H17 – Bourgeois, c’est la classe!

La bourgeoisie nous la fait à l’envers. En privé, elle s’est rarement autant organisée pour se servir au détriment de la majeure partie de la population tout en propageant publiquement que la lutte des classes, c’est fini, et qu’il n’y pas d’autre choix que celui qu’elle fait. Joli retournement de la dialectique!

les anthropochroniques H17

On nous bassine pas mal avec la question de savoir ce qu’est le peuple. On l’a tellement atomisé à coup d’antiracisme, d’anti-antisémitisme, d’antifa, de féminisme, de communautarisme, d’antispécisme et finalement de consumérisme qu’il devient impossible de fédérer tout cela sous une forme de populisme décomplexé et alternatif qui remettrait les pendules à l’heure.

Face à cette masse puissante mais qui tarde à se mettre en mouvement dans le même sens, la bourgeoisie n’a pas besoin de théoriser les rapports sociaux à l’oeuvre dans la société qu’elle modèle à son avantage pour se constituer en caste dominante: la bourgeoisie a simplement besoin de se fréquenter et de faire fonctionner ses codes, de saisir son statut et ses prérogatives, de sentir ses intérêts communs mais aussi ses obligations vis à vis du reste de la société pour se souder et se sentir être, pour se conditionner et s’admirer.

Un exemple à suivre

Cette « conscience » de classe est largement implicite et spontanée: la distinction se fait sans avoir à être formulée en mots. Aucun texte n’interdit à un couple français bien né d’appeler son enfant Kevin ou Miranda mais cela ne lui viendra néanmoins pas à l’esprit. Pas plus que François-Henri Pinault ne pensera à enfiler un bleu de travail pour aller écouter du rock industriel dans un squat où on grille des merguez au napalm. 

En revanche, on se retrouve au tennis et au golf, on se tient bien en selle ou sur un jet-ski, on sait choisir le vin qui va avec les huitres ou le foie gras, on joue du piano, on va au concert du philharmonique pouêt pouêt et on sait être là où ça se passe. Bien sûr, à Paris, on monte en gamme mais chaque ville de province a ses notables qui, quand ils ne s’assassinent pas dans un film de Chabrol, se retrouvent au vernissage d’un salon des bonnes oeuvres ou dans la tribune officielle du stade de foot. On n’a pas à se forcer, ça vient naturellement.

Il ne devient nécessaire de faire émerger la conscience de classe qu’en cas de perte d’hégémonie ou de crise pour resserrer les rangs et faire bloc face à une autre classe qui mettrait sa position, dominante ou pas d’ailleurs, en péril.

Le génie de l’idéologie bourgeoise (autre mot pour le capitalisme) aura été d’individualiser la société dès le siècle des Lumières et de consolider sa position actuelle en atomisant les masses. A chaque fois que le peuple a commencé à s’instituer comme classe potentiellement dominante (c’était le souhait le plus fort de Marx), la bourgeoisie s’est débrouillée pour le diviser et faire naitre chez lui des aspirations divergentes ou des préoccupations de diversion.

Tout le monde rêve d’acheter sa maison, s’endette pour une vie, consomme pour s’étourdir, pédale dans la yaourtière philosophique, fait de la salle de sport, se passionne pour la coupe du monde de handball et la 13ème saison de Game of Thrones, lit le canard local ou enchainé, regarde la télé, se disperse sur les réseaux sociaux, commente les photos du plat du jour et se perd en conjectures sur le homard de Rugy et les scandales à la Benalla. On nous balade, on nous amuse et la révolution décroissante se fait attendre.

Selon Michel Drac, un youtubeur très à droite mais gros lecteur critique, Yuval Noah Harrari va jusqu’à prétendre que c’est Marx lui-même qui aurait mis la puce à l’oreille des capitalistes qui auraient alors lâché du mou pour que la laisse ne cède pas. Ça se discute! Car ce sont plus exactement les luttes sociales qui n’ont pas toutes attendu Marx qui ont obligé les bourgeois à partager un peu le gâteau car dès qu’on leur laisse le champ libre, les accumulateurs de capital s’empiffrent: on ne peut pas réformer le capital comme on ne peut pas raisonner un forcené, on ne peut que le juguler. Alors autant s’en débarrasser le plus possible en cultivant d’autres modèles de la condition humaine comme le propose Karl Polanyi, sur les traces de Marcel Mauss, idées reprises par bon nombre de penseurs plus contemporains.

Diviser pour durer

Mais la bourgeoisie joue un double jeu qui brouille les pistes. D’un côté, elle prône la libre entreprise et la concurrence, la compétition et le chacun pour soi, le libre arbitre individuel et l’innovation dans le bizness, l’excellence et l’abolition des normes coercitives.

Dans ce cadre, la liberté semble appartenir à ceux qui s’en saisissent, les méritants d’où qu’ils viennent pourvu qu’ils participent à ce système économiciste et amoral qui justement ramène l’essentiel des rapports humains à des transactions économiques où ne survivent que les meilleurs qui se défoncent pour le rester. Ça a l’air aussi cool que de séduire une belle plante rien qu’en regardant l’heure dans une pub pour Rolex filmée en pleine jungle. 

De l’autre côté, la bourgeoisie encourage les bonnes fréquentations et les mariages de raison, elle apprend à ses rejetons à tenir leur rang et à gérer le capital familial (financier, culturel ou social). Elle fait marcher les relations, n’hésite pas à faire fonctionner le piston, crée des clubs de solidarité, Rotary, Lyons ou Franc-Maçonnerie, et finalement cultive le conformisme et la reproduction sociale. Elle y a tout intérêt et elle le sait.

Macron chante la mondialisation, vante la start up nation et loue l’ubérisation. Mais il s’exprime comme un mignon du XIXème, se peigne comme Louis-Philippe et s’entoure d’une cour de jeunes ultralibéraux mafieux. L’aventure en solitaire à la tribune en même temps que l’entre soi incestueux en coulisses. Au micro: « Je traverse la rue comme un banquier sans peur et je vous trouve un travail dans la limonade». En off: « Pauvre imbécile! Sans costard ni relation, tu es bon à pédaler pour livrer des pizzas jusqu’à en crever. »

Je passe sur la duplicité morale du stratagème pour m’intéresser à son fonctionnement dialectique. 

Le macronnard se sait numériquement minoritaire. On peut reprocher au bourgeois d’être inique, voir cynique, mais il n’est pas toujours idiot, souvent même carrément rusé, et puis c’est facile de comprendre que l’abus n’est possible à long terme que si on est moins nombreux à se gaver que ceux qui se privent. Pas la peine d’en faire profiter la terre entière. On ne peut tout de même pas accueillir toute la misère du monde et encore moins, si elle est mal élevée et chapardeuse.

L’idéologie libérale consiste à conforter les uns dans leur situation abusive tout en faisant croire aux autres que c’est comme ça et pas autrement. La naturalisation des inégalités dissimulent le mécanisme d’apropriation par une minorité de la production de richesses par une majorité qui, du coup, n’en profite guère. D’un côté, il y aurait ceux qui fournissent les capitaux, les idées et l’emploi, de l’autre ceux qui exécutent, touchent un salaire et… et c’est là que Ford avait tout compris… et consomment ce qu’ils ont produit, reversant ainsi leur salaire à ceux qui le lui ont versé contre leur force de travail, leur savoir-faire et leur temps. La consommation devait faire oublier le temps consacré, et finalement perdu, au travail. Pire, elle fait actuellement croire à tout détenteur d’un smartphone qu’il fait partie de la jet set qu’on lui montre à l’écran. Il ne lui reste qu’à gagner suffisamment de pognon pour se payer le forfait et continuer à rêver dans le dernier Final Fantasy.

J’ai moi-même longtemps pensé que le travail était une bénédiction. Je n’ai donc, jusqu’à il n’y a pas si longtemps que ça, jamais rechigné à bosser pour de l’argent. Pris dans l’engrenage ultralibéral, je donnais des cours en free lance, jusqu’à 40 heures par semaine. De la folie pure et simple! Et le pire, c’est que je m’en félicitais parce que ça me permettait d’améliorer ma condition, de changer de quartier et d’atteindre un niveau de vie confortable, d’upgrader mon parc informatique et de rouler en 4X4 (une occasion capricieuse), accessoirement d’accéder à la reconnaissance de ma belle-famille thatchérienne quoi qu’irlandaise. C’était idiot mais je m’en trouvais bien. Enfin… c’est ce que je croyais. L’illusion n’a pas duré éternellement. Mais il a fallu qu’à plusieurs reprises, je pète plus haut que mon cul avec choc en retour pour m’en rendre compte suffisamment.

Car les processus sociaux à l’oeuvre (en nous parce que c’est quand même là que ça se passe) ne sont pas pleinement conscients. Ils nous façonnent insidieusement. C’est pourquoi je parlerai d’esprit de classe (et non de conscience) pour la bourgeoisie qui cultive son pré carré au détriment de la planète. Où je rejoins Marx, c’est sur la nécessité d’expliciter le fonctionnement de la lutte des classes à ceux qui n’en profitent pas. Et là, on peut parler de prise de conscience de classe nécessaire.

Et c’est ici que ça se complique. On le voit avec les Gilets Jaunes.

Face à eux, la grande bourgeoisie française mondialiste, déjà fortement mobilisée pour les élections présidentielles, mais aussi sous Hollande, Sarkozy, Chirac et après 1983, et finalement depuis la victoire sociale de 1945. La propagande ultralibérale, européiste jusqu’à l’aveuglement tourne à plein rendement dans les médias et à l’école. La propagande est rodée, les engrenages baignent dans l’huile, le discours coule de source sûre.

Si vous avez une heure, ne manquez pas la performance de Ferghane Azihari face à l’adorable Monique Pinçon-Charlot qui en a parfois perdu les mots.

https://francais.rt.com/magazines/interdit-d-interdire/63917-paradis-riches-enfer-pauvres

Pourquoi la quasi totalité de la population française est-elle persuadée que l’Euro est une bonne chose pour la paix et pour notre économie? Pourquoi s’accroche-t-elle à une cinquième république corrompue jusqu’à la moelle? Pourquoi la plupart des gens n’arrivent-ils pas à comprendre que dans un monde fini la croissance ne peut pas être infinie? Parce qu’une musique de fond est constamment diffusée dans nos supermarchés et nos télévisions qui vante les bienfaits du progrès démocratique à l’occidentale alors même que les prix, la pollution, la #prévarication, la #concussion et le chômage augmentent. Et tout le monde y croit. Ou du moins y croyait.

Déconstruire le système est un acte révolutionnaire

Les Gilets Jaunes ont permis de faire la lumière sur pas mal de rouages du système, notamment la corruption des médias, le copinage et le #népotisme dans les classes dominantes, l’illusion de démocratie. Encore que ça ne touche pas tout le monde. Loin s’en faut. Sans compter ceux qui s’en foutent et les résignés. Les Gilets Jaunes ont fait corps, corps social. Ils se sont constitués en entité contre un système en place: « anti-nantis ». Et pourtant, j’ai rencontré dans les manifs et sur les ronds-points des gens qui ne sont pas sur la même longueur d’ondes que moi: RN, UPR, Debout la France… qui ont pris conscience de la corruption institutionnelle et de nos intérêts communs (services publics, RIP, hausse des minima sociaux, constituante). Ils sont encore bien loin pour la plupart d’être anticapitalistes. Ils ne le deviendront sans doute jamais. 

Bernard Friot pense qu’il faudra changer les conditions de production matérielle pour sortir du capitalisme. Je suis assez d’accord mais je serai plus gramscien en évitant le tout à l’économie et je ferai un peu plus confiance à un renversement de l’hégémonie culturelle vers un municipalisme libertaire associé à un nationalisme réinventé parce qu’à mon avis, on ne fera pas sans une redéfinition de la nation et de la commune. On y reviendra à l’automne.

Le con, c’est l’autre

Nous disions donc que les Gilets jaunes ont foutu un bon coup de pied dans la fourmilière. La bourgeoisie ne s’y est pas trompée. Dès le début du mouvement, elle a sorti l’arsenal du discrédit: ploucs, beaufs, populistes, fachos. On a eu droit à tout dans les médias main stream que possèdent les milliardaires réactionnaires et pour ce qui est des radios et télévisions du service public aux mains d’une clique du même acabit.

L’affrontement a été brutal, tant par les coups que par les mots. Et il a été révélateur. On a vu ressurgir le mépris de classe sur les lèvres des bien élevés. Les bourgeois ont resserré les rangs après avoir serré les fesses car le boulet n’est pas passé loin début décembre 2018. Les macronnards s’enferrent dans leur aveuglement: j’en croisent tous les jours. Il s’en trouve même de bonne foi.

Pas plus tard que samedi 13 juillet, une intellectuelle retraitée qui a pourtant toute sa tête même si elle a voté Macron en 2017 me soutenait qu’il fallait qu’il se débarrasse de son premier ministre qui était un vrai « filou, celui-là ». On croit rêver mais il y a encore un bon nombre de gens qui accordent du crédit à Macron. Ils font encore classe autour de lui et ne se privent pas de parler de masses populaires pour qualifier les Gilets Jaunes avant de rappeler qu’ils ne sont qu’une petite minorité perturbatrice, des gaulois réfractaires et des empêcheurs de tourner en rond-point. « Mais ils n’ont rien à proposer, ces gens-là! » me soutenait mon frangin, retraité confortable de chez AXA et toujours persuadé que les informations sur France Culture étaient dignes de confiance. C’est sans doute pour cela qu’il sait, lui, ce qui se passe vraiment au Venezuela avec un régime corrompu et autoritaire. Mais je m’égare… encore que!

Je n’avais pas vu mon frère depuis longtemps. On était vraiment contents de se retrouver vivants, on a échangé sur nos déboires de santé respectifs, déjeuné très agréablement, oubliant qu’il s’était moqué de moi parce que j’avais longtemps milité pour la France insoumise avant d’en arriver à l’inévitable débat sur la crise du régime. « D’accord, ce sont des amateurs au gouvernement mais il propose quoi au juste, ton Mélenchon? » J’ai vaguement tenté de lui exposer en trois coups de cuillers à pot l’Avenir en Commun mais en vain. Mon frère est une cause perdue. J’ai mieux à faire sur les ronds-points: les gens y sont plus réceptifs. 

Car c’est ça l’esprit de classe. Mon frère a atteint la frange de la France d’en haut. Pas plus nuisible qu’un autre mais tout de même doté d’un cynisme politique certain et une condescendance pour le peuple assez marquée. En fait, mon frère, c’est un vrai snob! Élitiste, amateur d’art et d’opéra, un rien pédant, un homme de goût très sûr et de culture, pas enclin à tomber sous le coup de la dernière mode mais dans l’air du temps tout de même. J’aime beaucoup mon frère mais ce que je lui reproche le plus, c’est de toujours « savoir qui est le con ».  

Le bourgeois, c’est pareil. Sûr de son bon droit et de la rectitude de ses opinions pragmatiques qui ont fait leur preuve, il sait! C’est pour ça qu’il doit diriger les affaires du pays et l’économie! Il sait ce qui est bon et si cela tourne à son avantage, c’est parce que ça serait pire autrement. Le bourgeois sait qu’il n’est pas seul mais qu’ils ne sont pas non plus très nombreux parce que les gens de qualité sont forcément moins que les gens de quantité, les prolos qui se reproduisent plus que de raison. C’est pour cela qu’ils sont l’élite, eux les fils de et les filles de bonne famille, élus de génération en génération pour mener la danse et donner le ton, sillonner la planète et être productifs, tapoter sur leur smartphone et réserver un billet en ligne, diriger une équipe et garder le cap… le cap… le capital entre les bonnes mains. 

Pour une bonne part, les bourgeois sont dans la même illusion que le péquin lambda sur la solidité du capitalisme financier, son bien-fondé philosophique et sa capacité à perdurer. Cela fait partie du mythe que la classe bourgeoise entretient pour rester soudée: il n’y a pas d’alternative, c’est comme ça! C’est pas tout rose mais y a pas mieux! Regardez Staline et Maduro! Vous voulez quoi? Qu’on s’éclaire à la bougie dans une caverne? Le capitalisme a l’expérience pour lui, le darwinisme social (celui qui dure, c’est le plus adapté) et le bon sens partagé (il faut bien des gagnants et des perdants). 

Le bourgeois, c’est en définitive celui qui n’a pas intérêt à ce que les choses changent, ce qui représente beaucoup plus que les 10% de la population qui ont voté Macron. Le bourgeois a un standing à préserver, une qualité de vie à soutenir, des privilèges à défendre. Il a acquis du bien immobilier, touche de la rente, dividendes ou loyers, boursicote ou cherche à investir pour faire travailler son argent à sa place. La bourse lui parait légitime, le capitalisme lui semble un horizon indépassable parce qu’il a toujours été là, sous son nez. Le bourgeois appartient souvent à la classe moyenne: Léon Bloy en aurait profité pour lui tailler un short supplémentaire. Pour jouer sur les mots, le bourgeois a les moyens et ne veut pas les perdre. Comme le citoyen participe à la nation, le bourgeois participe volontairement au régime capitaliste. Et il n’est pas seul.

Tout le reste est littérature! A la revoyure!

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