N2 – Pour remettre la morale à zéro

Nous avons pour l’instant parler de libido et de quod libet (en latin, ce qui plait). Venons-en à présent au volet proprement humain de la question qui va nous faire faire un petit détour rapide par la psychanalyse, du côté de chez Freud et de toute son équipe.

le plan de la norme N2

Comme l’animal, l’anthropien est fait pour le plaisir. Vous n’y couperez pas, un peu d’Herbert Léonard s’impose, car à ce stade de l’exposé, nous se sommes encore que des êtres de désir, gouvernés par des passions joyeuses dirait Spinoza. Certes on renonce mais pour obtenir plus: le sacrifice ne change pas la nature du plaisir, il le retarde, il en fait varier l’intensité. Pour ne pas manquer le début du film, je mangerai mon dessert pendant les publicités. Vous attendez votre ami pour commander les bières parce qu’à deux, elles seront plus mousseuses encore. Vous piquez un sprint pour ne pas rater le bus qui vous ramène plus tôt chez vous. Vous révisez pour réussir l’examen, vous travaillez pour gagner un salaire et vous offrir d’autres plaisirs que celui de la paresse chronique. Par intérêt, vous fournissez un effort pour gagner plus.

Mais le renoncement peut prendre la forme de l’abstinence. C’est ce que Gagnepain désigne par le noloir, autrement dit le « non-vouloir ». Il parle également de la nolonté qui s’oppose à la volonté comme le non s’oppose au voui. 

Blague à part, c’est à Sigmund Freud que l’on doit la découverte du refoulement inconscient de la pulsion. Mais c’est au site http://www.psychologies.com/Dico-Psycho/Refoulement  que nous empruntons la définition suivante:

Mécanisme de défense du psychisme

« Lorsque la conscience ne peut accepter certaines pulsions, certains désirs, nous vivons un conflit entre le principe de plaisir et le principe de réalité, entre la satisfaction et l’interdit. Une stratégie de défense se met alors en place, qui fait passer ces  » indésirables  » dans l’inconscient, en les effaçant même de la mémoire. Ils sont cependant toujours actifs et deviennent les moteurs cachés d’actes ou de comportements, qui substitueront au plaisir interdit un dérivé acceptable. »

Même si elle me semble très intéressante, cette définition est pleine d’ambiguïtés. Quelques commentaires s’imposent: le premier concerne la nature des « indésirables ». Les guillemets signalent bien qu’il y a anguille sous roche: les « indésirables » sont justement les désirs inacceptables.

En matière de courrier électronique, les « indésirables » sont mis en quarantaine. C’est un système de défense contre une agression extérieure. En matière de libido, les « indésirables » viennent de l’intérieur. J’émettrai par conséquent aussi des réserves sur la notion de défense, terme ambigu qui veut aussi bien dire interdiction que protection contre l’attaque. Le non-désiré n’est pas obligatoirement l’agresseur: l’intrus, c’est celui qui est dans la place et il ne devient indésirable que parce qu’il se manifeste trop ostensiblement. Le refoulement s’exerce sur une force vive interne puisque que la pulsion est un principe de vie et d’action: sans envie, tu végètes ou tu meurs! Y a donc pas de mal dans le désir mais faut d’une manière ou d’une autre, mater la bête. Les « indésirables » sont donc plutôt des désirs inadmissibles.

Le deuxième commentaire est une objection d’ordre logique: comment des éléments effacés de la mémoire peuvent-ils être encore actifs? Qu’on ne puisse pas les rapporter en mots n’empêche pas les « indésirables » d’être toujours inscrits dans le sujet. Pour être moteurs, il faut bien qu’ils se matérialisent quelque part: ça ne peut pas être des forces sans ancrage neurologique.

La troisième remarque porte sur la vision restreinte de la conscience et de l’inconscient que véhicule cette définition: la psychanalyse focalise sur le désir, le plaisir et les pulsions. Les mécanismes sous-jacents que Freud a dépistés, il les découvre à travers les névroses et l’hystérie d’une société sexuellement frustrée. Or l’inconscient ne se limite pas à l’éros ni même à l’envie. Pour la théorie de la médiation, l’inconscient désigné sous le terme d’implicite (ce qui ne se dit pas et qu’on ne voit pas) s’étend à toute l’abstraction, c’est à dire tout le pôle structural et cela sur chacun des plans de médiation: Signe, Outil, Personne et Norme.

Autant dire que la majeure partie de tout le processus #dialectique qui agit en nous le fait sans que nous en soyons le moins du monde conscients. En d’autres termes, nous ignorons l’essentiel de ce qui se passe dans notre tête. Nous n’en constatons que le résultat, la version positive et inversée d’opérations contradictoires et complexes. Et c’est tant mieux! Sans ce pilotage automatique, nous serions incapables de gérer nos existences. Nous serions littéralement débordés.

Pour la théorie de la médiation, le fonctionnement contradictoire de la raison humaine est inévitable et constant, et surtout il est interne. La dialectique à l’oeuvre en nous ne cesse jamais d’opérer mais nous ne la ressentons qu’occasionnellement comme un conflit. Mais ce conflit est constant et pas occasionnel comme cette définition du refoulement pourrait le laisser supposer. Elle laisse presqu’entendre que lors de raids aériens, la DCA se mettrait en place pour repousser les bombardiers. Il est plus judicieux de penser que le refoulement agit en continu sur des pulsions intempestives: ça ne demande qu’à sortir.

Ensuite, ce qui en psychanalyse relève de l’interdit, nous l’avons appelé plus haut le noloir. L’interdit peut laisser entendre qu’une intervention extérieure, l’éducation ou la pression sociale par exemple, bloquerait l’émergence du désir. Or ce contrôle est inhérent à l’humain. C’est ce que Gagnepain cherche à bien fixer avec le concept de noloir ou de nolonté. Il va même plus loin: pour lui, sur le plan axiologique, l’abstinence fait l’homme. Et ce renoncement apparaitrait même tôt chez l’enfant: peut-être cinq ou six ans. Dans le numéro 26 de Tétralogiques, Jean-Claude Schotte évoque même l’idée que cela se ferait « dès un âge précoce, au même moment où il commence à dire le monde et à le dépecer techniquement, vers ses dix-huit mois plus ou moins ».

Enfin, comme le sous-entend le texte, la pulsion nous met en branle mais elle subit une prohibition intérieure et ne s’exprime pas de manière brute. Gagnepain parle de rationnement qui substitue au plaisir interdit un dérivé acceptable selon la formule de psychologies.com qui résume ainsi la théorie de la sublimation qui constitue une autre découverte majeure de la psychanalyse: la motivation profonde de nos actes. Nous matons constamment notre désir mais nous lui ménageons également des portes de sortie. Il faut des soupapes de sécurité à cette énergie. On se donne le droit mais sous réserve. Jacques Laisis parle de l’ « obtention dissimulée d’une satisfaction ».

Ce contrôle du désir est le fait de l’humain lui-même et non du corps social, même intériorisé comme le pensait Freud avec le surmoi. Mais ce contrôle s’exerce toujours dans un cadre social, ce qui crée de la confusion entre le droit et le code, le droit étant axiologique et le code d’ordre sociologique. Cette confusion était due au fait qu’on ne dissociait pas, ou très mal, les deux plans. L’oedipe de Freud et de Lacan mélangeait tout. Lévi-Strauss parlait de prohibition de l’inceste et mettait donc dans le même sac: l’inceste en tant que concept de partition culturelle entre ceux qu’on peut épouser et ceux qu’on ne peut pas, et la condamnation du franchissement de cette frontière. 

Il ne faut pas confondre notre propension à tracer des lignes sociales et notre capacité à nous interdire de les franchir. Ça peut paraitre chichiteux mais cette distinction entre morale et société nous amène à proposer une définition inédite de la liberté, dont Nietzsche aurait peut-être pu poser les fondements s’il avait eu vent des travaux de Freud.

Perso, il y a une vitalité chez Nietzsche qui me séduit mais quel bordel dans la rigueur! Je me retrouve souvent en plein mythe et ça part dans tous les sens, à coups d’aphorismes trop courts et d’images fortes à quintuples interprétations possibles. Je suis plus terre à terre et ses envolées m’épuisent. Je veux comprendre chaque nuance de ce qui se lit parfois comme une épopée. J’en connais que les concepts mouvants stimulent. Moi, ça m’enlise.

Pour en revenir à la distinction entre la légitimité et la légalité, je conclurai en disant que le droit résulte de la restriction du désir: il y a ce que je me permets et ce que je m’interdis, le légitime et l’injuste. Et cette analyse est soumise à une deuxième analyse, sociologique celle-là, qui définit du légal et de l’illicite. Ça se fait ou ça ne se fait pas. Mais ce n’est pas parce que c’est permis par le code communautaire que je vais trouver cela juste. Et ce qui est interdit par la loi peut ne pas me sembler illégitime. S’opposer à la police n’est pas légal mais se justifie lorsqu’on estime qu’il y a abus de pouvoir. Accueillir des migrants contrevient à la loi en vigueur mais les reconduire à la frontière parait injuste. Il est abominable que laisser des gens sans ressources mais aucune loi n’oblige à faire la charité. L’impôt est légal mais la majorité des gens le jugent actuellement illégitime.

C’est la distinction que Nietzsche avait décelée et c’est pourquoi on l’a taxé d’immoralisme sans comprendre qu’il soustrayait la morale à la Loi, à la pression sociale et au conformisme. D’autres ont fait à leur avantage une traduction abusivement sociale du « surhomme » et de la « volonté de puissance ». Alors que Nietzsche était sur la voie de la liberté, celle qui se gagne par le renoncement au désir, l’exercice de la puissance sur soi-même, on l’a réduit au rang de prophète du nazisme. Tristes sires et triste sort! La loi de Murphy est profondément injuste mais c’est la loi du genre.

Tout le reste est littérature! A la revoyure!

Pour en remettre une couche:

Jacques Laisis est un trublion de la psychanalyse, disciple de la première heure de Jean Gagnepain. Fin épistémologue, je l’ai eu comme professeur et il m’a fait découvrir une autre face de Gaston Bachelard et Georges Canghilem. La revue Tétralogiques proposent certains de ces textes et notamment cette introduction à la socio-linguistique et à l’axio-linguistique. Le texte (en téléchargement gratuit) fait une soixantaine de pages mais la lecture en est assez facile, plaisante et très instructive.

http://tetralogiques.fr/spip.php?article82

Jacques Laisis est récemment décédé et la revue Tétralogiques lui a rendu hommage dans un article.