le plan de la norme N19
Quand on pense héroïsme, on imagine immédiatement des exploits guerriers et sportifs. Ce sont deux domaines où le dépassement de soi est attendu pour avoir son nom gravé au champ ou au tableau d’honneur.
Nous l’envisagerons par le petit bout de l’Histoire pour nous intéresser à l’héroïsme ordinaire, cette visée où le rationnement n’a d’autre motivation que lui-même comme le message parle du message en prosodie, comme l’oeuvre est l’art à l’ouvrage et comme l’évènement choral célèbre l’être ensemble. L’exploit, c’est l’acte gratuit, une sorte d’auto-mobile dont le moteur n’est alimenté que par son propre motif.
Avant de reprendre l’étude avec sur les plans 1, 2 et 3, arrêtons-nous un temps sur la nourriture. L’ascèse, c’est la frugalité, la régulation de l’appétit, le refus de céder à l’envie de bâfrer. La casuistique, c’est la gourmandise et la gastronomie, une satisfaction contrôlée de l’appétit au nom des plaisirs de la table. Le jeûne, c’est l’héroïsme. La privation totale d’alimentation. Cette grève de la faim, parfois motivée par la politique, la médecine ou la religion, est une victoire sur l’animalité. Ramadan et carême peuvent passer pour des sinécures face à l’abnégation des yogis.
Quel intérêt est-ce que cela présente? C’est principalement l’épreuve de la liberté, la victoire de la volonté sur le corps qui réclame. Les bienfaits du jeûne ne sont que des épiphénomènes. C’est le renoncement automotivé qui est le coeur de la question: la Norme s’impose une discipline pour le plaisir de se poser des règles.
En littérature, on pense tout de suite aux contraintes métriques et holorimiques. Plus la rime est riche, plus elle est contraignante: je vous renvoie aux chapitres S21 et S22. Au tout début de la Renaissance, les Grands Rhétoriqueurs tordaient le langage dans tous les sens. Zumthor dit d’eux qu’ils sont des « jongleurs de syllabe ». La formule est juste puisque sur le plan 2, les arts circassiens ne sont que pur exploit puisque qu’ils ne servent à rien d’autre qu’à être vu comme un art de faire pour faire. Moins portés aux nues que les beaux-arts, ils relèvent pourtant du même fonctionnement auquel on ajoutera le sport et tout ce qui utilise le terme de performance pour parler de l’excellence de celle-ci en fait. On n’entre dans le Guinness Book des records que par la porte de l’inégalé. C’est souvent con mais l’utilité n’entre pas en ligne de compte. L’exploit est gratuit et sans aucune autre valeur que le fait d’être extraordinaire.
Je soumets à votre attention l’exploit discret mais durable d’une jeune chanteuse doloise qui, depuis 26 mois, enregistre mensuellement un titre dans une langue presqu’à chaque fois différente qu’elle poste ensuite sur youtube. Laura Jeannet mérite notre respect rien que pour ce projet insensé que je vous invite à suivre.
https://www.youtube.com/watch?v=uwf-CWHWfgU
Certains font des puzzles géants, d’autres construisent des répliques de Notre-Dame en allumettes, d’autres encore apprennent des poèmes entiers qui ne se récitent qu’à eux-mêmes, escaladent l’Everest sans rien dire à personne ou traversent des déserts à la nage en solitaire. Le musicien britannique Nick Lambert compose, interprète et enregistre des albums entiers (50 titres à ce jour) et je suis très probablement son seul fan.
Tels Sisyphe poussant son roc, ils sont nombreux les héros de l’ombre, sans cause sinon celle qu’ils se choisissent et sans gloire puisqu’ils n’attendent aucune reconnaissance publique. C’est aussi dérisoire que grandiose, parfois obsessionnel, toujours admirable. Et cette capacité à se lancer des défis sans témoins, sans même l’espoir de rencontrer un quelconque public, d’en tirer le moindre profit, on la doit à cette visée endocentrique de la morale où la performance est à l’aune de l’éthique qui l’autorise. C’est sans doute la dimension humaine qui m’interloque le plus, peut-être parce qu’elle est à l’intersection de la volonté la plus déterminée et de la futilité la plus absolue, le parfait alliage de l’inutile et de l’humainement indispensable.
L’Oulipo a ainsi fourni un certain nombre d’oeuvres qui ne valent pas tant par leur contenu que par l’art d’écrire la contrainte et l’effort intellectuel démesuré pour atteindre un but improbable. La Disparition de Georges Perrec est une perle du genre mais ne vaut que par l’exploit que représente un roman entier sans E: pour le reste, c’est à mon avis, carrément indigeste comme beaucoup d’oeuvres oulipiennes, nées de la contrainte, parce qu’elles respirent le confinement de la consigne. Mais la dimension ludique peut s’y révéler passionnante, le jeu étant le cadre de prouesses puisque dénué d’un autre parangon que lui-même. Cent mille milliards de poèmes comprend effectivement 100 000 000 000 000 de sonnets. Mais on s’emmerde vite.
La gratuité de l’acte va souvent de paire avec son invisibilité. Les grands exploits bénéficient de nos jours d’une large publicité: la reconnaissance ruine d’ailleurs la pureté de la performance en lui donnant une motivation égotique extérieure. L’exploit n’attend rien d’autre que lui-même: il est l’expression la plus parfaite de la liberté, de la volonté automotivée d’échapper à la satisfaction incomplète et par conséquent au manque qui ne manque jamais de réapparaitre. La beauté a peut-être bien quelque chose à voir avec cette plénitude. L’Anthropologie pour les Quiches a sans doute cette ambition secrète qui ne l’est d’ailleurs plus. Il y a un côté marathonien et solitaire dans cette épreuve que je m’impose et que j’avoue ici, jusqu’où peu de lecteurs iront. D’ailleurs peu importe puisque l’héroïsme n’est jamais, comme Nietzsche et Jarry le savaient, qu’une victoire sur soi-même, ce qui en fait le caractère sublime, forcément sublime.
Et pour le coup, c’est vraiment de la littérature! A la revoyure!