S18 – La métaphysique en bas de chez vous

Si la métaphysique désigne habituellement la connaissance des phénomènes en tant qu’ils existent « au-delà » et indépendamment de l’expérience sensible que nous en avons, la glossologie lui donne un sens beaucoup moins éthéré. Et de la métaphysique, vous en faites tous les jours, toute quiche que vous êtes!

le plan du signe S18

La #Grammaire se manifeste discrètement dans l’énoncé parce que la rhétorique cache bien son jeu derrière sa non-coïncidence avec la réalité. La Grammaire nie le perçu et l’analyse structurale est elle-même contredite par la rhétorique qui procède à des ajustements de taille. Du coup, celui qui parle n’a pas conscience de l’impropriété qu’installe le Signe, et il a même souvent l’impression que tout cela est bien plein et bien calé.

La plupart des humains ne s’interrogent d’ailleurs pas sur le langage. Ils s’en étonnent simplement quand ça bug ! ou qu’on déconstruit le message devant eux : qui s’inquiète en effet de savoir ce qu’il y a dans la mayonnaise quand elle prend ? C’est pourtant ce que j’essaie de faire ici avec vous. Or si nous arrivons à la fin de l’exposé sur le réinvestissement du Signe dans la conjoncture, je dois vous annoncer qu’il n’y a pas une… mais des visées rhétoriques qui instaurent des types de rapport entre le langage et l’expérience : comme l’un et l’autre n’adhèrent pas, ça laisse de la marge. Et vous allez voir, c’est plutôt réjouissant.

Tout cela est parfaitement logique. Le langage, ce que nous appelons aussi le #Signe, c’est à dire la faculté humaine de construire du concept à propos de la #réalité, ne fait que s’en approcher sans jamais y adhérer : langage et réalité sont fondamentalement inconciliables mais on n’en a pas vraiment conscience. Deux attitudes à adopter se présentent donc au locuteur face à ces phénomènes inaccessibles. Comme dirait François Lenglet, je vous fais un petit schéma :

Commençons par la deuxième option, histoire de bien montrer que la théorie de la médiation ne privilégie pas l’une par rapport à l’autre : c’est la société dans laquelle nous évoluons qui tend à discréditer le mythe sans pour autant y échapper, loin s’en faut. Et donc le plus souvent à son insu, l’homme calque et modèle son réel sur les mots à sa disposition. Il bidouille sa vision des choses pour la faire correspondre à ce qu’il en dit. Il hypostasie (donne de la réalité) ce qui ne « devrait » rester qu’une hypothèse (proposition sur l’expérience).

S’il y a un mot pour le dire, c’est que ça existe :  le bonheur, le Tout-puissant, la crise, celui dont on ne prononce pas le nom, le peuple, le grand Manitou, le capital, le Saint-esprit, la qualité de la vie, Satan, le mal, la science économique, la conscience collective, l’astrologie, l’au-delà, la main invisible du marché, l’Éternel, le ça, l’infini… voilà beaucoup de termes qui trouvent leur existence dans l’effort des hommes pour faire advenir cette réalité qui est avant tout conceptuelle. Au commencement était le verbe et le verbe était Dieu et hop, hop, hop… l’esprit s’emballe et les biais cognitifs font le reste.

Cela ne signifie nullement que ces concepts n’ont aucune réalité : ils existent en tant qu’idées pour rendre notre expérience intelligible. Mais métaphysiquement, ils s’hypostasient en devenant indéniables pour le locuteur, ce qui va à l’encontre du critère de Popper sur l’irréfutabilité de ce qui n’est pas scientifique : si je ne peux prouver ni que c’est vrai ni que c’est faux, alors ce que je dis est mythique. Le mythe s’impose alors par son évidence et le soleil poursuit sa course dans le ciel.

Une jolie formule dit que l’absence de preuves n’est pas la preuve de l’absence. Personne n’a jamais rencontré la main invisible du marché et pourtant nombreux sont ceux qui continuent à la serrer tous les jours. Il est impossible de prouver qu’une force surnaturelle chapeaute les échanges commerciaux : l’ultralibéralisme n’a donc rien de scientifique. Mais la démonstration s’arrête là et pour beaucoup d’économistes, l’autorégulation des échanges a tout de même une existence évidente et reste la meilleure manière d’expliquer le fonctionnement du système économique capitaliste et sa loi de l’offre et de la demande qui régit le système… selon ceux qui y croient. Le débunkage et même la crise n’empêchent pas le dogme du « laisser faire pour que ça tourne » de perdurer, la fable des abeilles de Mandeville faisant foi.

 Nous avons vu que l’homophonie (même prononciation, sens différent) était chronique au Signe et pourtant fortuite. Vous me suivez ? Oui, eh bien, c’est étrange, je ne vous ai pas entendus venir. C’est parce qu’il y a suivre et suivre. Et aussi suivre et être. Personnellement, quand je suis une femme dans la rue, je déteste avoir un homme sur mes talons. Nan, je déconne!

Sur une ambiguïté (comme la polysémie de masculin), une histoire drôle construit un contexte qui amalgame deux thèmes.

Quelle est la différence entre un divorce et la grammaire ?

En grammaire, c’est le masculin qui l’emporte.

On sourit mais on entérine (implicitement et momentanément, j’espère) aussi le « fait » que les femmes obtiennent gain de cause lors des divorces, ce qui ne repose sur aucune observation sérieuse mais étaie un lieu commun sans doute issu de films américains comme Intolérable Cruauté des excellentissimes frères Coen.

Cette règle grammaticale et arbitraire peut toutefois devenir un argument pour un tenant de la suprématie patriarcale (un blaireau machiste certes)  alors même qu’en des temps où la femme n’était pas forcément toujours à la fête, la règle de proximité était pourtant en vigueur.

On en trouve de nombreux exemples chez Racine, qui emploie concurremment la règle de proximité avec celle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » : « Surtout j’ai cru devoir aux larmes, aux prières, consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières », Athalie (1691), ou encore, dans la même pièce, « Armez-vous d’un courage et d’une foi nouvelle ».

Wikipédia, règle de proximité

Chercher dans la Grammaire une quelconque justification pour une réalité consiste justement à tordre le bras de l’observation puisque la Grammaire ne tient pas compte du monde à dire. 

Énorme ne l’est pas plus que minuscule et, con le prouve, un gros mot peut être rikiki.

Mais le propos peut être nettement plus sérieux. Par le vocable le bien, on entend à la fois ce qui possède une valeur morale, ce qui est créé par le travail, ce que l’on possède et ce qui est avantageux  (source: https://www.linternaute.fr/dictionnaire/fr/definition/bien/). Difficile dans ce contexte lexical de dissocier la propriété privée, le travail, la vertu et le positif. Très tentant en revanche d’associer les quatre concepts comme le fait l’idéologie bourgeoise. Et ça arrange bien, les bien-pensants qui capitalisent sur le dos des pauvres gens. Et là encore, regardez comme cet adjectif a mauvaise fortune.

Un autre exemple cocasse d’homophonie montre qu’il ne faut pas chercher le graal à tous prix dans l’étymologie. Le prétendu coq gaulois n’existe pas, puisque l’emblème des Gaulois est le sanglier, par Toutatrix! Au XIIème siècle, les ennemis de Louis VII et Philippe Auguste réactivent un jeu de mot antique (l’historien romain Suétone le mentionne), gallus signifiant à la fois « gaulois » et « coq » (cf. les gallinacés). Ainsi au XIIème siècle, ces félons d’Anglais et de Germains en profitent donc pour se foutre des rois français en les traitant de coq. Plus tard, l’image est revalorisée par les rois de France, puis par les révolutionnaires. Et par les sportifs d’aujourd’hui… L’histoire est ainsi parfois réécrite sur la base du jeu de mots : la louve romaine qui allaite Romulus et Rémus se dit en latin « lupa » qui signifie également prostituée, métier de la femme du couple qui recueille les jumeaux.

Sources:

http://bbouillon.free.fr/univ/hl/Fichiers/Cours/gaulois.htm

https://fr.wikipedia.org/wiki/Romulus_et_R%C3%A9mus

Le mythe consiste donc à accorder du crédit à la Grammaire, parfois même en remontant jusqu’à des langues disparues. On en conclurait à tort que le mythe appartient au passé ténébreux et que nous vivons à l’heure des lumières de la science. Les deux visées sont bien plus emmêlées que cela. 

Lorsqu’en 1946, Louis Réard invente le bikini, il fait référence à un atoll qui sert à des essais nucléaires américains. Comme il est composé de deux pièces, des esprits facétieux associent mythiquement bi- au préfixe latin et compose le monokini alors qu’unikini aurait respecté la règle latine. Le microkini, le tankini, le burkini et le facekini suivront avec une surenchère sur la dérive de la dérivation. Toujours est-il que la première phase du raisonnement est métaphysique : elle néglige l’origine marshallaise (des îles Marshall) du nom et une langue qui ignore tout du latin. L’homophonie des deux bi- est tout à fait fortuite mais une morphologie fantaisiste opère un rapprochement mythique. Réard y songeait-il lui-même ou n’était-il focalisé que sur la seule idée du big boum auquel il voulait associer son produit ?

Autre interférence d’une langue étrangère avec un exemple emprunté une fois de plus à Jean-Yves Urien : au « Téléphone sonne » sur France Inter, un auditeur pose la question de la différence entre angoisse et anxiété. L’invité répond : « Il n’y en a pas, d’ailleurs les Anglais n’ont qu’un mot pour le dire : anxiety. » Deux remarques : la première, c’est que c’est inexact, anguish existe. Mais la seconde porte sur le mode de raisonnement qui ne recourt pas à l’expérience pour conclure à la synonymie. Ce « spécialiste » trouve sa réponse dans une autre langue : il annule une frontière lexicale et rend synonymes deux vocables sans avoir recours à une observation valide. Imaginez un anglophone qui chercherait la différence entre devil et trolley pour s’entendre répondre : « c’est le même concept, d’ailleurs les Français n’ont qu’un seul mot pour les deux : diable ».

A l’inverse, on trouvera toujours des esprits mythiques pour établir une distinction entre panthère et léopard alors que c’est le même félin. Si on ne dit pas léopard noir, c’est par habitude. Habitude que n’a pourtant pas prise le traducteur automatique de Google comme si black panther lui faisait peur.

La Grammaire contraint parfois le locuteur à dire l’indésirable et à compter sur la clairvoyance de l’entendeur que nous saluons au passage. Espérons que de la formulation maladroite de l’étiquette de ma nouvelle machine à laver (voir notre document), aucun client ne va déduire mythiquement que les « dommages accidentels » sont offerts et qu’une telle méprise n’a pu naitre que dans un cerveau dérangé.

En parlant de dérangement, Emmanuel Macron pourrait bien être la victime, et nous avec, de la fusion mythique du terme de société. Sa start up nation ne vient-elle justement pas d’une confusion des idées d’entreprise et de communauté ? D’où cette conception pyramidale de l’espace social avec des décideurs qui ne doivent leur rang qu’à leur mérite, une obsession pour le profit et la rentabilité.

Toujours est-il que la théorie de la médiation en redonnant au mythe sa véritable place dans la rhétorique nous ouvre tout un tas de pistes à suivre dans l’observation des discours contemporains.

Tout le reste est littérature. A la revoyure !

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