O13 – Le monde du silence

J’emprunte ce titre à Gagnepain qui lui-même l’emprunta au film de Louis Malle et du Commandant Cousteau. Gagnepain a consacré de nombreuses pages à l’écriture. La clinique a permis d’isoler clairement le phénomène des faits langagiers: l’écriture est en effet un traitement ergologique du message, une analyse au deuxième degré en quelque sorte. Elle ne lui est donc pas entièrement liée.

le plan de l’Outil O13 

Commençons par observer cette page d’écriture.

Malgré la grande diversité du tracé, vous êtes en capacité de décrypter sans problème le message. Observez notamment l’extrême variété des « l », des « r » et des « s » pourtant tout à fait lisibles et identifiables comme la réalisation d’une seule et même lettre. 

Plus qu’avec le son et le sens, vous avez là sous les yeux le principe même de la structure: malgré une hétérogénéité du réel, vous identifiez, c’est à dire que vous réduisez au même, des tracés physiquement différents. L’écriture de « cochon » ou les « pattes de mouche » sont justement celles qui ne permettent de bien distinguer les différentes lettres. A noter aussi que le contexte joue beaucoup et réduit la confusion. A la dernière ligne par exemple, monde est plutôt écrit mande qui renvoie à un verbe rare en français et n’entre donc pas en concurrence.

Quand vous aurez vous-mêmes un crayon et une feuille de papier sous la main, écrivez la même phrase et pour une fois, prenez le temps d’observer la dextérité et la vitesse de la mine. C’est tout bonnement hallucinant! Pas étonnant que les gamins ne soient pas tous au point à la sortie du CP! Sans compter qu’on les fait écrire vraiment petit. 

La machine à écrire et le traitement de texte ont permis de standardiser les glyphes (unités de base en typographie) et l’alignement. La plupart des polices présentent des caractères distincts (script) alors que la cursive est très largement répandue dans l’écriture manuscrite. Celle-ci se trouve continuellement soumise à l’épreuve de la lisibilité, d’autant plus difficile à assurer que l’exécution est rapide. 

La qualité du trait est relative à sa lisibilité, l’esthétique n’étant pas prise en compte. Une lettre bien tracée est donc un caractère qui s’oppose aux autres sans confusion possible et qui commence et se termine avec une même précision. Même liées pour une question pratique, les lettres cursives ont des bornes bien définies: en cas de correction au typex, on sait jusqu’où en mettre et comment reprendre comme on peut l’observer dans cette police cursive.

Vous remarquez également que la haste (fût vertical) du « d » monte plus qu’elle ne devrait: un élément plastique s’y glisse donc. C’est la touche artistique pourrait-on dire qui distingue cette police. L ’inclinaison et l’utilisation des pleins et des déliés lui donne son caractère.

Dans cette police-ci, vous pouvez également remarquer l’empattement à la base de certaines lettres. Là aussi, c’est un élément esthétique qui n’est d’aucune utilité. D’ailleurs, l’empattement n’apparait pas dans les écritures manuscrites: il représenterait une perte de temps considérable et n’est guère pratiqué que pour les chiffres romains.

Jusqu’à présent, je n’ai fait référence qu’à l’écriture phonographique. Dans le monde occidental, on a tendance à penser qu’elle est plus efficace et donc plus aboutie que son homologue sémiographique plus répandue en Asie. 

On serait ainsi passé du 

pictogramme (un dessin = un concept)

à l’idéogramme (un caractère = un concept)

et au syllabaire (un caractère = une syllabe)

qu’on peut rapprocher de la sténographie

avant d’arriver à l’alphabet (un caractère= un phonème) qui est comme par hasard notre choix occidental. 

Et ça se discute! Car à ce rythme, il faudrait admettre que l’écriture phonétique tant décriée par les conservateurs est le point final à l’évolution de l’écriture. Or l’orthographe a encore voix au chapitre, à l’école française en tous cas.

Phonèmes et caractères n’ont pas une relation bijective en français (un phonème – une lettre). Il existe plusieurs orthographes pour un même phonème.

X se prononce ks dans axe ou gz dans exercice. C se dit s devant un e mais k devant un a. S fait z entre deux voyelles.

Niveau efficacité, on pourrait trouver à redire. D’ailleurs, les SMS (prononcer esse-emme-esse !) ne s’embarrassent pas toujours de l’orthographe au nom de cette efficacité: stup, svp, tkt, mdr, :), ^^. Ils évitent pourtant le tout phonétique.

nivoefikasiteɔ̃puʁɛtʁuveaʁədiːʁdajœːʁlezɛsɛmɛspʁɔnɔ̃seesɛməɛsnə sãbaraspatuʒuʁdəloʁtogʁaf

Pas facile de lire le phonétique intégral, hein!? Des tests ont même montré que la lecture est rendue plus difficile par une quasi absence d’orthographe. Celle-ci permet notamment de faire immédiatement et hors contexte la différence entre voix, voie, voit et voient, ou entre foret et forêt. Des homophones qui prêtent à confusion perdent ainsi leur ambiguïté à l’écrit.

 Il y a en français un grand nombre de lettres muettes principalement pour des raisons étymologiques. Les –gt de doigt sont des reliquats du latin digitus et les ph– de photographie sont en quelque sorte hérités du grec ancien. Le pluriel se constate au premier coup d’oeil. Sans oublier les abréviations: Mme, SVP, act°, gvt, Dr ou etc. Il ne s’agit plus alors de transcription phonétique puisqu’elles renvoient à du concept ou de la syllabe comme la sténographie par exemple, ou à une sélection de phonèmes qui permettent d’identifier le mot, un peu à l’image de l’écriture arabe qui ne note pas obligatoirement les voyelles.

A noter que plus l’abréviation est courte, plus le risque d’erreur de lecture est important: ex renvoie aussi bien à ex-femme, ex-mari, exemple ou exercice. Le graphe est ici polyergique puisqu’il peut avoir plusieurs utilisations.

1, 2 et tous les chiffres sont des idéogrammes. L’algèbre en apporte également un certain nombre: =, +, – , >, <. La ponctuation transcrit également du concept: le « ? » signifie que la phrase qui précède est une question mais on peut aussi l’utiliser comme pictogramme pour le mot « question ». En langage SMS, « ? » signifie « qu’est que ça veut dire? ». Les « : » sont polyergiques puisqu’ils signifient une annonce d’explication, de paroles ou d’énumération, tout comme les guillemets qui signalent des paroles ou une mise en exergue. 

Il y a donc en français une dominante phonographique (graphie des phonèmes) et une part de sémiographie (graphie de concepts). 

Faire correspondre un graphe à un concept tiendrait du délire mnémotechnique. Aussi aucune langue n’y a intégralement recours, même pas le chinois ou le japonais, même pas non plus l’égyptien ancien. Lisez donc ce que Jean-François Champollion, le déchiffreur des hiéroglyphes, en dit:

« C’est un système complexe, une écriture tout à la fois figurative, symbolique et phonétique, dans un même texte, une même phrase, je dirais presque dans un même mot. »

Je ne rentrerai pas plus dans les détails si ce n’est pour insister sur le ductus c’est à dire la conduite de la mine, de la bille, de la plume ou du pinceau. On ne trace pas n’importe comment, d’où cet apprentissage assez long et laborieux pour certains. En allant de gauche à droite, les gauchers sont notamment pénalisés par la nécessité de pousser l’ustensile, plutôt que de le tirer. En revanche, ils devraient être plus à l’aise en arabe. Mais dans tous les cas, il y a un ordre opératoire à suivre aussi bien en écriture alphabétique qu’avec les signes.

Les dyspraxiques et a fortiori les atechniques rencontrent justement des difficultés à ce stade: pour lire et écrire, il s’agit en effet à la fois de distinguer l’utile de l’inutile, et par conséquent de ne pas s’égarer en « zigouigouis » inutiles et de conduire le tracé sans détour et dans un ordre défini. L’abandon de la plume au profit du stylo à bille facilite la tâche: il s’agit simplement de prendre correctement l’ustensile pour écrire et de ne pas appuyer comme un malade. Reste ensuite à gérer un nombre de paramètres importants car le stylo n’est rien sans la feuille et la main et c’est la relation technique entre ces trois-là qu’il faut contrôler en fonction de la lisibilité à atteindre. On pourra ainsi obtenir une écriture hésitante quant au tracé mais parfaitement déchiffrable: essayez d’écrire de la main gauche si vous êtes droitier et vous verrez de quoi il retourne. A l’inverse, le trait peut-être sûr mais le résultat illisible ou difficile à décrypter: c’est le tag ou l’ordonnance du toubib (remplacée récemment par une version imprimée).

Cela vous rappelle sans doute les notions de Matériau et d’Engin, de Tâche et de Machine. Vous avez tout à fait raison car c’est de technique dont il s’agit. Le message, qu’on choisisse la face phonétique ou le versant sémantique, est retraité par une analyse ergologique dans l’écriture. Les enfants apprennent d’ailleurs à parler bien avant de savoir lire et écrire. L’écriture présuppose donc le langage. Mais ils sont dissociés même si dans le résultat, il n’est pas facile d’y voir clair.

L’école de Rennes a fait pas mal de recherches sur la question avec des aphasiques (pathologies du Signe) et des atechniques (pathologies de l’Outil): ils sont arrivés à bien distinguer la nature des troubles. Un atechnique qui a du mal à écrire aura également du mal à planter un clou ou à se brosser les dents. En revanche, un aphasique peut bricoler sans difficulté et se couper les ongles des orteils mais peut-être en revanche sans pouvoir aligner trois mots.

Tout le reste est littérature! A la revoyure!

Pour aller plus loin:

l’écriture hiéroghyphique

https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89criture_hi%C3%A9roglyphique_%C3%A9gyptienne

l’écriture chinoise avec un site qui montre à l’aide quelques animations les grands principes du tracé

https://biblioweb.hypotheses.org/22190#traits

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