P25-Génération par le vide

Contrairement à ce que les Lumières nous ressassent depuis des lustres, Personne et individu ne coïncident pas. C’est aussi désagréable à admettre que d’accepter que nous sommes le jeu de structures qui nous déterminent à notre insu. Ciao, pantin!

le plan de la personne – P25

Rappelons que la Personne (remarquez le P majuscule!) est à entendre comme une faculté. 

Ce principe s’inscrit quelque part dans la matière grise du cortex cérébral des individus: d’ailleurs, si vous coupez un cerveau en deux, je ne donne pas cher de l’individu qu’il y a en-dessous. Preuve qu’il est indivisible. Ce qui ne signifie pas qu’individu et Personne soient indissociables, pas dans notre modèle en tous cas.

Individu et personne (remarquez l’absence de majuscule!) ne font pourtant qu’un dans une conception libérale de l’être humain. Le libéralisme repose sur une vision intuitive et positiviste de la personne qui correspond en gros au sens ordinaire qu’on lui donne au quotidien: individu de l’espèce humaine. Nous expliquons tout cela par le menu en C4.

Si la théorie de la médiation ne borne pas la Personne à l’individu charnel ou au #sujet animé, le droit civil non plus ne limite pas la personne à l’être de chair puisque la personne morale est une entité dotée de la personnalité juridique, ce qui lui permet d’être directement titulaire de droits et d’obligations en lieu et place des personnes physiques ou morales qui la composent ou qui l’ont créée (État, collectivités territoriales, établissements publics, entreprises privées, associations…). Autrement dit, il faut au moins un être humain pour qu’il y ait de la Personne mais le nombre de membres n’est pas limité. C’est exactement le même principe que l’association: on y rentre, on en sort sans que sa raison sociale en soit affectée. L’association existe au-delà des êtres humains qui la composent et l’existence de ces derniers ne se limite à leur vie associative. Tout cela se recoupe sans coïncider.

Physiques ou morales, les personnes naissent et meurent, elles ont des activités et la possibilité d’acquérir des biens meubles ou immobiliers, elles peuvent se pourvoir en justice ou être condamnées, adhérer à une association d’un autre ordre. L’existence de la personne morale est surtout tributaire d’une faculté à se constituer: c’est ce que nous désignons par la Personne. La théorie de la médiation parle également d’institution, pas uniquement comme résultat mais comme processus. De plus, elle réserve le terme de droit au plan axiologique, parle de Loi au niveau sociologique et en fait un synonyme d’institution.

La Loi dépasse donc le droit ordinaire stricto sensu pour s’étendre à l’ #habitus. On va s’éviter les « structures structurées prédisposées à fonctionner comme des structures structurantes » de Bourdieu pour simplement retenir qu’on n’est plus au niveau de l’individu mais à celui de l’agent social contraint et déterminé (en partie en tous cas) par des processus qui dépassent sa simple entité physique.

Vivant sans Personne

Il existait autrefois une mort civile: c’était en fait un effacement de la Personne sans atteinte à la vie biologique de l’individu. 

« Le condamné encore vivant est dépouillé de ses biens ; le condamné est incapable de succéder ; les biens acquis par le condamné après sa condamnation tombent en déshérence et font retour à l’État ; le condamné est incapable de contracter mariage légitime, s’il était marié antérieurement son mariage est dissous. »

C’était le cas des condamnés à mort par contumace, des condamnés aux travaux forcés à perpétuité et des déportés. La vie biologique restait intacte, quoique souvent contrainte, mais le mort civil perdait son existence sociale et tous les droits inhérents à la Personne dans une société donnée. Il pouvait toutefois vendre sa force de travail et toucher un salaire, ce qui le différencie de l’esclave qui est réduit à l’état de propriété exploitable et négociable.

Suivant les civilisations, il peut donc exister des Personnes sans véritables corps physiques, ou du moins avec des membres physiques fluctuant comme dans une association où les adhérents peuvent se retirer, comme il peut exister des êtres humains sans personne juridique, sans statut social, exclus de la communauté et de toute participation civique. 

D’une manière générale, en un même et unique sujet humain, interférent différentes cercles sociaux en un mouvement dialectique incessant. Votre ego est d’autant plus riche que vous participez de différents groupes, milieux ou communautés. L’hypertrophie d’un moi narcissique ne lui donne aucune importance sociale supplémentaire. C’est le capital d’états qu’il adopte, de liens qu’il noue, de services qu’il rend et d’obligations qu’il crée qui fait l’être social. Son équilibre tient à sa capacité à ne se confondre avec personne d’autre tout en étant capable de dépasser sa singularité pour engendrer du commun et échanger.

Ça peut être perturbant à concevoir tant on a l’illusion d’être par nous-mêmes et capable de s’autosuffire. Dans la Dissociété que décrit Jacques Généreux, on met même un point d’honneur à ne rien devoir à qui que ce soit, à se faire seul. Cyrano de Bergerac le claironnait déjà au début du XXème siècle: « Pas très haut peut-être mais tout seul! »

Le malaise pour l’individualiste self made man libertarien ne va pas s’arranger quand je vous aurai dit que le mouvement ethnique de singularisation qui permet de se définir en opposition ou en contraste à l’autre se double d’un processus contradictoire qu’on qualifiera de politique et qui vise à l’extension et à l’échange, voir à l’osmose, à la communion et à la fusion temporaire: la Personne trace des frontières qu’elle dépasse et elle ne peut les traverser que parce qu’elle les a tracées. Ces deux capacités sont dans un rapport dialectique constant.

Autrement dit, se répondent contradictoirement un moment de repli ethnique (certains parlent d’identitaire quand à l’autre bout du champ politique on parle d’autonomes) qui permet de s’instituer, de se poser si on préfère, et un moment conventionnel où l’identifié et l’unifié visent à se mêler et à fusionner, à se conformer à la Loi commune et à faire un de plusieurs.

Ce qui me vient à l’esprit, c’est l’image de la vinaigrette où l’huile et le vinaigre mélangés finissent toujours par se dissocier.

Pas de classe sans institution

Si vous acceptez de penser en dehors du domaine du droit restreint, la couche sociale rentre dans ce schéma. Mais selon Marx, il n’y a pas de classe sans conscience de classe. En termes médiationnistes, il ne peut y avoir de communauté sans institution, le terme de conscience ne résumant pas bien l’esprit de classe implicite ou l’inconscient collectif qui la permet. Mais le plus important à retenir, c’est que la classe ne préexiste pas à ce qui la fonde: une classe est une construction historique comme une entreprise ou n’importe quelle association humaine.

L’ancien régime féodal semblait indestructible alors qu’il était miné par la bourgeoisie dès le XIVème siècle. Et David Graeber émet l’idée que la féodalité pourrait bien être de retour avec les bullshit jobs.

Un couple n’existe que si les partenaires se pensent en tant que duo en dehors de l’accouplement. La séparation physique n’entame en rien l’intégrité de sa Personne même si ses deux membres remplissent d’autres obligations extérieures. L’alliance, le nom partagé, le livret de famille, le compte commun, le tatouage peuvent marquer cette union et les liens conjugaux résistent à l’éloignement spatial… pour un temps en tous cas.

A une autre échelle, on parlera de classe, de nation ou de génération. Notre appartenance à l’une ou l’autre ne dépend de nous que dans une faible mesure. Si on peut divorcer, changer de nationalité, grimper ou chuter dans l’échelle sociale, il nous restera toujours un fond culturel, une trace historique profonde de nos origines. 

Pour ce qui est de la génération, c’est plus une affaire de conscription que véritablement de choix. On ne décide pas en effet de sa date de naissance mais on choisirait cependant plus ou moins d’en partager l’état d’esprit.

Etant né en 1964, je suis un baby-boomer selon certains classements, de la génération X selon d’autres. Quant à savoir à laquelle j’appartiens vraiment, c’est difficile de trancher. Face à mes parents qui étaient de la génération silencieuse, je suis définitivement un baby boomer mais à côté de mes frères et soeurs plus baby boomers que moi, je me sens carrément de la génération X.

Je vous renvoie à ce site. C’est forcément caricatural mais assez rigolo d’essayer de se situer.

https://www.psycho-ressources.com/bibli/generations-x-y-z.html

Pour être honnête et comme le chantait Richard Hell, « I belong to the blank generation », j’ai franchement l’impression d’appartenir à la « génération du vide ». En 77, tout était à créer, la musique, l’art, la mode, la culture, la vie. Les années 80 se sont chargées de noyer nos espoirs dans les paillettes, la parenthèse libérale jamais refermée et le SIDA.

Que conclure de tout cela? 

Premièrement, qu’il n’y a pas de cases sociales prédéfinies une bonne fois pour toutes. Ça bouge dans le bastingage. La société est une construction où des forces contradictoires sont à l’oeuvre en permanence comme elles sont à l’oeuvre à l’intérieur de nous. 

Deuxièmement, que, si on ne choisit ni sa famille, ni sa date de naissance, ni la situation géopolitique de son pays, et que par conséquent on est le jeu de grandes Personnes sociales qui nous dépassent depuis qu’on est tout petits et que ça va nous marquer pour la vie, nous restons cependant en partie maitres de ce que ces structures font en nous à partir du moment où on est au courant. 

Troisièmement, qu’il est important de faire autant que possible remonter ces déterminismes à la surface quand on veut faire oeuvre de sociologue pour ne pas se prendre les pieds dans ses propres racines. L’aliénation touche même les plus attentifs.

Quatrièmement, qu’une nouvelle force politique se construit hors des sillons déjà tracés car la situation historique est en constante mutation mais que ces schémas reviennent comme de vieux démons quand Mélenchon baisse la garde ou quand la gauche oublie de tirer la chasse.

Tout le reste est littérature! A la revoyure!

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