P50 – A la folie… pas du tout

L’érotomanie semble présenter un aspect carrément plus positif de la paranoïa. Le malade se sait aimé. Tous les indicateurs du grand amour sont au beau fixe. Tout va bien et dans le bon sens, sauf que l’autre amoureux n’est pas au courant. La situation peut alors dégénérer.

Les troubles de la Personne  : la paranoïa P50

A la folie… pas du tout. Ce chapitre doit son titre à un film de Laetitia Colombani. Angélique étudie aux Beaux-Arts et vit une merveilleuse histoire d’amour avec un médecin, un cardiologue marié dont l’épouse attend un enfant. Mais il en faut plus pour décourager Angélique et son amour se renforce jusqu’à ce que… et là je vous spoile la mécanique du film… jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que c’est uniquement la vision angélique de l’héroïne décidément trop bien nommée et pour qui la réalisatrice a choisi Audrey Tautou dont le visage avait déjà ève-angéliser Amélie Poulain, une autre parano en mission humanitaire. En adoptant le point de vue de l’autre, la seconde partie de la narration va révéler l’envers moins reluisant d’une relation à sens unique.

Après Angélique en 2002, c’est Isabelle Carré dans Anna M. (2007) qui a interprété une autre érotomane entichée elle-aussi d’un médecin. Mais qu’est-ce qu’elles leur trouvent toutes ?  

Pour le savoir, je vais m’adresser à un médecin. On n’est jamais si bien servi que par les coupables. Voici Gaëtan Gatian de Clérambault, médecin-certificateur de 1905 à 1934, à l’Infirmerie Spéciale des Aliénés de la Préfecture de Police de Paris, un service d’urgence où il réalisait des diagnostics à la pelle pour aiguiller les personnes interpelées. Quelques-uns de ses rapports express sont publiés dans cet article. C’est intéressant, peut-être glaçant et cela montre combien la psychiatrie a évolué.

Il ne faudrait cependant pas caricaturé le personnage en un bureaucrate obsédé par la classification nosographique. Les portraits-robots cliniques que proposent Hubert Guyard et sur lesquels je m’appuie largement relèvent finalement d’une démarche similaire qui consiste à ne pas considérer chaque patient comme un cas totalement individuel qu’il conviendrait de n’enfermer dans aucune catégorie mais au contraire à tenter de retrouver à travers une multiplicité de symptômes les rationalités à l’oeuvre qui, elles, ne peuvent pas être en nombre indéfini. Toutefois, depuis Clérambault, l’analyse structurale et la contestation dialectique, ainsi que les processus de compensation dans le cadre des troubles, ont fait leur apparition dans l’anthropologie clinique, ce qui réclame beaucoup plus de subtilité dans le quête et l’analyse des symptômes et laisse une marge d’erreur importante dans le diagnostic.

Comme ce chapitre ne sera pas très longtemps, permettez-moi de faire à ce propos une petite parenthèse. Un de mes proches évoquait l’actualité d’un syndrome de Noé. Dans la conversation, ce fait divers à sensations passe bien parce que toute le monde connait Noé et qu’on se fait rapidement un tableau de la situation, tout comme cette brave dame, citée dans l’article : Pour la présidente de la SPA Besançon, Fabienne Chedeville, le doute n’est pas permis : « Le propriétaire souffre du syndrome de Noé, c’est une pathologie psychiatrique qui pousse à accumuler les animaux ». L’article évoque par ailleurs mal à propos le syndrome de Diogène, mais là, on réagit moins parce que tout le monde ne connait pas le clochard grec qui ne méritait pas ce détournement patronymique. Toujours est-il que, contrairement à la présidente de la SPA et au journaliste, la théorie de la médiation ne peut pas s’arrêter aux symptômes. Dans le cas de cet homme, ce qui serait intéressant, ce serait de chercher la rationalité à l’oeuvre sous ces deux syndromes qui peuvent apparaitre comme différents mais présentent des similarités. Au lieu d’accumuler les étiquettes, il conviendrait d’en découvrir le fonctionnement unique (s’il existe) en dépassant le contenu. Chez le collectionneur, ce n’est pas l’objet collectionné qui compte, c’est la collecte et l’accumulation. Remettre Noé et Diogène dans le même tonneau d’un trouble déontologique me semble plus pertinent (même si le résultat reste incertain) que d’entasser des observations mal traitées. Ce qui nous ramène à l’érotomanie que nous cherchons ici, non pas à isoler comme un trouble singulier composé de faits bien  particuliers, mais à insérer dans un groupe clinique plus important.

Clérambault s’est pendant très longtemps intéressé à l’érotomanie, un trouble rare qu’on observe principalement chez les femmes. Clérambault a cherché à distinguer l’érotomanie des autres psychoses et en retour, la tradition psychiatrique lui a gentiment fait le cadeau de la surnommer syndrome de Clérambault.

Pour le psychiatre français, l’érotomanie est un délire amoureux qui pose, en axiome indiscutable, l’autre éperdument amoureux : « Postulat fondamental : c’est l’Objet qui a commencé et qui aime le plus ou qui aime seul. (n.b. – Objet ordinairement élevé, notion classique.) Et voilà, notre médecin qui revient au galop : c’est une profession qui jouit d’un prestige important. L’érotomane jette donc son dévolu sur un sujet reconnu comme socialement supérieur, le roi plutôt que le valet en somme, le médecin plutôt que le serveur. L’Objet désigne par conséquent la personne cible de l’érotomane et qui, dans l’esprit de ce dernier, est donc le moteur de l’action, et non le sujet sur lequel est projeté le film qu’il se fait. Jolie formule ! Merci ! Clérambault poursuit: « Thèmes dérivés et regardés comme évidents : L’Objet ne peut avoir de bonheur sans le soupirant. L’Objet ne peut avoir une valeur complète sans le soupirant. L’Objet est libre. Son mariage n’est pas valable. Thèmes dérivés et qui se démontent : Vigilance continuelle de l’Objet. Protection continuelle de l’Objet. Travaux d’approche de la part de l’Objet. Conversations indirectes avec l’Objet. Ressources phénoménales dont dispose l’Objet. Sympathie presque universelle que suscite le roman en cours. Conduite paradoxale et contradictoire de l’Objet. »

En d’autres termes, c’est l’amoureux (l’autre) qui provoque la relation. L’érotomane n’est pas obligatoirement épris en retour mais il accepte les sentiments de l’autre, peut-être sans y répondre. La relation peut simplement flatter son ego mais dans l’esprit de l’érotomane, l’amoureux a besoin de lui pour exister. Si l’amoureux est déjà marié, c’est une erreur qui ne compte pas. Elle s’inscrit dans le déni que l’amoureux va mettre en place. Transi, l’amoureux n’ose pas se déclarer, il va même tout faire pour ne pas exposer ses sentiments. Le plus souvent et surtout dans un premier temps, l’érotomane esquive la confrontation trop directe qui ruinerait son délire amoureux. Mais l’éventuel conjoint de l’amoureux est un obstacle qu’il faut écarter, à qui il faut faire comprendre qu’il n’est pas à sa place et que l’autre ne l’aime pas. Tout prise de contact ne peut être qu’un vaste paradoxe, un quiproquo dans lequel tout ce que dira ou fera l’amoureux sera systématiquement détourné par l’érotomane en faveur de son scénario délirant.

Dans l’extrait du film que nous avons déjà évoqué, Anna M. poursuit le docteur Zanevsky, le chirurgien qui l’a soignée à l’hôpital après une tentative de suicide. Il ne supporte plus d’être harcelé par son ancienne patiente qui va jusqu’à se faire embaucher comme baby-sitter dans son immeuble. Anna lui téléphone et le convainc de la rejoindre dans un café pour s’expliquer.

Le docteur : Ecoutez, Anna, si vous croyez que toutes ces choses sont arrivées par ma faute, je m’en excuse. Mais à partir d’aujourd’hui, j’aimerais…

Anna : C’est elle qui vous fait peur…? Vous refusez de voir la vérité en face.

Le docteur : Qui ça?

Anna : C’est cette femme qui vit chez vous…?

Le docteur :  C’est ma femme. Vous comprenez ça ? C’est ma femme et je l’aime.

Anna : Oh, ne me faite pas rire. Vous voulez protéger votre petite confort, votre soi-disant bonheur conjugal. C’est pitoyable vraiment…

Le docteur : Je… je suis quelqu’un de pitoyable… parfait.

Anna : Oui, vous quelqu’un de pitoyable. Vous refusez de voir la vérité en face.

Le docteur : Quelle vérité ?

Anna : Tu m’aimes et tu veux me faire l’amour, voilà… Tu le sais aussi bien que moi, pas la peine de faire semblant.

Le docteur : Mais, je ne fais semblant de rien, comment je dois vous l’expliquer. Arrêtez avec ça. Je suis justement venu vous demander…

Anna : Je sais très bien pourquoi tu es venu. Si c’est pour me dire que tu ne veux plus me voir, ça ne marche pas, tu pouvais me le dire au téléphone. J’aurais très bien compris. Tu n’avais pas eu besoin de venir.

Le docteur : Je ne veux plus vous voir !

Anna : Ouais mais tu es là. Ah bon ?

Silence embarrassé du docteur.

Anna : Ah… Alors (l’extrait vidéo s’arrête là mais la scène se poursuit)

Le docteur : Alors rien…

Anna : Si tu es venu, c’est que tu veux me voir, tu ne peux pas venir et me dire que tu ne veux pas… André, ça ne tient pas debout. Ça n’est pas cohérent…

Le docteur : Parce que vous, vous êtes cohérente ?

Anna : Plus que vous en tout cas.

Anna est d’une assurance désarçonnante malgré son caractère d’habitude doux et réservé. D’ailleurs, son attitude générale contraste avec sa conviction amoureuse qu’il ne faudrait pas confondre avec érotique, même si la relation fantasmée prend souvent une tournure désirante, sans y être totalement soudé. D’ailleurs Anna se fait faire un enfant par un amant qui ne compte pas mais reste fidèle à Zanevsky.

Clérambault avait ainsi étudié le cas d’Henriette, amoureuse pendant 37 ans d’un prêtre et intimement persuadée qu’il est épris d’elle sans bien évidemment pouvoir l’avouer ni même le montrer. Cela ne l’a pas empêchée d’avoir des amants, de se marier et même de divorcer pour rester libre pour ce prêtre.

A la différence des délires d’interprétation, Clérambault tient à faire remarquer le caractère subit du démarrage du délire érotomaniaque. Pour lui, la rencontre avec l’autre est déterminante : c’est une sorte de coup de foudre unilatéral à partir d’un signe anodin sur-interprété. J’ai personnellement entretenu une longue relation avec une miss météo dont les sourires et les tenues sexy ne s’adressaient en fait qu’à moi. Nous avions convenu de codes au niveau des prévisions afin d’échanger à distance. D’ailleurs les gens se plaignaient de l’imprécision de la météo annoncée dans leur région et elle a fini par perdre son poste suite à ces protestations. 

Le cinéma a exploité ce filon dans Anna M. dont le dénouement (qui n’en est pas vraiment un) est dévoilé sur Wikipédia. Play Misty for me ou Fatal Attraction passent parfois pour d’autres exemples d’érotomanie. Or les deux héroïnes y ont tout d’abord une relation sexuelle avec celui qui va devenir l’Objet et donc la cible qui tente de se défiler, puis carrément d’échapper à leur furie. Peut-on encore parler d’érotomanie lorsque le soi-disant coup de foudre se concrétise par un coït sans lendemain ? N’est-on pas là dans un simple cas de déception amoureuse et de jalousie ?

Pour l’érotomane, la suppression du conjoint indésirable peut être à l’ordre du jour
dans la phase haineuse.

Toujours est-il qu’après l’illumination et l’espoir, des phases de dépit, voire de haine peuvent s’enchainer. En l’absence de passage à l’acte de la part de la cible qui ne répond pas aux avances, ou plus exactement aux réponses, l’érotomane peut se retourner contre son « soupirant », parfois de manière violente. C’est sans doute dans de telles circonstances de faits divers que Clérambault s’est intéressé à cette pathologie vraiment singulière qui peut passer pour inoffensive et qui de fait reste socialement acceptable tant que ce type de paranoïa en reste à la phase d’espoir.

Deux observations ne semblent pas cadrer avec notre définition de la paranoïa. La première concerne le postulat de base comme l’appelle Clérambault : la conviction basale que l’autre aime et a des désirs d’investissement de la Personne de l’érotomane se présente d’emblée alors que les suspicions du paranoïaque classique sont plus subtiles et s’organisent progressivement jusqu’à envahir le quotidien du sujet. S’il y a un terreau psychique propice, le déclenchement de la maladie est soudain, même s’il n’est pas spectaculaire. Le malade s’installe dans son illusion d’un coup mais sans manifestation qui pourrait la révéler. La « folle passion » d’Henriette pour ce prêtre est restée discrète, notamment à cause de l’incongruité sociale et de l’interdit moral de ce désir. L’absence de prise en compte de l’autre dans ce coup de foudre unilatéral renversé n’est pourtant pas vécu par l’érotomane comme une prise de contrôle de la relation alors qu’elle est une projection du délire sur la situation : le malade attribue à l’autre le premier pas décisif pour le déclenchement de la phase active du trouble. Ce n’est que lorsqu’il va résister au délire que l’autre va nécessiter une contre-offensive du malade. La réalité de l’amour n’est pas remise en cause et l’érotomane éconduit va s’appliquer à éradiquer le déni de l’autre qui se refuse à l’évidence.

La deuxième question qui pose problème est celle de la sectorisation de l’érotomanie. En dehors de cette obsession amoureuse, l’existence du sujet ne semble pas atteinte jusqu’à ce que la reconquête du soupirant qui se désiste devienne l’unique but du malade. C’est le cas d’Anna M. qui oriente sa vie en fonction de cette passion. Mais Henriette a mené une autre vie sexuelle en parallèle de son amour impossible. Peut-on parler de diplopie comme pour le sadisme ? Clérambault signale la  « sympathie presque universelle que suscite le roman en cours », sympathie largement fictive on l’imagine mais qui du coup, nous ramène au caractère invasif de la paranoïa. C’est ce qu’on pourrait appeler le phénomène de la vie en rose : tout sourit aux amoureux. Dans la phase positive, l’érotomane prête de bons sentiments au monde entier quand la phase persécutoire mettra à jour de la malveillance chez autrui, notamment au niveau des autorités auxquelles la victime des harcèlements « amoureux » pourraient avoir recours. 

Ces deux remarques ne remettent pas en cause le classement de l’érotomanie dans les paranoïas mais il nous faudrait avoir recours à d’autres observations cliniques pour pouvoir approfondir ce trouble assez exceptionnel que nous avons néanmoins pour la plupart d’entre nous probablement « expérimenté » dans sa phase d’espoir. La passion, et le désir qui le motive souvent, modèle la réalité et oriente le jugement jusqu’à ce que le principe de résistance et le dépit qu’il ramène oblige l’amoureux d’abord aveugle à réajuster sa vision. L’amour durable, contrairement à la phase passionnelle, n’est pas une fusion d’egos mais un échange dialectique et un réajustement perpétuel équitable ou jugé comme tel par les deux parties (don et contre-don) qui permet que chacune des parties s’y retrouve sans s’y perdre.

Tout le reste est littérature ! A la revoyure !

Pour en savoir plus :

Sur Clérambault

https://www.universalis.fr/encyclopedie/clerambault-gaetan-gatian-de/

« Clérambault, une anatomie des passions », un article en grande partie compréhensible qui ne fait que quelques dérapages dans l’obscurité psychanalytique.

https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2010-1-page-222.htm#no18

Comme je l’ai dit, les cas d’érotomanie masculine sont plutôt rares au sein d’un trouble déjà rare en lui-même. Voici une des fameuses fiches de Clérambault. C’est un certificat d’érotomanie masculine avec l’identification : «kabyle algérien (oranais) » [Certificat du 24.12.1927, Mle 213.465 ; arch. méd. H. Rousselle] : « Erotomanie vraisemblablement secondaire. Pluralité d’objets ; désir préétabli ; recherche déjà ancienne ; vraisemblablement hallucinations à l’origine ou à l’appui de ses convictions successives.

Voix féminine dans son ventre ou dans son cœur (sic). Influences locales bienfaisantes, sensations de tremblement et d’ascension. Autre voix du ventre lui disant des choses désagréables, au point qu’il ne pouvait demeurer dans sa chambre et craignait de devenir fou (sic).

Début, il y a au moins 2 mois. Préoccupations morbides depuis 18 mois semble-t-il. Hypochondrie, malaises physiques, inaction.

Conviction de devoir se marier bientôt avec une Parisienne, de l’être déjà, d’avoir été uni à elle officiellement, en son absence, sur les registres de telle mairie. Fausses reconnaissances quotidiennes avances par inconnues, identifications constamment corrigées ou fondues entre elles.

Démarches à la mairie pour avoir ses papiers et connaître le nom de sa femme, nouvelle identification, cette fois quelque peu passionnée, dans la personne même de la secrétaire qui le renseigne. Insistance désordonnée. Scandale.

Conviction d’être aimé, stage imposé par l’objet (jusqu’à connaissance parfaite du français et jusqu’à fin de son eczéma ; sic) ; refus et rebuffades non sincères, etc. Espoir foncier, malgré indifférence el doutes. Prêt encore à changer d’objet, pourvu qu’il s’agisse encore d’une parisienne ; la seule vraie femme et celle qui habite dans son cœur (sic).

Syphilis traitée. Dyspepsie (vomissements, dit-il). Roc ascendant. Kabyle algérien (Oranais) »

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