Le plan de la Norme N3
Le désir a deux faces: il est le lien naturel entre le prix à payer d’un côté et le bien visé de l’autre. Notez le « b » minuscule de bien qui s’oppose au grand Bien auquel nous avons accès via la Norme qui sert en quelque sorte de pédiluve.
Comme pour le Signe, le Signifié et le Signifiant, la théorie de la Norme aurait dû mettre au jour le Normé et le Normant mais Gérard a probablement posé son veto: Gagnepain a finalement opté pour Réglementant et Réglementé. Ces deux-là sont respectivement la mise en coupes réglées du prix et celle du bien. Les deux faces du désir passent donc par le filtre de l’abstinence, encore un autre nom pour la négation axiologique du Projet. Pas la peine d’être ascète ou yogi pour s’imposer de la restriction et pour renoncer à son désir en l’état. Nous le faisons constamment et cette abnégation nous fait humains autant que les autres plans de médiation.
Nous nous posons spontanément des obstacles et des freins par éthique. C’est le noloir que j’ai déjà évoqué qui restreint le désir et l’empêche humainement d’advenir à l’état naturel. Je rappelle une fois de plus que la libido n’est pas uniquement d’ordre sexuel et je t’enjoins, ami cochon, d’élargir ta palette des pulsions au vaste domaine d’un désir qui tiendrait plus de l’envie qui tend à la satisfaction que de la coucherie et de la baise. Ces dernières font certes partie des plaisirs mais il ne faudrait pas, comme le fit Freud, trop focaliser sur ce qui titillait la société viennoise de l’époque.
La nourriture, le sommeil, la chaleur ou parfois la fraicheur, la gratouille, la caresse… en fait tout ce qui fait du bien peut être source de plaisir. Et à la différence de l’animal qui, nous l’avons vu, peut sacrifier un Projet pour un autre pourvu d’une valeur plus importante, l’être humain est capable de se mettre lui-même des bâtons dans les roues sous forme de censure. Il s’interdit de lui-même et à lui-même la satisfaction frustre et immédiate, pas pour obtenir mieux ou plus mais parce que tout homme a la Norme inscrite en lui. Il se définit des choses dont il ne peut profiter, ou du moins qu’il ne peut consommer en l’état.
On aurait tort de considérer cette entrave au plaisir immédiat comme un malheur. C’est en fait un gage de liberté: le rationnement fait partie de notre manière de gérer le désir et d’accéder à un plaisir d’un autre ordre. La convoitise ainsi canalisée peut prendre des détours sublimes, encore faut-il ne pas confondre le simple retardement de la satisfaction avec sa sublimation.
L’érotisme est une valorisation de l’acte sexuel. Contrairement à la pornographie qui donne à expérimenter l’obscène et la viande, l’érotisme joue avec le désir, le fait monter jusqu’à l’insupportable, parfois avec raffinement. Il en retarde l’issue mais n’en change pas la nature. L’émoi en reste naturel, la jouissance espérée d’un ordre physiologique.
Faire la cour, même si on y met de la poésie et des manières, n’est plus de nos jours pratiquer l’amour courtois qui impliquait d’office le renoncement à une consommation physique du corps de l’autre. Mais le macaque à longue queue qui épouille sa partenaire pour avoir son consentement sexuel n’est à peine plus évident que le dragueur qui se répand en compliments et en oeillades.
Le fin’amor, c’est l’échelon au-dessus au niveau de l’abstinence. Dans cet amour chevaleresque, les jeunes peuvent chercher à séduire la dame qui est souvent l’épouse de leur suzerain pour mieux plaire à celui-ci. Pas question donc de coucher avec elle. Comme on cherche l’exploit guerrier, on apprend ainsi à maitriser ses instincts. Cela dit, les prétendants ne faisaient pas autant de chichis avec des dames de rang inférieur et les chevaliers, servants en public, s’épanchaient entre leurs cuisses dans l’alcôve. On retrouve une problématique semblable dans la fidélité et j’y reviendrai.
Le vocabulaire de l’affranchissement du désir est assez conséquent et on y retrouve l’austérité aux côtés de la continence, du jeûne et de l’humilité.
On fera attention au passage à ne pas confondre la discipline axiologique et la salle de sport. L’athlète travaille en effet l’ophélimité de son outil: il valorise son corps dans le but d’en obtenir de meilleures performances. Le prix à payer se distingue donc du renoncement même si cela y ressemble. Il y a de l’expiation dans le Réglementant, de la mortification préventive sans péché à racheter, de l’abnégation. Le culturiste lui paye par l’effort et la sueur un mieux-être esthétique et nous passerons sur l’aspect narcissique qui relève de la Personne. Ne vous méprenez pas non plus: les expressions comme « je me suis donné du mal pour… » ou « j’ai pris la peine de… » montrent clairement que la peine et le mal qu’on se donne n’entrainent pas une souffrance insupportable mais bien plutôt un sacrifice acceptable.
Sauf pathologie, l’obstacle est posé pour être surmonté. On ronge le frein qu’on serre et seul le psychopathe s’exonère du gage que le névrosé n’a de cesse d’offrir. L’acte proprement humain n’est jamais gratuit: il réclame une garantie, se paye en scrupules ou exige une amende (en avance) ne serait-ce que symbolique. « L’amende, on la doit même quand aucun pouvoir ne nous l’impose ; elle est cette souffrance que l’on paye pour une satisfaction supérieure », écrit Gagnepain.
Et le glouton peut ainsi jouer les gastronomes, l’ivrogne se hisser au rang d’oenologue et l’érotomane peindre des nus, Mesdames, Messieurs, sous vos applaudissements.
Tout le reste est littérature! A la revoyure!