N10 – La mécanique des rêves

On doit une fois de plus à Freud la mise en évidence du fonctionnement des rêves. Mais ce n’est pas à leur interprétation que nous allons nous intéresser mais bien plus aux mécanismes de leur élaboration. Rangez donc la clef des songes et toute la grammaire préfabriquée des symboles à la mords-moi-le-noeud.

le plan de la norme N10

Vos rêves sont sans doute, et je l’espère, un peu délirants, abracadabrantesques et absurdes. Rassurez-vous! Y a pas que vous à rêver de feutres indélébiles volants et de pianos mous qui contiennent des tripes de moutons! 

Pour Freud, et cela dès 1895, « le rêve s’avère être un accomplissement de souhait ». Nous voilà bien avancés, me direz vous! avec nos gentils délires nocturnes qu’on s’empresse d’oublier au réveil. Je veux bien croire que j’ai des désirs, sans doute un peu tordus, mais le coup du piano va un peu loin tout de même.

Freud oppose donc le contenu manifeste du rêve, ces bribes pas toujours bien agencées dont le rêveur se souvient encore au réveil, à son contenu latent, le matériau pulsionnel qui aura été travaillé. 

Vous avez certainement déjà fait cette expérience énervante: dans un demi-sommeil, votre rêve est encore tout frais dans votre tête et quand au saut du lit, vous tentez de le raconter, ça ne ressemble plus à grand chose. La logique qui semblait évidente, vous échappe. Les images s’entrecroisent, tout se mélange, ça ne tient plus la route alors que vous aviez pourtant l’impression que ça voulait dire quelque chose. Parfois avec un cauchemar, le souvenir est plus précis. Pour un temps en tout cas.

Toujours est-il que ce qui affleure à notre conscience apparait sans queue ni tête. Ce que Freud appelle le travail du rêve, c’est la transformation par la censure du désir initial. Parce qu’il est inavouable, insupportable et inacceptable, ce Projet, tel que nous l’appelons pour désigner la pulsion, subit des restrictions pour rendre sa crudité séante et convenable. Ces aménagements s’opèrent par condensation et déplacement. 

A propos de la première, Freud écrit que « le rêve que nous nous rappelons au réveil ne serait alors qu’un reste de l’ensemble du contenu du rêve, qui aurait la même étendue que les pensées du rêve si nous pouvions nous le rappeler tout entier ». Reste certes mais essentiel, comme le condensé de la distillation est l’esprit du liquide bouilli.

La condensation rassemble donc des éléments épars du contenu latent parfois en les empilant pour produire un contenu manifeste densifié de l’ensemble du rêve. Dans notre jargon, nous dirions qu’un bouquet de projets passe par un crible où des goulots d’étranglement en refoule une partie: l’autre se concentre pour franchir le sas et les éléments s’associent et s’agglomèrent en chimères, ou si on préfère en rébus. Le contenu ainsi crypté émerge à la conscience sans trop de danger d’angoisse ou de culpabilité: angoisse cauchemardesque devant un Projet sans agrément, culpabilité si le désir inacceptable s’assouvit néanmoins en pensée. 

Nous l’avons déjà signalé, Freud a trop réduit le désir au coït avec maman et au meurtre de papa (dans la version féminine, c’est maman qui trinque quand papa déguste). La théorie de la médiation ne nie nullement l’oedipe mais elle en conteste la suprématie écrasante que lui octroie la psychanalyse. De même, nous pensons que la libido ne se limite pas à sa dimension sexuelle et recouvre l’envie dans son intégralité. Signalons au passage qu’il n’est pas ici question d’un ressentiment envers autrui qu’on appelle la jalousie.

Quant au déplacement, comme processus de censure, il s’opère par détournement d’un Projet litigieux par un autre moins chargé émotionnellement et plus avouable. Pour prendre un exemple trivial et grossier, au lieu de chier sur le crâne dégarni de votre patron que vous haïssez, vous rêvez que vous videz un tube de gouache caca d’oie sur un oeuf qui cherche à vous rouler dessus. L’association est, dans ce cas préfabriqué, évidente mais elle peut être beaucoup plus subtile et ténue jusqu’à rendre invisible le véritable désir qui s’exprime néanmoins derrière un dispositif de dissimulation. 

Si le rêve est l’assouvissement détourné d’un désir, on peut se demander comment il peut virer au cauchemar. Emettons l’hypothèse que lorsque la pulsion en vient à déjouer la restriction et à se montrer sous un jour nettement plus cru, l’angoisse devant l’insoutenable se transforme en mauvais rêve avec réveil en sursaut et sueurs froides. 

Le caractère surréaliste des visions oniriques tient au fait que le filtre ne s’embarrasse pas de réalisme. Les opposés peuvent se condenser dans un même élément. La translation libidinale peut provoquer des incongruités sensationnelles. Dans Un Chien Andalou et L’Âge d’Or, Bunuel et Dali ont tenté de transcrire ces images sur la pellicule avec des superpositions d’images et des accumulations insensées.

Freud considérait le rêve comme la « voie royale d’accès à l’inconscient » mais ce n’est pas la seule. Certes la garde semble quelque peu baissée pendant le sommeil et l’inhibition réduite mais le désir cherche tout autant à se frayer un chemin à travers la Norme durant la veille. Simplement, il se travestit la plupart du temps sous des formes si anodines et quotidiennes qu’on n’y prend pas garde. Seuls les accidents et les récurrences sont remarquables.

Avant de les évoquer, je citerai Freud pour ne pas tomber dans le piège d’une symbolique facile comme l’a fait Jung avec ses archétypes: « Je voudrais mettre en garde contre la tendance à surestimer l’importance des symboles, à réduire le travail d’interprétation du rêve à une traduction des symboles, à abandonner l’utilisation des idées qui se présentent à l’esprit du rêveur pendant l’analyse. Les deux techniques doivent se compléter, mais d’un point de vue théorique aussi bien que pratique, la plus importante est celle que nous avons décrite en premier lieu, celle qui donne l’importance décisive aux explications du rêveur; la traduction en symbole n’intervient qu’à titre auxiliaire ».

Autrement dit, le contexte social, s’il n’est pas négligeable, ne fait qu’influencer le contenu des rêves mais réduire leur interprétation à un décryptage de symboles serait réducteur et caricatural. Les éléments ne peuvent être appréhendés que dans le contexte onirique et au regard du rêveur et de sa propre histoire. C’est l’objectif d’une psychanalyse que de remonter à la source du fantasme si on veut bien entendre par là la trame récurrente sur laquelle des composants variables mais interchangeables s’articulent. Le rêve peut ainsi être toujours le même tout en étant différent à l’image d’un mythe qui se décline à l’infini tout en restant identifiable.

Pour Laplanche et Pontalis, un fantasme est un « scénario imaginaire où le sujet est présent et qui figure, d’une façon plus ou moins déformée par les processus défensifs, l’accomplissement d’un désir et, en dernier ressort, d’un désir inconscient ». La défense que nous appelons plutôt ici la restriction, parce que rien n’est littéralement attaqué, implique donc la personne dans des scénarios similaires, suffisamment éloignés du désir originel pour passer le contrôle éthique sans être censuré.

Le fantasme trouve donc dans le rêve un échappatoire favorable mais ce n’est pas l’unique issue de secours pour l’impossible aveu.

Tout le reste est signifiant insignifiant. A la revoyure!

Transposition des concepts:

Condensation, déplacement et sublimation sont des termes empruntés à la thermodynamique, une science qui avait le vent en poupe à la fin du XIXème.  Freud se révèle un homme de son époque: il choisit pour désigner des processus psychiques nouveaux des mots emprunté à la physique du moment. Il y a fort à parier que l’imaginaire de Freud, mais très vraisemblablement aussi celui de Marx, a été formaté à son insu par la science contemporaine. Les rapports de forces de la sociologie marxiste sont hérités de la physique. 

Pour aller plus loin:

Laplanche et Pontalis : Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F, 1967

Un résumé assez court et relativement compréhensible (ce n’est pas toujours le cas avec les Lacaniens) de la notion de fantasme en psychanalyse:

http://freud.lacan.pagesperso-orange.fr/textessite/fantasme.html

Rêve, littérature et cinéma

La fantaisie onirique auquel se livre le héros d’Orange Mécanique à la fin du roman est très sobrement traduite par Anthony Burgess: « Je tailladais dans tout le litso du monde qui critchait (dans tout le visage du monde qui criait) ». Ce que Stanley Kubrick a rendu par le plan suivant nettement plus baroque et parlant. Le cinéma peine la plupart du temps à rendre le contenu des rêves. Coline Serreau fait un ratage complet dans le pourtant très bon « Saint-Jacques-la-Mecque » à coup de gros symboles et « La Science des rêves » ne s’en sort que par l’humour.

« Inception » est sans doute l’une des expérience les plus abouties en la matière. Mais celle-ci ne se laisse pas facilement apprivoiser et même les effets spéciaux sont insuffisants pour rendre la réalité du rêve tant celle-ci est subreptice et impalpable.

Rêves érotiques

Moi, qui suis assez porté sur le sexe, je m’étonne de ne faire qu’assez peu de rêves érotiques, ou perçu comme tels. Et ceux qui me fréquentent (ou me lisent) savent pourtant bien que je ne suis pas le dernier à aborder le sujet ou à y faire des allusions dans la vie quotidienne. Le travestissement est donc à l’oeuvre dans mes rêves qui, ces temps-ci, sont plutôt agréables, il faut bien le reconnaitre: selon la psychanalyse, la censure fonctionne donc très bien puisque lorsqu’un cauchemar advient, c’est justement que le rêve devient inacceptable pour la conscience du rêveur. Les mécanismes de travestissement deviennent moins efficaces et le désir apparait trop crûment provoquant l’angoisse du dormeur et son réveil en panique.

La faible proportion de rêves reconnus comme érotiques (2% chez les hommes et 0,5% chez les femmes) laisse à penser que l’obsédé sexuel qui est en nous reste sous contrôle pendant le sommeil. La censure baisse parfois la garde mais opère malgré tout. Certaines études penchent pour accorder aux rêves des vertus « échappatoires »: dans un quotidien éveillé très contraint où le refoulé serait en crise de surproduction, le songe serait un espace d’évacuation, comme une sorte de déversoir pour un barrage.

Si Alice fait des rêves délirants, c’est bien parce qu’on l’oblige à suivre une étiquette très stricte en état de veille. Le songe éveillé pourrait suivre la même logique. Quand à mon cas personnel, étant donné que je suis un créatif et que je produis régulièrement, en privé ou dans ma vie publique, des commentaires où affleurent mes pulsions, je peux imaginer que la pression libidinale est moindre et donc, moins susceptible de pointer ses vapeurs durant mon sommeil.

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