P34 – Schreber, président-papa !

Le président Daniel Paul Schreber est une vedette de la psychiatrie. Il existe en effet une littérature surabondante à son sujet mais la psychanalyse a à mon avis raté le coche après avoir pourtant, sous l’impulsion de Freud, mis le président sur orbite.

Les troubles de la Personne : la paraphrénie P34

En 1911, Freud taxe le trouble du président Schreber de paraphrénie (mais en fera ensuite un cas de paranoïa) et c’est en étudiant les « Mémoires d’un Névropathe » qu‘il a l’idée de concevoir le délire comme une reconstruction du monde pour de nouveau pouvoir y vivre. Le délire serait ainsi une porte de sortie pour le malade. C’est l’idée majeure que nous retiendrons de Freud pour la suite car son fondamentaliste phallique n’a pas à notre avis permis d’avoir le fin mot sur le cas Schreber.

DP Schreber avec la moustache qu’il portera toute sa vie malgré son projet transsexualiste.

Brillant magistrat allemand, président de chambre honoraire à la Cour d’Appel de Dresde, le président Schreber a néanmoins été interné dans un asile en Saxe en 1893 à la suite de ce qu’on pourrait appelé un burn-out : il craque et s’effondre psychiquement devant la somme de travail et de responsabilités dont on le charge en tant que président de tribunal à un moment d’intense travail de réorganisation juridique. Le Dr Weber a rédigé les deux expertises médico-légales sur Schreber qui réclamait sa remise en liberté en 1900 jusqu’à engager un procès tout ce qu’il y a de plus légal et formel. 

On apprend dans son premier rapport que dix ans plus tôt le patient a déjà été interné pour hypocondrie cette fois. En 1893, Schreber se plaint de ramollissement cérébral et annonce qu’il va mourir tout en indiquant être la victime de persécutions. Les hallucinations suivent et Schreber prétend subir des pratiques effroyables dont « personne ne peut avoir idée ». C’est une période de prostration et Schreber tente vainement de se soustraire à ces tortures en se suicidant à plusieurs reprises. Weber signale toutefois qu’il s’agit de douleurs sanctificatrices quoique démoniaques et bientôt Schreber semble avoir atteint un univers parallèle. Après un transfert, il se ferme sur lui-même répondant très peu aux sollicitations. Mais ce n’est pas exactement de la catatonie puisque Weber note qu’on semble plutôt déranger le patient qui justement montre de petits signes d’impatience du fait qu’on vienne interrompre une vie intérieure intense. Il refuse de s’alimenter, d’aller aux toilettes avant de se faire dessus. 

Il parle de rayons et réclame qu’on le laisse en paix avec Dieu. Fin 1894, il revient à une vie un peu plus normale malgré les hallucinations qui se poursuivent. Dans ses rares déclarations, il accuse le psychiatre Paul Emil Fleschig et Von W qu’il a connu autrefois de lui tirer les pensées du corps et de perturber gravement ses relations avec la toute-puissance divine. Schreber est de plus en plus agité, rit et crie souvent, tambourine sur son piano, prétend que l’univers s’effondre autour de lui et que les humains ne sont plus que des « ombres sans consistance ». Son attitude est variable mais va d’une manière générale devenir plus sociable. Il fait parfois longuement face au soleil. Son animosité envers Fleschig ne faiblit pas.

Paul Emil Fleschig, le psychiatre que Schreber a accusé d’envoûtement.

Il a des accès de colère nocturnes pendant lesquels il hurle mais répond ensuite calmement aux questions qu’on lui pose et dine en société sans dérive verbale avec seulement parfois des grimaces incongrues, le regard fixe, des raclement de gorge ou des pouffements de rire inopinés. Il répète souvent des phrases comme : « Le soleil est une putain ». Il commence également à parler de miracles divins et exclusifs à son endroit : il serait sur le point de se transformer en femme et Dieu de faire de lui son épouse pour donner naissance à une humanité régénérée. Il commence donc à raconter tout ce qu’il développera par écrit dans son autobiographie. Dernier détail : il se promène souvent presqu’à poil dans sa chambre et se regarde la poitrine devant la glace avec l’idée que ses seins poussent.

Le président Schreber est le malade le plus cité au monde. Cela dit, les prophètes et quelques personnages historiques ne figurent pas dans la liste et n’ont pas été internés.

Vers 1900, Schreber rédige les fameuses « Mémoires d’un Névropathe ». On y apprend l’envers du décor et notamment commet lui perçoit son internement qu’il juge injuste. Il détaille sa relation privilégiée avec Dieu en personne et annonce qu’une fois changé en femme, il pourra en devenir l’épouse rédemptrice et génératrice d’une nouvelle race d’hommes supérieurs. Pour l’heure, il a plutôt affaire à des « hommes bâclés à la six-quatre-deux » qui le tourmentent entre deux miracles divins qu’il ne cesse de profiter. Sa communication avec Dieu par le parler de nerfs se  fait au niveau des nerfs justement (d’où le terme de névropathe, malade des nerfs) et des raccordements vertigineux, des branchements surnaturels et des rayons-filandres. Schreber parle aussi longuement d’éviration, c’est à dire à la fois l’émasculation et la transformation de l’homme en femme en vue d’un coït qui assurera une renaissance de l’univers. Si ça ne s’est pas encore opéré, c’est parce que son psychiatre exerce sur lui une influence néfaste et occulte, une emprise proche de celle de l’hypnose pour être exact, mais qui s’opère également à travers les nerfs dans une sorte de télépathie. Le président a quand même pris soin d’adresser une lettre ouverte au psychiatre pour l’informer de ses intentions.

Schreber expose tout ça dans un véritable rapport d’expert en pseudo-sciences surnaturelles : c’est une « théologie neuro-cosmique » selon l’expression de Michel Mesclier, aussi complète que logique, relativement indigeste avec toutes les apparences du plus grand sérieux d’un juriste tout à fait respectable dans un style d’une précision impeccable et chirurgicale avec de nombreuses références à la médecine et à la psychiatrie, un luxe de détails qui soûlent le lecteur lambda, une cohésion sans failles et des phrases volontiers complexes qui, comme celles-ci, n’en finissent pas de donner des détails d’autant plus exacts qu’on ne peut absolument pas les vérifier car il n’est pas donné à tout un chacun d’être l’élu d’une telle aventure théophanique, si on entend par là relative à la révélation divine. J’en retiens surtout que Schreber se permet des réflexions sur Dieu qui lui auraient valu le bûcher sous l’Inquisition : le président met continuellement en avant sa qualité d’être d’exception qui lui permettra de triompher de « l’âme Flechsig » et des maladresses de Dieu, décidément pas très doué dans cette affaire.

La psychanalyse a beaucoup glosé sur le cas Schreber en faisant de celui-ci un homosexuel refoulé en proie au délire libidineux mais sublimé. Nous verrons dans le chapitre sur le fétichisme qu’Hubert Guyard propose de lui rattacher le transsexualisme, ce qui correspond au trouble symétrique de la paraphrénie sur la face de l’Instituant. Schreber aurait ainsi pu être atteint sur  les deux faces de la Personne, mais peut-être ne s’agit-il là que d’une incidence de l’Institué sur l’Instituant.

S’appuyant sur une très bonne connaissance de l’allemand, Bénédicte Abraham soutient même que « le fantasme profond de Schreber n’est pas à proprement parler, comme certains exégètes ont pu le penser, un fantasme de transsexualisme, mais un fantasme de toutepuissance. Schreber réclame d’être les deux sexes et voudrait qu’on lui enlève quelque chose afin qu’il soit le tout, rejoignant en quelque sorte la figure de la Vierge et sa capacité d’auto-engendrement se manifestant dans son statut de Vierge et de mère. »

Cette remarque nous intéresse particulièrement en ce qu’elle nous éloigne de la question du désir qui relève d’un autre plan pour nous ramener à celle de la compétence à laquelle nous allons à présent raccrocher le délire de Schreber.

Il ne faudrait pas  croire que le président Schreber est un plaisantin. Toute cette extravagante création est rédigée dans le plus grand sérieux, sans exaltation, sur un ton froid parfaitement académique. Les phrases sont longues et alambiqués comme le récit mais tout se tient. Cohérence et cohésion y vont de paire et la logique interne de toute l’histoire est impressionnante sauf que Schreber est le seul garant de la véracité de ces dires. En dehors de ce récit fantasmatique, rien ne prouve ce qui est raconté en dehors des épisodes d’internement qui sont relatés avec précision.

Mais revenons-en à l’apparition des symptômes. Bien qu’il soit un brillant juriste, Schreber est dépassé par la tâche professionnelle qui lui incombe : le droit allemand est en complète restructuration. Le magistrat a également essuyé quelques années auparavant un revers en politique avec un échec aux élections au Reichstag. Un premier séjour en asile s’en est suivi. D’une certaine manière, Schreber « faillit » également dans son rôle de père puisque sa femme fait plusieurs fausses couches. En échec dans sa vie mais ambitieux, Schreber va à la fois s’effondrer psychiquement et se reconstruire dans le délire. Comment ? En se donnant un rôle à la (dé)mesure de ce que la réalité ne lui accorde pas.

Le rapport de Schreber ne constitue pas des « Mémoires » à proprement parler mais plutôt Mémoires des hauts faits et gestes. C’est en effet la traduction exacte de Denkwürdigkeiten et c’est nettement plus héroïque. Et par névropathe, il faut comprendre malade des nerfs et non névrosé. 

S’il échoue dans plusieurs de ses projets, Schreber n’en a pas moins à ses yeux et à partir du début de sa période délirante, des compétences hors-normes. Suite à une énième blessure d’amour-propre (il ne se sent pas à la hauteur de la mission qu’on lui a confiée), il va se tailler un rôle sur mesure dans un univers totalement revisité, cohérent dans sa fantasmagorie mais purement imaginaire : il lui est confié une mission autrement plus importante que l’écriture du droit allemand puisque c’est en quelque sorte le salut de l’humanité qui est en jeu dans son délire. Le malade est toutefois persuadé de la réalité de ce qu’il raconte : il n’est pas semble-t-il revenu sur ses affirmations par la suite.

A propos des paraphrènes, Hubert Guyard écrit qu’ils s’accordent des responsabilités et des compétences quasi illimitées, mais dans des domaines très particuliers. Sur la base d’offices bien différenciées, ils s’attribuent ses charges prodigieuses et fantastiques. 

Ainsi Schreber ne se prétend pas médecin et ne parle que d’expériences personnelles mais l’offre de service qu’il s’attribue n’est rien moins que l’engendrement d’une nouvelle humanité après un accouplement avec Dieu lui-même mais un Dieu pas vraiment omnipotent dont Schreber est capable de pointer les faiblesses. Le soleil parle au président depuis de nombreuses années avec des mots humains, d’où ses face-à-face prolongés et ce contentieux. Le président connait la nature de Dieu et la destinée des âmes humaines. Il est le seul avec son psychiatre qu’il nomme le « petit Flechsig » à percevoir cet univers de nerfs par lesquels une pensée sans mots se transmet. Bref il est doué de pouvoirs aussi surnaturels qu’exclusifs : il n’est pas pour autant l’élu qui nécessiterait une instance supérieure. Dieu est plutôt son égal et au dessus, il y a l’ordre de l’univers qui attend leur union.

Le patient doit également faire face à des persécutions et des douleurs qu’aucun autre que lui n’aurait pu supporter : en tant qu’être surpuissant, il est soumis à un traitement tout aussi inhumain mais somme toute normal. Il décrit sur le même ton le traitement qu’il reçoit à l’asile, les contraintes et ses résistances, ses hurlements et son mal-être. Loin de chercher à apitoyer sur son sort pourtant peu enviable puisqu’il est interné, il se la pète sans sourciller dès qu’il en a l’occasion tant la mission est d’importance.

Une lecture plus triviale du délire me pousse à voire dans le délire une solution à l’incapacité du couple Schreber à avoir des enfants. Sa femme a fait des fausses couches à répétition et le mari pourtant aimant l’a rêvée morte. Son changement de sexe lui permet d’accomplir ce qui lui tient le plus à coeur : avoir une descendance quasiment à lui tout seul si on s’en remet à l’idée de Bénédicte Abraham. Et pas un ou deux enfant mais une humanité toute entière.

La voie Schreber suit donc pas à pas le schéma type du paraphrène : une longue incubation inquiète et hypocondriaque suivie d’une période délirante et agitée qui s’achève en apothéose par la transformation de la personnalité du malade qui s’accomplit dans la charge de géniteur cosmique. 

On pourrait croire croire Schreber perdu à jamais pour la vie en communauté. Mais non ! Henri Ey avait remarqué que, malgré l’extrême singularité du délire paraphrénique, le malade pouvait mener une existence quasiment normale à côté. Schreber obtiendra la levée de son internement : il est libre en 1902 et fera publier ses mémoires en y ajoutant la lettre ouverte au professeur Fleschig. Il se retirera avec sa femme dans une maison qu’il a fait construire et adoptera une fille. Cependant, sa femme devenue aphasique, Schreber est à nouveau interné et il finit ses jours à l’asile en 1911. La même année, Freud publie « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa : le président Schreber ». Il n’accorde pas en effet à la paraphrénie, un statut autonome.

La psychanalyse, c’est souvent de la littérature. A la revoyure !

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