P57 – Latex, fourrure et seconde peau

Quel point commun peut-il bien y avoir entre une combinaison en latex et un carré de soie, un manteau d’hermine et le voile intégral ? Eh bien… aucun de ces éléments ne permet de faire des enfants. La fixation fétichiste est un égarement du sens génésique, celui qui met deux sujets de sexe opposé en relation charnelle pour concevoir un petit. Autant l’union physique est naturelle, autant sa perversion relève d’un blocage hautement culturel au niveau de l’instituant.

Les troubles de la Personne : le fétichisme P57

Timide dans les choses de l’amour normal, le fétichiste, bien loin d’être un excité sexuel au point de vue des plaisirs vénériens, est bien plutôt un insuffisant que rien n’attire vers l’union des sexes, le plus souvent. Génitalement, il pèche bien plus par défaut que par excès. » Voilà ce qu’écrit Paul Garnier dans Les Fétichistes, une compilation passionnante et très documentée d’observations médico-légalesdatée de 1896 sur ce que l’expert judiciaire appelle des « anomalies du sens génital ».

Au XIXème siècle, le docteur Blanche rapporta le cas d’un fétichiste des clous de souliers de femmes. Bien qu’un peu différent du cas des amateurs de talons aiguilles, on peut l’en rapprocher. Son histoire est narrée dans
Les Fétichistes de Paul Garnier

Je vais à mes lecteurs réguliers sans doute donner l’impression d’insister lourdement sur la dissociation que la théorie de la médiation fait entre fétichisme et jouissance érotique mais les auteurs auxquels nous nous référons dans cette étude sur ce trouble autolytique et taxinomique de l’instituant n’ont jamais insisté sur cette distinction avant Jean Gagnepain et Hubert Guyard, tout en ayant tout de même et avant eux décelé un caractère non-libidinal dans cette perversion. Dans la droite ligne de ses maitres en pathologie psychiatrique, Paul Garnier ne pouvait sans doute pas tenté le coup tout seul mais sa remarque confirme notre option déconstructive : malgré les apparences, le fétichisme est pour nous un trouble (par excès) de l’acculturation de la sexualité mais pas un dérèglement de la Norme et ce chapitre va enfoncer le clou, et je pèse mes mots dans cet univers fantasmatique où un clou n’est parfois pas qu’un clou. 

A son paroxysme, le fétichisme repousse toute trivialité physique mais prive également la relation de toute convivialité cutanée directe. C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre l’usage de la combinaison intégrale en latex (ou autres matières extensibles comme le nylon ou le lycra) chez les fétichistes.

Quintessence d’une féminité aseptisée.

Elle moule le corps tout en le comprimant, le sexualise à outrance tout en constituant une seconde peau artificiellement lisse et sans poil, rendant par le fait même intouchable l’épiderme naturel. En gainant étroitement l’anatomie et en soulignant son genre (féminité ou virilité), la combinaison, tout comme le gant, met néanmoins la caresse à distance (quoique la finesse du matériau peut ne pas éliminer la sensibilité épidermique) et écarte la perspective de la pénétration (quoique certaines combinaisons ménagent des ouvertures stratégiques). La combinaison gomme en outre les défauts de la plastique comme la cellulite, les vergetures, la perte de tonicité des tissus ou le bourrelet incongru, tout ce qui rappelle que l’anatomie humaine a de vivant, d’imparfait et de vieillissant. Le fétichisme se conçoit alors comme une #abstraction impérieuse du corps naturel dans son intégralité, et en priorité de sa fonction reproductrice, par prédilection d’un statut, via l’emblème qui s’en fait le vecteur. Le fétichiste fait une fixette incontrôlable et durable sur un accessoire qui manifeste une qualité structurale spécifique de l’Autre, cet autre devenant finalement interchangeable tant seul compte le fétiche derrière lequel son porteur s’estompe. 

Un remède de choc contre l’aérophagie.

C’est à une conclusion similaire mais plus allégorique qu’arrive Alfred Binet dans Le fétichisme dans l’amour : « L’amour normal nous apparaît donc comme le résultat d’un fétichisme compliqué ; on pourrait dire – nous nous servons de cette comparaison dans le but unique de préciser notre pensée – on pourrait dire que dans l’amour normal le fétichisme est polythéiste : il résulte, non pas d’une excitation unique, mais d’une myriade d’excitations : c’est une symphonie. Où commence la pathologie ? C’est au moment où l’amour d’un détail quelconque devient prépondérant, au point d’effacer tous les autres. L’amour normal est harmonieux ; l’amant aime au même degré tous les éléments de la femme qu’il aime, toutes les parties de son corps et toutes les manifestations de son esprit. Dans la perversion sexuelle, nous ne voyons apparaître en somme aucun élément nouveau ; seulement l’harmonie est rompue ; l’amour, au lieu d’être excité par l’ensemble de la personne, n’est plus excité que par une fraction. Ici, la partie se substitue au tout, l’accessoire devient le principal. Au polythéisme répond le monothéisme. L’amour du perverti est une pièce de théâtre où un simple figurant s’avance vers la rampe et prend la place du premier rôle ».

Les nouvelles combis anti-covid sont
arrivées à l’hôpital.

A un tel degré, la relation avec un fétichiste parait impossible et en tout cas pas satisfaisante pour l’un des partenaires, à moins d’en partager les affinités électives et d’échanger les rôles. La caresse, appuyée ou non, effleurement ou palpation, est la traduction de l’attention qu’on porte à son/sa complice amoureux(se) et ne saurait se limiter à un endroit bien circonscrit du corps sans que celui ou celle-ci ne ressente une certaine frustration. Le rapport fétichiste est par conséquent dans l’obligation d’établir les clauses d’une sorte de contrat qui n’est pas sans rappeler ceux que contractent les couples SM.

Une similitude que d’autres auteurs ont aussi repéré et qui m’amène à poser des questions. Certains scénarios de soumission des masochistes n’exacerbent-ils pas cette mise à distance qu’impose le fétichisme? Les yeux baissés, les entraves, les « gestes barrières », le bondage qui empêchent la proximité sont-ils toujours là pour humilier ou bien parfois pour empêcher le contact et déjouer l’obscénité qu’il ne manquerait pas de faire naitre?

Sur Gayviking, Pierre fait une enquête assez fouillée sur les tenues qui émoustillent son fétichisme. La combinaison de moto en fait partie. Mais Daft Punk n’est pas au menu.

Comme il y a des degrés dans la paraphrénie, on est tenté d’en voir dans le fétichisme. Quand Alfred Binet parlait de grand et de petit fétichisme, il évoquait sans doute cette gradation qui permet de répondre à un certain nombre d’objections qui ne manqueront pas d’émerger si vous circulez sur quelques blogs dédiés à cette tendance. Il y est en effet quasiment toujours fait mention du plaisir et de l’excitation que provoque le fétiche. En tant que paraphilie revendiquée, la jouissance raffinée et réservée aux initiés y est même valorisée pour le piment qu’elle apporte. Ce qui, je le répète une fois de plus, ne semble pas cadrer avec la dissociation que le modèle médiationniste opère entre la négation #ethnique du corps sexué et la régulation du désir.

Vendu comme déguisement…

Pour la théorie de la médiation, le petit fétichisme participerait collatéralement à l’excitation sexuelle mais ne ferait qu’imposer un délai à la consommation du coït sous une forme ou sous une autre avec le ou la partenaire. Autrement dit, le désir érotique viendrait se greffer sur une tendance indépendante de la libido, la répression intensifiée de l’obscénité, finissant par provoquer la confusion entre le fétiche et la suspension de la satisfaction, et donner l’impression que perversion et plaisir ne font qu’un. Or s’ils sont associés dans l’expérience globale, ils n’en sont pas moins dissociés dans leurs principes respectifs. Et c’est sans doute dans le grand fétichisme que cette dissociation pourra plus aisément s’observer, la pathologie opérant, selon Gagnepain, une déconstruction spontanée du fonctionnement psychique. 

Dans le premier cas, celui d’un fétichisme léger, le fétiche ne sera qu’un accessoire qui stimulera le rapport sexuel aboutissant à la jouissance. La relation sexuelle ne sera pas à proprement parler parasitée par cette « petite forme » de la perversion : elle s’accommodera sans doute d’une négociation prénuptiale entre partenaires. Dans le second cas, le complice passe à l’arrière-plan. Il ou elle n’est que le porteur du fétiche et ne reçoit pas l’attention qu’elle ou il est en droit d’attendre avec le don de sa personne physique. L’offre charnelle de son propre corps implique un retour sur investissement (sans trop de jeu de mots). Or dans un cas plus sérieux, le fétichiste néglige la majeure partie de la personne du partenaire pour ne se consacrer qu’à son centre d’intérêt exclusif.

Quelque part, on comprend Sandra.

Dans le magazine Marie-Claire, Sandra, une jeune femme de 31 ans, raconte : « Mon homme est complètement dépendant des sites X proposant des vidéos fétichistes de femmes en latex. Résultat, à côté de ces femmes, j’ai l’impression de ne pas avoir ce qu’il faut pour attirer l’œil de mon compagnon, ce qui m’a fait un peu perdre confiance en moi (…) Je m’habille parfois en latex pour faire plaisir à mon homme. Dans ces moments là, nous partageons une vraie complicité. » A noter que c’est elle qui se prête au jeu d’un partenaire qui semble incapable de gérer son propre trouble. Cependant contrairement à certaines autres femmes qui acceptent de raconter leur expérience, elle ne s’est pas (encore) lassée. Mais la perte de confiance vient sans aucun doute du caractère indispensable du latex dans la séduction comme s’il constituait l’élément essentiel de sa féminité, un accessoire qu’elle s’impose comme une seconde peau qui, de ce fait, n’est plus la sienne mais vient faire écran à son être véritable et à son pouvoir de séduction.

On distinguera donc l’accessoire érotique qui met en valeur les charmes et attise le désir et le fétiche manufacturé qui polarise l’attention du sujet au détriment du corps de l’autre. Pour le fétichiste, la combinaison moulante agit donc comme un écran qui, s’il ne détourne pas l’intérêt du fétichiste vers une partie spécifique du corps, en absorbe le genre et l’animalité.

Inoubliable Marlène…

La fourrure nous semble jouer le même rôle d’une manière légèrement différente car elle masque les formes par son épaisseur bouffante mais rappelle par les poils la pilosité des parties génitales. A noter que comme la combinaison de latex, elle n’empêche pas l’étreinte et la palpation. La fourrure constitue donc à la fois un cache-sexe particulièrement épais tout en suggérant d’un autre côté tout ce qu’elle cherche à cacher puisque dans l’imaginaire bourgeois et aristocratiques des siècles passés (et par conséquent dans la représentation populaire des mêmes périodes), elle fait office d’un des emblèmes de la féminité classieuse et distinguée. 

On la retrouve sans surprise dans les écrits de Sacher-Masoch où la sexualité est singulièrement édulcorée et si certains étaient tentés par la lecture de La Vénus à la fourrure, sachez que la volupté y est pour le moins suggérée entre les lignes. J’ai déjà fait référence à Léopold Sacher-Masoch à propos du sado-masochisme. Jean-Michel Le Bot, à la suite de Gilles Deleuze, m’avait signalé, comme il l’a fait dans son ouvrage sur Le lien social et la personne, qu’il classait plutôt Sacher-Masoch au rayon des fétichistes. Il répond en effet aux critères que nous avons définis ici et sa doraphilie est manifeste.

Pour les tout petits budgets…

Elle dispute même la vedette à son masochisme. Carl Félix de Schlichtegroll qui fut un proche et un des tout premiers commentateurs de Sacher-Masoch écrit ceci à son propos: « Sacher-Masoch avait une sensibilité typiquement algolagnistique (?) s’il en fut. Tout au plus peut-on se demander s’il n’était pas plutôt un fétichiste qu’un masochiste. La fourrure en tant que vêtement était pour lui le symbole de l’autorité et de la puissance ; voir et toucher la fourrure l’excitait sensuellement à un degré extrême, presque autant que les tortures physiques et morales tant désirées, et il ne se lasse pas, dans ses ouvrages, ses lettres et son journal intime, d’insister sur l’effet produit sur lui par un manteau ou une couverture de fourrure… »

Madame rêve…

La fourrure serait donc pour Sacher-Masoch l’emblème peut-être pas tant de la féminité que du pouvoir et de la domination et donc un vecteur matériel fort d’autorité en accord complet avec les scénarios de servilité et de soumission que l’écrivain inventait et s’imposait. Cette interprétation aurait pour avantage d’englober en un seul faisceau d’explications l’impérieuse nécessité de fourrure et de soumission alors que le cumul du fétichisme et du masochisme chez un seul patient ne va pas sans poser des problèmes de logique nosographique, l’un et l’autre se trouvant non seulement sur des faces opposées de la Personne mais également sur des axes d’analyse différents, une double opposition qui pose question, les pathologies ne pouvant a priori ni se cumuler ni se combiner à loisir et sans ordre.

Richard Krafft-Ebing fait bien évidemment référence à Sacher-Masoch dont il utilisa le nom pour forger le terme de masochisme mais il rapporte également d’autres cas de fétichisme de l’étoffe tout à fait intéressants. L’un des témoignages rappelle étrangement l’extrême délicatesse de l’écrivain (par ici la digression) mais ce sont d’autres lignes qui ont retenu mon attention : « Un médecin m’a communiqué le cas suivant. Un des habitués d’un lupanar était connu sous le sobriquet de « Velours ». Il avait l’habitude de revêtir de velours une puella  (jeune fille) qui lui était sympathique et de satisfaire ses penchants sexuels rien qu’en caressant sa figure avec un coin de la robe en velours, sans qu’il y ait autre contact entre lui et la femme. » Ce petit témoignage corrobore l’idée d’un détachement entre le besoin impératif qui s’empare du fétichiste et la pulsion sexuelle qui meut le sujet désirant.

Dans Le Cri de la Soie, l’héroïne ne peut résister à l’appel
impérieux de l’étoffe.

La valeur des différentes étoffes est variable suivant les personnes et si tel fétichiste collectionne les foulards de soie et cherche à rencontrer des adeptes qui partagent sa passion sur Doctissimo, tel autre est un « amateur enragé de velours » et « particulièrement excité lorsque la personne de rencontre avec laquelle il a des rapports est vêtue de velours » (cas rapporté par Krafft-Ebing). Il y a dans tous ces exemples un certain raffinement, les tissus en questions appartenant tous au genre soyeux, élégant, souple et doux.

Avec les étoffes, et comme Freud l’avait remarqué à la suite de Clérambault, le fétichisme prend un tour féminin. Le film Le Cri de la soie s’inspire très librement de l’expérience du second et relate le cas d’une jeune femme qui éprouve une attirance irrépressible pour la soie dont elle tire un plaisir masturbatoire. 

Clérambault a inventé le terme d’hydréphilie pour
désigner le fétichisme de l’étoffe.

Les observations de Clérambault datent du tout début du XXème siècle, une vingtaine d’années après la parution d’Au Bonheur des Dames d’Émile Zola qui dépeint la montée en puissance des grands magasins à la fin du Second Empire. Comme je l’ai déjà annoncé plusieurs fois (ça devient une manie et il faudra bien qu’on en parle!), la kleptomanie fera l’objet d’un petit chapitre à venir et je ne vais m’intéresser ici qu’à la relation que les patientes qu’observe Clérambault entretiennent avec les étoffes en dehors du vol. A propos d’elles et à l’issue de trois rapports détaillés, il écrit: « Nos trois malades, en résumé, présentent une hyperesthésie au contact de la soie, avec répercussion sexuelle. Le goût du contact en lui-même et la connaissance de sa répercussion voluptueuse datent de l’enfance ou de la jeunesse, chez deux d’entre elles. La recherche du plaisir sexuel par ce contact spécial a devancé les rapports normaux où elles seraient restées frigides ; elle fut contemporaine des premières excitations sexuelles, si même elle n’en a été l’occasion. Elles se sont adonnées à la masturbation à peu près sans concomitance de représentations hétéro ou homosexuelles, du moins dans les épisodes de masturbation par l’étoffe. L’orgasme ainsi obtenu leur a laissé des souvenirs intenses, se reproduit avec facilité et constitue leur mode de jouissance préféré. Elles ne semblent pas avoir essayé de l’associer au coït normal. La palpation de l’étoffe est ici nécessaire, sa représentation mentale, son bruit même ne peuvent y suppléer, la notion de possession de l’étoffe est ordinairement négligeable ; les sensations épidermiques sont nécessaires et décisives. Les diverses sortes de soie agissent inégalement, la fourrure n’a pas été mentionnée, le velours est apprécié mais jugé inférieur à la soie. Nos trois malades appartiennent au sexe féminin. »

Gaetan Gatian de Clérambault que Lacan reconnut comme son seul maitre après avoir eu avec lui quelques petits soucis d’accusation de plagiat.

Clérambault ne fait pas ici dans la dentelle stylistique, c’est plutôt clinique. Dans sa « Passion érotique des étoffes chez la femme», il affine cependant ses réflexions avec un luxe de détails qui trouvera un écho dans ses travaux ultérieurs sur le drapé. Les patientes dont il étudie les symptômes ont toutes en commun de pratiquer l’onanisme en se frottant avec des pièces de soie sans y associer de fantasmes liés à l’homme : le tissu n’est donc pas un substitut masculin pour Clérambault. Aucun désir pénien ni aucune pénétration n’est d’ailleurs mentionné dans le récit de ces plaisirs exclusivement clitoridiens. 

A mon avis, Clérambault s’égare dans des considérations trop tactiles et trop plastiques sur le matériau. « Il est remarquable que les hommes ont pour objet de prédilection, dans presque tous les cas, la fourrure, dans un cas, il s’agissait de soie. Dans plusieurs, le velours apparaît comme succédané bien modeste de la fourrure, dans un cas c’est la peluche ; dans un autre, toute étoffe duveteuse et laineuse. Il semble donc (et les détails de l’observation de Krafft-Ebing le montreraient) que l’homme affectionnerait plutôt dans l’objet de son dilettantisme une certaine sensation de résistance molle, avec secondairement, un peu de tiédeur, tandis que les femmes apprécieraient dans la soie, l’impression de finesse et de fraîcheur. Nous aimons à promener la main sur la fourrure ; nous voudrions que la soie glissât d’elle-même le long du dos de notre main. La fourrure appelle une caresse active sur son modelé : la soie caresse avec suavité uniforme un épiderme qui se sent surtout devenir passif ; puis elle révèle pour ainsi dire un nervosisme dans ses brisures et dans ses cris. Peut-être ainsi se prêterait-il mieux à la volupté féminine. Ces remarques ne nous paraissent pas négligeables ; mais elles perdent de leur importance devant le fait que des hommes aiment aussi la soie ; peut-être aussi les occupations de la femme la mettent-elle en contact plus souvent avec la soie qu’avec la fourrure. La fourrure le plus souvent ne suffit pas à l’homme, qui en la maniant évoque la femme ; la femme en maniant la soie reste seule en esprit. » Clérambault perd de vue que l’étoffe n’est qu’un emblème culturel et que ce n’est donc pas dans ses qualités intrinsèques qu’il faut rechercher la raison de la prédilection mais bien plutôt dans le statut qu’il porte et que le fétichiste a élu. 

Je serai assez tenté de voir dans la prédilection de la soie l’élection implicite d’une élégance et d’une délicatesse masculines qu’on retrouve d’ailleurs chez les amateurs de foulards. Les patientes de Clérambault subissent plus qu’elles ne désirent la virilité et sont frigides durant le devoir conjugal alors que la masturbation les satisfait. Clérambault ne pense pas avoir décelé de penchant saphiques chez ces femmes. Elle semble manquer d’appétance pour l’homme dans sa virilité brute et la soie par son élégance, sa douceur, sa finesse et sa souplesse en est l’exacte inverse. Elle a finalement toutes les qualités de l’amant idéal (sur un modèle décadent fin de siècle), des qualités que les patientes, aux conditions de vie difficiles, n’ont, semble-t-il, pas rencontré chez les hommes d’extraction populaire qu’elles ont fréquentés. Aucune image de dandy n’accompagne les séances de plaisirs pour le coup vraiment solitaires. Le luxe et l’inaccessibilité que représente cette étoffe coûteuse pour ces femmes peu fortunées viennent peut-être renforcer l’attrait pour la soie qui doit être volé pour justement avoir la valeur désirée. 

La soie fétiche cumule les qualités d’un Autre idéal que la malade ne cherche même pas à se représenter ou à rencontrer. « Le contact de la soie est bien supérieur à la vue ; mais le froissement de la soie est encore supérieur, il vous excite, vous vous sentez mouillée ; aucune jouissance sexuelle n’égale pour moi celle-là », raconte une des patientes de Clérambault. On peut parler de grand fétichisme car si plaisir intense il y a chez ces femmes, l’objet du désir de confond totalement avec le fétiche. La soie ne fait pas que voiler le partenaire éventuel. Elle l’escamote totalement. Aucun porte-fétiche n’est même nécessaire et la mise à distance du partenaire est alors totale.

A partir de 1915, Clérambault, nommé au Maroc, va pouvoir laisser libre cours à sa propre passion pour le drapé. Il photographie chez lui un nombre impressionnant de femmes indigènes qu’il fait poser dans les différentes phases de l’habillage et du déshabillage pour percer, semble-t-il, le mystère du drapé méditerranéen. 

Dans « Derrière le niqab », Agnès de Féo annonce tout de go que « le niqab comporte aussi une dimension fétichiste » et fait le rapprochement avec Clérambault mais aussi les tenues couvrantes en latex. A peine plus loin, elle écrit : « On retrouve ce même fétichisme dans la pratique du zentaï au Japon, vêtement de lycra couvrant intégralement le corps sans espace découvert. dans cette combinaison intégrale, le visage et donc l’identité sont entièrement dissimulés, une manière pour les adeptes japonais qui en usent dans l’espace public de se libérer des contraintes sociales. »


Le zentaï recouvre tout le corps, visage compris. Il n’en garde d’apparent que la gracilité de la silhouette, emblème de culture pop, et permet au porteur d’afficher des motifs abstraits et non identifiés. Il faut sans doute rapporter cette pratique japonaise à l’origine à l’univers des mangas et à celui des Marvel. Le statut retenu est à chercher à l’opposé du sujet sexuel que représente l’anthropien poilu, voûté, mal dégrossi, archaïque. Le zentaï offre l’exact inverse : lisse, gracieux, aseptisé, manufacturé, post-moderne et surtout asexué.

Si le niqab, le tchador ou la burqa gomment quasiment tout défaut physique, un peu à la manière de la fourrure, le zentaï expose le corps mais lui procure l’anonymat, comme le fait le niqab, à ceci prêt que ce dernier est un uniforme alors que le zentaï offre une variété de motifs et de couleurs quasiment illimitée.

Agnès de Féo souligne que le niqab apporte plusieurs avantages à ses usagères : il annule les différences d’âge, l’obésité ou la laideur et permet de rester désirable. La présidente d’Amazones de la Liberté va jusqu’à faire un constat inattendu sur les « niqabées » : « Elles sont loin de ce qu’on peut imaginer. Beaucoup n’ont rien d’extraordinaire, personne ne se retournerait sur elles si elles n’étaient pas voilées. Le niqab leur permet d’exister. » Et Agnès de Féo de renchérir : car le voile intégral suggère une beauté hors norme, telle qu’elle nécessite la mise en place d’un écran afin d’éviter la relation interdite

Délire fétichiste ou recherche esthétique? Pas facile de trancher.

Est-ce pour enfreindre cet interdit sans en avoir l’air que Clérambault a fait poser ces femmes devant son objectif? Ou le psychiatre de l’infirmerie générale était-il lui aussi fétichiste comme tout le laisse supposer? Car ce ne sont pas ses modèles (payées pour l’occasion) qui l’intéressent mais bien plutôt le drapé dont elles voilent leurs formes, une recherche esthético-ethnologique qu’il poursuivra jusqu’à sa mort. Étrangement, ces quelque 40 000 clichés n’ont pas été rendus publics du vivant de leur auteur. Clérambault dont les études artistiques n’étaient quant à elles nullement secrètes tenait-il à garder privées des photographies qu’il jugeait intimes malgré la pudeur des clichés? La fascination qu’exerçaient ces drapés spectraux sur le psychiatre est troublante à cause de la personnalité du photographe d’abord et également en raison du caractère quasi rituel du modus operandi. On peut s’interroger sur le statut sur lequel Clérambault aurait bloqué. Cette sorte de grand niqab blanc a des allures fantomatiques : la femme qui le porte disparait aux yeux des hommes à mesure qu’elle s’en drape et c’est ce mouvement du tissu que l’objectif saisit par étapes qui semble capter l’intérêt de Clérambault. On est à l’opposé du caractère insaisissable et luxueux de la soie. Ici l’étoffe est pétrifiée, sculpturale, capteuse de lumière et pleine de plis plus sombres, pas particulièrement féminine même si le drapé, lui, l’est dans le Maroc du début du XXème siècle.

Le fait que Clérambault ait aussi photographié des hommes semblerait confirmer le caractère non libidinal du fétichisme. Ou infirmer l’hypothèse d’un clérambault fétichiste.

Que pensaient ces marocaines dont il ne cherchait même pas à saisir le regard? Le faisaient-elle uniquement pour l’argent que Clérambault devait leur verser? Le niqab leur permettait-il d’exister? Avaient-elles la sensation de montrer au clinicien français tout ce qu’il voulait voir avec le sentiment frustrant de ne lui offrir que l’écran de tissu derrière lequel leur identité s’enveloppe? Clérambault saisissait-il parmi tous ces plis et ces renflements de drap blanc la quintessence de la femme dont il se refusait à photographier la sphère privée, lui qui quelques années plus tôt avait réussi avec une acuité stupéfiante à obtenir de ses patientes des confessions intimes d’une valeur exceptionnelle? Je n’ai bien sûr pas les réponses mais l’hydréphilie (néologisme de Clérambault pour désigner la passion incontrôlable des étoffes) du psychiatre semble bien s’inscrire dans le fétichisme tel que nous l’avons défini : une répression pathologique de la sexualité qui se traduit par une collection gigantesque de photographies de ce qui justement la dissimule. Pour fuir l’anatomie sexuée de l’Autre, Marocaine à la peau mate, le chercheur se passionne pour la blancheur dont elle s’enrobe et dont elle se couvre l’intégralité du corps et presque du visage qui reste souvent dans l’ombre, comme si Clérambault en refusait la présence. Comme Andy Warhol, autre fétichiste célèbre, dessinait des pieds et des chaussures, Clérambault photographiait des femmes en voile intégral.

Bien sûr, l’espèce de chasteté que peuvent se permettre les artistes n’est pas le lot général des pervers et le fétichisme se teinte très souvent d’un érotisme très imaginatif qui permet au corps d’exulter sans toutefois recourir au coït classique. Le plaisir génital vient se greffer sur un détournement de l’acte amoureux : le désir prend pour objet ce qui finalement se présente à lui. Qu’on éjacule sur des bottes vernies ou qu’on se masturbe avec de la soie ne présente en soi aucun problème. Chacun choisit son mode de jouissance à sa guise mais les ébats sexuels avec l’Autre s’en trouvent souvent perturbés dans le cas du fétichisme et même en dehors de toute normativité sociale contraignante, le partenaire risque fort de ne pas trouver une réciprocité suffisante dans la relation. D’où le recours parfois nécessaire au service rémunéré ou aux sites de rencontres spécialisés pour trouver chaussure à son pied. Reste que le fétichiste introverti doit parfois se contenter de l’onanisme comme Paul Garnier le signale à plusieurs reprises, ce qui peut engendrer une profonde détresse psychique et des actes délictueux que la loi vient sanctionner.

Tout le reste est littérature ! A la revoyure !

One thought on “P57 – Latex, fourrure et seconde peau”

  1. Je suis toujours impressionné par la documentation mobilisée par chacun de ces articles. Ça doit prendre un sacré bout de temps pour tout réunir. Au sujet du fétichisme ceci dit les auteurs jusqu’à aujourd’hui ont tendu à beaucoup se focaliser sur les « choix d’objet ». Or ces derniers sont au fond assez contingents. Ils dépendent largement de la mode et de ce que l’industrie vestimentaire à une époque donnée est capable de fournir. Pas de combinaisons de latex dans l’Antiquité par exemple, ni dans l’Afrique précoloniale, alors que l’on devait bien, par hypothèse, y trouver des fétichistes. Ça se manifestait comment ? Au sujet de Sacher-Masoch, ce qui me faisait donner crédit à Deleuze, c’est aussi le caractère très « distingué » de son récit La Vénus à la fourrure, son absence d’obscénité. Alors qu’il y a chez le sadique une cruauté obscène et rageuse, très nette chez Sade par exemple (qui empêché par son enfermement de l’exprimer en actes, l’a exprimée à profusion dans ses écrits).

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