Vladimir en finale du tournoi de doublette du camping des Sables chauds. Qu’Henriette soit une femme n’est pas pris en compte par le règlement, pas plus que les âges des participants, ni le bras en moins de Youssouf, ni le fait que Vladimir soit russe et mineur ou que Maurice souffre du Parkinson.

Bref la variété des traits particuliers qui forment le statut est réduite dans le contexte. Pour le bon état d’un joueur de pétanque, seuls deux signes particuliers sont retenus : trois boules réglementaires et un bras lanceur. Tous les autres signes distinctifs potentiels n’ont pas cours dans la compétition.

Pour l’arbitre de la partie, chaque joueur n’existe pas vraiment en dehors de son équipe. Si Henriette déclare forfait, c’est le couple qui sort du jeu. Si Vladimir marque le point, c’est l’équipe qui marque. Le duo est l’unité sociale du jeu de doublette. Youssouf et Vladimir ont d’ailleurs décidé de porter un tee-shirt et un pantalon blancs avec un foulard rouge pour gommer leur différence d’apparence physique : Youssouf est un grand noir aux cheveux blancs alors que Vladimir est rouquin et de petite taille. Leur uniforme scelle leur partenariat : on les surnomme d’ailleurs les Russes depuis le début du tournoi, ce qui, vu le physique de Youssouf peut porter à sourire. Maurice et Henriette se contentent d’arborer la même casquette des New York Yankees bien qu’ils soient d’Auxerre.

Chaque joueur a deux offices, deux manières de jouer : pointer ou tirer, c’est à dire placer sa boule ou dégommer celle de l’autre. Cela dit, il n’est pas interdit de pousser son autre boule ou de dégager le cochonnet pour annuler une partie mal engagée. Cependant chacun a une spécialité. Henriette et Vladimir sont des pointeurs, Maurice et Youssouf assument la charge de tireurs dans la plupart des cas. Rappelons qu’en cas de carreau, le tireur se fait pointeur sans avoir à changer d’office mais par cumul des tâches.

Les deux équipes jouent chacune un rôle dans la partie, l’une contre l’autre, alors que chaque partenaire assure un service pour son équipe, le tireur préparant le point pour son pointeur ou dégageant la boule qui dévalorise celle de son co-équipier. C’est ce qui vient d’arriver alors que vous lisiez : Maurice a dégagé la boule gagnante de Vladimir. Le point est pour son équipe alors que Vladimir et Youssouf ont joué leurs deux boules. Pour jouer sa dernière boule, Maurice a donc le choix. Soit il la place au plus près, soit il dégage la boule de Youssouf qui empêche l’autre boule d’Henriette de faire le second point. Par mesure de prudence au vu des circonstances, Maurice va se faire pointeur, un ministère que son parkinson ne lui permet pas d’assurer avec suffisamment de précision. Il ne marque pas de point supplémentaire qui aurait permis de conclure victorieusement  la partie.

Aucun regret toutefois : Henriette et lui avaient partagé la souveraineté du choix tactique. Leur complicité ne date pas d’hier et ils n’ont pas besoin de se concerter pour prendre une décision. Ce qui n’est pas le cas de Vladimir et Youssouf qui éprouvent le besoin d’échanger alors même qu’ils ne parlent pas la même langue et sont obligés de faire de gros efforts en anglais pour s’entendre sur la stratégie. Les négociations à répétition ont d’ailleurs tendance à déconcentrer Vladimir particulièrement imprécis en cette fin de partie.

Plutôt équilibré au début, le rapport de forces est clairement en faveur des Auxerrois. Avec six points d’avance, ils mettent une forte pression sur leurs adversaires. C’est alors que Youssouf propose à Vladimir d’inverser les charges : Youssouf va pointer quand Vladimir tirera. Peut-être parce qu’ils n’ont rien à perdre, les Russes entament une remontée fulgurante. Cette redistribution de la complémentarité de leur ministère fait merveille.

Sous la pression, Maurice fait un malaise. La crise tombe à un moment critique puisque le point est aux Russes qui l’emporterait dans l’état des choses. Pendant que son partenaire prend son médicament, Henriette réclame alors une entorse au règlement : elle demande à jouer les deux boules qui restent à Maurice.

Vladimir conteste : c’est à Maurice de jouer et s’il ne le peut, les Auxerrois doivent déclarer forfait. Ils le seront d’office si personne ne joue avant cinq minutes.

L’arbitre consulte alors le règlement officiel en vigueur depuis le 1er janvier 2017, ce qui n’est pas une mince affaire vu sa longueur.

Il tombe enfin sur l’article 23 – Le joueur qui joue une boule autre que la sienne reçoit un avertissement. La boule jouée est néanmoins valable mais elle doit être immédiatement remplacée, éventuellement après mesure faite. En cas de récidive au cours de la partie, la boule du joueur fautif est annulée et tout ce qu’elle a déplacé est remis en place. 

Henriette joue donc à la place de Maurice, dégage la boule adverse par un carreau d’anthologie, reçoit un avertissement et appelle son avocat.

Tout le reste est littérature ! A la revoyure !

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