P49 – La jalousie n’est plus ce qu’elle était

Si la jalousie n’est pas en soi un sentiment exceptionnel, elle peut prendre un caractère totalement invasif et insane, ce qui n’a pas manqué d’intéresser le théâtre et le cinéma. La jalousie chronique n’est pas une maladie à part entière mais une manifestation possible de la paranoïa.

Les troubles de la Personne  : la paranoïa P49

Quand on parle jalousie, le lecteur de Télérama pense immédiatement à Othello de Shakespeare et L’Enfer (de Chabrol ou de Clouzot, c’est au choix). Je m’appuierai donc sur l’un et l’autre qui constituent des cas d’école.

L’amour qu’il soit sentimental et/ou physique est un don sans retenue de sa Personne morale et/ou physique. La confiance amoureuse et son corps sont sans doute ce que le sujet a de plus précieux à offrir et c’est par conséquent ce qu’il y a de plus violent à trahir.

Dans L’Enfer, Paul doute de la fidélité de Nelly. C’est une méfiance non motivée et progressive qui tourne à l’obsession. Chaque acte anodin de sa femme lui apparait comme une preuve supplémentaire de sa trahison. Selon lui, elle abuse de sa confiance et le trompe d’abord avec le play boy local, puis avec tous les autres hommes qu’elle rencontre. 

Henri-Georges Clouzot, puis Claude Chabrol qui a repris le scénario, font une description très explicite de ce qu’est le délire d’interprétation, tel qu’il a été décrit par Sérieux et Capgras en 1909. Ce délire n’apparait que chez l’adulte, ce qui corrobore notre idée qu’il s’agit d’un problème de #Personne. Le sujet perçoit correctement les faits mais il leur attribue une interprétation erronée dans le sens où le scénario que construit le jaloux insane va à l’encontre du constat général et surtout se construit comme une machination systématique contre lui. Par une série de biais cognitifs, le jaloux se construit un argumentaire pour se prouver que sa version est la bonne et que l’autre le trompe. Il s’agit essentiellement de l’illusion de corrélation qui met en relation des événements fortuits ou peu liés et du biais de représentativité qui généralise abusivement un constat.

Ma femme me fait manger beaucoup de légumes, notamment des courgettes et des poids chiches. Sous prétexte de les consommer frais, elle fait souvent les courses sur le marché où, à cause de mon métier,  je ne peux pas l’accompagner. Elle y retrouve le maraicher, un type plus jeune et plus costaud que moi, avec qui elle partage son amour pour les courgettes jusqu’à l’orgasme à l’arrière de la camionnette. Et elle me prend pour un pigeon sans cervelle, avec un pois chiche dans la tête, sinon pourquoi me servirait-elle des pois chiches en salade? J’observe également qu’elle passe toujours elle-même les courgettes sous l’eau en les caressant et quand je lui demande de le faire moi-même, elle refuse sous prétexte que je travaille déjà assez comme ça. D’ailleurs c’est à elle de s’occuper des courses et elle s’y livre pendant la semaine. Pas la peine d’y aller le samedi, j’ai autre chose à faire de mes week-ends. Pourquoi a-t-elle utiliser l’expression « s’y livrer »? Que sous-entend-elle? Est-ce qu’il n’y a pas d’autres producteurs sur le marché?  Pourquoi tente-t-elle de me faire devenir végétarien? Je manque de viande et ça diminue mon appétit sexuel. Ça n’a pas l’air de la déranger, bien au contraire. Elle trouve son compte ailleurs. Dans le raisonnement du jaloux, les coïncidences deviennent des relations de cause à effet, le cas particulier une généralité. Le hasard devient système. Les éléments épars se coordonnent pour se constituer en preuves d’une trahison. La jalousie, c’est du complotisme à l’échelon conjugal.

Dans le cas de Paul, le contexte professionnel est propice au déclenchement d’un processus qui va atteindre sa vie amoureuse. Son affaire d’hôtellerie périclite après des jours heureux et prospères, son statut social se fragilise. De même, son couple va prendre le bouillon à cause des soupçons qu’il porte sur Nelly. Cette dernière est belle et très désirable à ses yeux. Elle ne cache pas sa beauté et ne la réserve pas qu’à son mari. Elle est épanouie et indépendante mais ne nourrit sentimentalement qu’un amour exclusif pour son époux. Paul est amoureux d’elle mais d’une manière ultra-possessive. C’est d’ailleurs là que s’exprime sa faiblesse. La beauté de sa femme et le désir qu’elle peut faire naitre chez un homme lui apparait de plus en plus insupportable, pas parce qu’elle change, mais parce que lui se sent moins à la hauteur : sa compétence d’amant exclusif ne supporte pas la concurrence, concurrence fictive puisque Nelly n’aime que lui. Mais le jaloux ne peut s’empêcher de se comparer aux éventuels rivaux : soit il se dévalorise, soit il les dévalorise. Il n’arrive pas à nettement faire abstraction d’un environnement concurrentiel et forcément hostile à son moi fragile et instable. Celui-ci a besoin de se réassurer en permanence mais le simple fait pour le partenaire de réaffirmer son amour peut engendrer du soupçon chez le jaloux qui par ailleurs pousse à son paroxysme la propension humaine de relier les choses entre elles, quitte à engendrer une aberration qu’il sera le seul à ne pas voir.

Le Reine Grimhilde est la belle-mère jalouse de Blanche-Neige. C’est la beauté et la jeunesse de sa belle-fille qui la persécute. En retour, elle va
commanditer sa mort.

A son insu, Paul est donc peu à peu devenu vulnérable et souffre de cette fragilisation : sa responsabilité sociale est malmenée, son #état #ontique se dégrade, il se sent chuter dans l’échelle sociale. Il ne sait plus jusqu’où il est le patron et à partir de quand son entourage (et le monde en général) commencent à se foutre de sa gueule et à le flouer. Dans ce contexte, il devient incapable de faire la part des choses. Le moindre fait devient suspect jusqu’à ce que le comportement de Nelly (épisode du ski nautique) lui offre l’occasion de conforter ses doutes sur sa confiance bafouée et de définitivement fonder ses craintes d’adultère, d’autant que Nelly excédée va finir par lui fournir un mensonge sur mesures : « Tu veux l’être? (trompé) Et ben, tu vas l’être. » Dès lors, le cercle vicieux et infernal et le délire d’interprétation de Paul va le mener au viol, puis (sans doute) au meurtre de Nelly. Pour le viol, un avocat plaiderait la nécessité impérieuse de réaffirmer sa place virile dans le couple comme circonstance atténuante. Pour le meurtre, il pourrait emprunter le motif à Othello : stopper la dérive nymphomaniaque de la prostituée pour le salut du reste du monde, anéantir son pouvoir suborneur, son emprise (à elle) sur sa propre indépendance (à lui) d’une part mais aussi sur celle d’autrui. On y reviendra mais cela peut être comparer à la logique d’un terroriste qui combattrait l’impérialisme ou d’un « exorciste » qui combattrait le mal incarné dans la femme séductrice comme le misogyne Frollo persécutant Esmeralda dans Notre-Dame de Paris.

Pourtant la jalousie dont crève Paul ne se porte qu’en apparence sur elle : il n’est pas à proprement parler envieux de sa femme. Il ne supporte pas en réalité d’être déresponsabilisé, de ne plus suffisamment compter pour elle et de ne plus occuper l’espace #déontologique congru, il souffre de ne plus avoir une place bien définie qui lui permettait d’exister à part entière et à parts égales aux côtés de Nelly. C’est sa dignité qu’il croit piétinée qu’il va tenter de regagner de plus en plus maladroitement. Ses actes sont à comprendre comme des réactions à ce qu’il prend pour une agression généralisée alors que seule, la part professionnelle de sa vie est en délicatesse. Mis en échec dans une section de son existence, Paul se montre incapable de conserver l’étanchéité des multiples facettes de sa vie. Son mal-être est général et la maladie ne lui permet plus de dresser des coupe-feux entre les divers secteurs de son existence. La paranoïa peut être comparée au naufrage d’un navire dont l’eau finirait pas envahir toute la coque, faute de compartimentation. Comme les bateaux modernes, la Personne saine pose des limites entre #établissements souverains : l’autre peut avoir un carnet d’adresses personnelle sans que j’ai à y mettre le nez, entretenir des relations avec d’autres sujets sans que j’en connaisse, sinon l’existence, du moins la teneur. En espionnant Nelly, Paul va découvrir qu’elle fait du ski nautique avec un autre homme, ce qui est assez normal puisqu’on ne peut pas pratiquer ce sport seul. Il se trouve que le pilote est également un séducteur et c’est à partir de là que Paul va alimenter sa jalousie : il s’immisce dans une relation qui ne le regarde que modérément et l’interprète mal et surtout contre lui-même. Personnellement, je n’assiste pas au cours de danse africaine que prend mon épouse même si le prof est mieux bâti que moi et incontestablement plus sportif. Je me contente de l’attendre dans le vestiaire en faisant du repassage. Si vous ne l’avez pas lu, je vous renvoie en P47 Le parano contre-attaque


Les Biches de Claude Chabrol ou comment spoiler un film.

J’ai pour l’instant presqu’exclusivement parlé de jaloux mais les jalouses existent bien évidemment et dans des proportions qui semblent de l’ordre du 50/50 même s’il s’agit dans cette évaluation à vu de nez de tous les jaloux confondus, du suspicieux au meurtrier délirant. Les magazines généralistes analysent volontiers le comportement des jaloux selon leur sexe. Les femmes seraient dans ce cas plus démonstratives alors que les hommes chercheraient à dissimuler leur malaise. C’est là qu’il faut beaucoup de discernement dans la construction des symptômes. Eviter par exemple de penser le pervers narcissique que j’ai classé parmi les sadiques comme un jaloux : si le pervers narcissique cherche à isoler sa partenaire, ce n’est pas parce qu’il ne supporte pas l’angoisse de la trahison mais parce qu’il n’envisage le couple que comme une relation de domination déséquilibrée à son avantage. C’est le besoin de contrôle absolu qui motive le pervers narcissique alors que le jaloux ne devient persécuteur que par nécessité de reconquérir le pouvoir qui lui échappe dans la relation. Là où le sadique ne négocie pas sa suprématie mais manipule sa victime ou la contraint par la violence, le jaloux paranoïaque (s’)insinue ou harcèle son agresseur supposé pour retrouver une place suffisante à ses yeux. Quand le sadique agresse pour anéantir, le jaloux a le sentiment de se défendre et de reconquérir ce qu’il a perdu… et parfois, ça dérape méchamment.

El de Luis Bunuel raconte le parcours d’un homme qui épouse une femme plus jeune avant de perdre
la tête par jalousie.

Les illustrations ne manquent pas. Inutile de les multiplier. Mais elles se rejoignent toutes sur un point : le sujet jaloux voit son existence entière minée par son mal-être. « J’ai vécu trois ans avec Bernard, que j’ai quitté à cause de son métier : il était gynécologue accoucheur. Je ne pouvais plus supporter qu’il voie des sexes de femmes toute la journée. Au début, j’avais du mal à croire qu’il restait aussi imperturbable qu’il le prétendait mais je parvenais à me contrôler. Et puis j’ai remplacé cinq jours sa secrétaire. Pour la première fois, j’ai vu la salle d’attente. “Pas mal cette grande blonde !” “Plutôt jolie, la rousse !” Le soir, je bombardais Bernard de questions. A partir de ce moment, quand on faisait l’amour, j’étais obsédée par l’idée que son désir ne s’adressait pas à moi mais à elles. J’imaginais leurs seins, leurs fesses… C’était atroce… » Cette femme n’est plus capable de dissocier l’amant du praticien, l’homme du professionnel. Cela aurait sans doute été plus simple avec un éleveur d’autruches ou un pâtissier. Cependant la jalousie, comme la paranoïa dont elle est une expression, fait tomber les paravents qui séparent normalement les #rôles : l’amoureux n’est pas le médecin et tous les gynécos ont des amis qui oublient leur métier en dinant avec eux.


Médée assassine froidement ses enfants pour se venger de Jason. En 2016, en Savoie, un homme a assassiné sa fille de 3 ans pour se venger de son ex-femme. Dans une lettre qu’il a laissée, il écrit : « J’espère que tu vas bien souffrir avec la mort de ta fille. Champagne ! Sois la plus malheureuse possible. Je ne regrette rien. »

Une femme ou un homme trompé(e) a le choix entre plusieurs options : la rupture conventionnelle pour non-respect du pacte d’exclusivité sexuelle ou sentimentale, le pardon par lequel on tâche de tout effacer (ou presque) et de tout recommencer comme si de rien (ou presque) n’était, la vengeance violente qui ne va rien résoudre, le crime passionnel qui conduit directement en prison et au remord. La tromperie est une blessure narcissique très douloureuse qui éprouve radicalement la solidité de l’ego et provoque l’insécurité. Dans Le Diner de Cons, François Pignon raconte que quand sa femme l’a quitté, tout s’est écroulé autour de lui et qu’elle n’a laissé derrière elle qu’un vaste champ de ruines. La métaphore est d’un lyrisme pompier mais elle résume bien l’état dans lequel celui ou celle qui s’est totalement investi(e) dans l’autre, dans un rapport fusionnel, se retrouve après la trahison. Plus le contrat est intense et complet, plus la rupture est violente et mal vécue. C’est pourquoi une relation, et a fortiori un couple, ne peut fonctionner durablement que s’il existe une réciprocité équilibrée dans le contrat. Et pour qu’il y ait contrat, il faut deux parties clairement identifiées avec chacune une souveraineté bien définie et jamais totalement aliénable à l’autre. Il faut céder du pouvoir pour vivre en couple mais pas tous ses pouvoirs. Le jaloux ne supporte pas le pré carré de son partenaire (je dis pré carré, parce que jardin secret, ça fait cucul) : il va tenter d’en connaitre le contenu en questionnant, en fouillant, en enquêtant. Ces indiscrétions sont des harcèlements mineurs contre l’autonomie de l’autre et se font généralement à son insu. Le stade au-dessus, c’est le reproche. Au-delà, on entre dans le domaine de la vengeance.

Car le jaloux a le sentiment de plus donner que l’autre, de ne pas recevoir assez et d’apporter plus à la relation (même si ce n’est pas un point de vue partagé). Tout ce qui est centrifuge au couple que le jaloux voudrait fusionnel provoque de l’angoisse chez lui. L’adultère apparait donc comme le pire des scénarios et c’est généralement celui qui est imaginé par le paranoïaque.

En dehors du couple, la jalousie nait de l’impossibilité d’obtenir la reconnaissance sociale qui devrait lui revenir. C’est pourquoi nous allons, dans Othello, tout d’abord nous intéresser au personnage de Iago, plus complexe et retors que le Maure dont le cas aurait pu être traiter dans Marie-Claire qui regorge de témoignages instructifs.

Orson Welles a porté Othello à l’écran.

Iago est un jeune officier d’environ 28 ans, qui s’est illustré sur plusieurs champs de bataille au service de Venise, et estime donc que la charge de lieutenant lui revient de droit, ce qui ferait de lui le plus proche compagnon d’Othello, lui-même chef de guerre, général et héros de la république vénitienne quoiqu’étranger et noir de peau. Iago a envoyé trois lieutenants plaider sa cause auprès d’Othello, un étrange lobbying qui révèle que Iago doute de sa qualité tout en ayant le culot de chercher à forcer la main de son chef. Le refus de ce dernier, et le choix de faire de Iago un simple porte-enseigne, met ce dernier hors de lui car il le prend comme un outrage à sa compétence, une atteinte à sa dignité. On peut également supposer que Iago conteste au fond le #ministère d’Othello dont il met systématiquement en doute la vaillance militaire contre l’avis de tous. Il jalouse sa notoriété pourtant méritée. Il est également misogyne, un poil raciste et xénophobe envers le Maure (Othello est noir comme le profil du drapeau corse) et son ami Cassio (florentin d’origine) qu’il considère un peu comme des intrus alors que lui est vénitien (L’Italie est loin d’être unifiée).

Iago est également le perroquet de Jafar.

En fait, Iago semble détester tout le monde : sa propre femme Emilia, Desdémone, l’épouse d’Othello, et tous les personnages de la pièce qu’il ne fait que dresser les uns contre les autres, sans oublier les Turcs, ennemis objectifs. S’il en veut au monde entier, c’est parce que Iago s’estime socialement lésé, et cela ne date semble-t-il pas d’hier. Son nihilisme exacerbé est une réponse au mépris général dont il se croit la victime. Son narcissisme humilié va se défendre en provocant le chaos et en bouleversant les vies autour de lui. Il est incapable d’admettre la droiture d’Othello, son honnêteté, et se persuade que ce dernier l’a disgracié en le nommant porte-enseigne au lieu de lieutenant : Cassio lui a ravi le poste qu’il convoitait et il refuse d’accepter la décision de son supérieur. Il le soupçonne également, et c’est sans doute là le véritable motif de sa vengeance, d’avoir séduit sa propre femme, une suspicion sans doute infondée mais qui l’aveugle et le pousse à faire souffrir à son « rival » ce qu’il endure lui-même. Dans l’esprit de Iago, c’est Othello qui était à l’offensive : sa contre-attaque, c’est à dire sa revanche, s’en trouve justifiée. Othello n’agit pourtant pas avec fourberie envers Iago. Honnête et droit, il ne se méfiera jamais de lui tout au long du drame et ne suspectera pas sa ruse. L’un et l’autre commettront des abus de confiance réciproques, Iago par duplicité, Othello par naïveté.

C’est le fait que l’opinion de Iago sur Othello, et sur le monde en général,  est minoritaire qui la rend sujette à caution. Sa vision exagérément pessimiste du monde est la conséquence de l’injustice dont il s’estime la victime. Le complot qu’il ourdit va servir non pas tant son ambition que son besoin incoercible de détruire Othello pour réparer l’offense qu’il estime avoir subi. Cela peut paraitre psychologiquement absurde mais la loi du talion (oeil pour oeil, dent pour dent) a longtemps sévi et elle a encore de beaux jours devant elle. Sociologiquement, la dette d’honneur même négative doit se régler et l’affront peut avoir à se laver dans le sang. Le jaloux est dans cet état d’esprit permanent de harcèlements et de parades qui lui rend l’existence invivable.

L’acharnement de Iago n’a d’égal que l’obsession de Paul : dans les deux cas, la jalousie obsessionnelle qui envahit la vie entière des deux hommes mène au drame car la paranoïa dont elle relève ne peut, dans leur esprit, cesser qu’avec l’existence de l’autre jalousé. De même Othello, abusé par Iago, va nourrir un sentiment aveugle : à aucun moment, il ne va se douter de la machination de celui qu’il n’a pas promu lieutenant. C’est tout de même un peu ballot de sa part. Mais la jalousie est friande de biais de confirmation et se nourrit de ce qui l’arrange : les dénégations de Desdémone ne feront pas le poids vis à vis des insinuations mensongères de Iago. On peut s’étonner du manque de confiance d’Othello dans celle qui a pourtant bravé la colère de son père pour l’épouser et a accepté de le suivre par amour et pour un destin pas très assuré. C’est pour le moins ingrat de la part du fier guerrier. « Pourtant il faut qu’elle meure, autrement elle trahira encore d’autres hommes, » ira-t-il jusqu’à dire juste avant de la tuer, une pensée « délicate » que Paul également aura pour Nelly.

Pour soutenir le réalisme psychique de l’oeuvre de Shakespeare, on pourrait dire qu’Othello est narcissiquement plus fragile qu’il n’y parait : nouvellement promu dans l’échelle des responsabilités (général et époux tout frais d’une femme convoitée), il est tatillon sur son honneur : sous l’ancien régime, on se battait en duel pour le défendre. Malgré son courage et sa grandeur d’âme, il n’est guère perspicace mais la jalousie annihile le jugement et amenuise les autres qualités. En termes crûs, Othello va se comporter comme un pauvre imbécile et Iago comme un salaud, perfide mais intelligent.

Comme tout manipulateur, Iago avance masqué tel un Tartuffe avant l’heure, faux-jeton de première et menteur patenté, ce qui tendrait à le faire passer pour un pervers narcissique. Comme lui, il cherche à écraser la superbe d’Othello, à anéantir son libre-arbitre et à l’avoir à sa merci. Contrairement au pervers narcissique, le jaloux ne cherche pas à faire croire à l’autre qu’il n’est rien sans lui : le statut de la victime est différent. Le sadique nie qualitativement l’autonomie de sa proie alors que le jaloux conteste l’amplitude de son indépendance. Il n’y a donc pas de sadisme chez le paranoïaque qui ne cherche pas à dominer et à écraser mais à reconquérir le paradis perdu et à effacer le préjudice. A la toute-puissance du sadique-tyran s’oppose l’omniprésence du persécuteur-justicier. La prise de contrôle par la violence contraste avec la perte de contrôle et à une tentative de reconquête de l’emprise perdue.

Comme tous les jaloux, Iago agit donc pour prendre une revanche pas uniquement sur Othello mais sur la vie, sur son sort qu’il juge indigne de sa Personne. Je ne fais donc pas de différence entre l’envie et la jalousie. Blessé une fois de trop par la décision d’Othello, Iago va chercher à lui rendre le mal qu’il lui fait, à rétablir une certaine équité dans la blessure : il reste de la proportionnalité dans la réparation. Le jaloux tente de récupérer son dû parce qu’il estime qu’il s’est toujours acquitté de sa dette sociale ou amoureuse. Il a donné tout ce qu’il avait à offrir et soudain, on ne lui rend pas ce qu’il attendait. La jalousie nait donc d’une déception réelle ou fictive, motivée ou imaginaire, d’un sentiment d’être lésé dans l’échange par une tromperie sur la transparence attendue de la transaction : le jaloux pense qu’on lui cache la véritable nature de la relation et donc qu’il se fait avoir. Rendu méfiant, il recherche à retrouver un certain équilibre qui lui apporterait la quiétude. Son comportement suit sa logique : ce qui pêche, c’est la justesse de ses soupçons.

Tout le reste est littérature. A la revoyure !

Pour aller plus loin :

Je découvre à l’occasion de mes recherches sur la jalousie au cinéma un site tout à fait digne d’intérêt pour nous puisqu’il traite de cinéma et des pathologies qui nous préoccupent ici. Une petite bible fort précieuse même si nos interprétations ne sont pas les mêmes puisque Pascal Laethier est psychanalyste.

El

Et pour se faire plaisir Jealous Guy de John Lennon. Les paroles sont minimalistes, fort justes et sous la vidéo.