le plan de la norme N9
Qu’y a t-il de commun entre le vrai, la location de voiture et l’équitable? Hé bien… le mieux, autrement dit l’intérêt: l’intérêt est la différent entre le bien à obtenir et le bien à céder. Un traitement naturel par valorisation du message, de l’ouvrage ou de l’usage permet d’accéder à une vérité, une production ou un existence plus satisfaisantes.
Avec la vérité, Gagnepain s’est montré iconoclaste mais très pointu. Ça peut paraitre surprenant, peut-être même inacceptable pour certains, Socrate en tête, et si c’est difficile à croire c’est parce que le Projet valorisé est, dans ce cas, déjà culturel. Pas plus que de celle des enfants, la vérité ne sort donc de la bouche des animaux. Le Projet est naturel mais le contenu du processus résulte d’une analyse humaine.
Reprenons! Un énoncé plus vrai est plus satisfaisant pour celui qui y adhère et remplace celui qui est alors délaissé: dans un processus de vérité tel qu’il est ici envisagé, une théorie se substitue à une autre. Le prix à payer, c’est l’abandon de l’ancienne idée pour une nouvelle dont la valeur ajoutée est jugée digne de l’effort fourni.
Une observation ou une idée (comme plus haut) qui va à l’encontre de ma représentation instituée provoque une dissonance cognitive et un trouble dans les affects. Pour me débarrasser de cet inconfort intellectuel qui résulte de l’écart entre habituel et inhabituel (avoir le cul entre deux chaises, quoi!), je peux soit opter pour le déni, soit faire l’effort de dépasser la contradiction, construire une nouvelle représentation cohérente et faire redescendre la tension.
L’intérêt d’une vérité ne se mesure donc pas obligatoirement à son exactitude scientifique mais à son aptitude à l’apaisement du désir de bien dire. Mythique, la vérité peut se présenter sous la forme d’un biais cognitif qui parfois nous arrange: confort et conforme vont de paire quand bien même leurs étymologies respectives divergent. L’intérêt de ce rapprochement lexical pourtant faux est toutefois pédagogique. La quête de vérité est par conséquent une opération de substitution naturelle de satisfactions. La vérité 1 est remplacée par la vérité 2, jugée mieux à même de procurer une jouissance.
Je ne résiste pas à vous livrer quel lignes de Gagnepain (p.184-185 du DVD2) : « Ainsi la vérité, pour commencer par elle et n’en déplaise aux logiciens, n’est-elle, pour nous, la mesure ni de l’adéquation du langage à un univers dont le caractère référentiel est lui-même inhérent aux quatre façons qu’on a, en le causant, rhétorique ment de l’instaurer, ni du consensus témoignant sociologiquement du partage d’une croyance, voire d’une évidence, mais de l’estime tout naturellement portée — sous couvert de raisonnement incluant l’énoncé comme l’opération dont on sait que la preuve décimale est par neuf — à la cohérence d’un message assorti de sa preuve par mot. On admettra que, dans ces conditions, le plaisir ressenti n’est, quoique « intellectuel » aucunement différent de celui que l’on tire de la justesse d’une décision, du bon fonctionnement de sa voiture ou, simplement, d’un bon repas ! «
On comprendra aisément pourquoi à l’ère de la post-vérité, on nous abreuve d’idées délirantes qui cherchent à nous satisfaire plus qu’à s’approcher d’une observation rigoureuse ou même d’un consensus scientifique. Et on ne s’étonnera pas que ça marche! Le complot à tout prix consiste à trouver de la relation entre des faits fortuits dont la simple juxtaposition contingente n’est pas satisfaisante pour l’esprit qui cherche toujours de bonnes raisons fussent-elle erronées. Ça marche avec la dette, l’austérité, les boxeurs gitans ou l’Europe!
Pour la bagnole de location, le principe est le même. Je choisis le modèle qui va convenir à mes besoins de circonstances. Je suis en ville pour affaires: pas besoin d’une grosse berline que je ne vais pas arriver à garer après avoir plafonné à 50 à l’heure dans les embouteillages. Un pot de yaourt fait l’affaire. Mais si je dois me rendre à l’autre bout du pays, le confort et la puissance du véhicule seront sans doute plus importants que sa maniabilité. Dans ces cas-là, je calque le bien sur la fin: ma satisfaction est fonction de critères techniques. Mais mon plaisir (que je suis par conséquent prêt à monnayer) peut passer par la couleur de la carrosserie, la victoire de Samothrace au bout du capot ou le cuir sur le volant. Je me suis fait plaisir, direz-vous! Et il en va des applis comme des gadgets. Gagnepain parle d’ophélimité pour cette valorisation circonstancielle de l’ouvrage. C’est un terme que l’économiste Pareto utilisait pour signifier l’efficacité ressentie. On n’est donc pas loin de la notion de plaisir.
Pas plus que la propriété du concept n’est systématiquement liée au plaisir intellectuel (tout en pouvant tout de même y être associé), l’efficacité du produit n’est obligatoirement attachée au plaisir technophilique (si j’ose dire!). Cela me fait penser à la satisfaction que je peux ressentir lorsque je trouve dans ma boite à outils le nécessaire pour bidouiller une réparation avec les moyens du bord. Il y a, je crois, dans la récupération et le recyclage, et je dirais même dans le rafistolage, une jouissance ophélime intrinsèque. Et là, je viens de m’octroyer par l’exemple la preuve d’un plaisir intello, distinct de la propriété conceptuelle. Y a sans conteste du vrai dans l’expression branlette intellectuelle dont la dimension jouissive n’est pas à chercher du côté de l’acuité scientifique.
Reste cette histoire d’équitable. Vérité, ophélimité, équité. Nous y voilà! L’équité, ce n’est pas l’égalité: cette dernière est républicaine et ne concerne que le bénéfice de la loi. D’une manière générale, les pairs (ce que nous avons appelé les notables, ceux qui comptent) sont sur un pied d’égalité. En république, tous les hommes sont pairs quel que soit leur genre et pourvu qu’ils aient plus de 18 ans. Tous les citoyens sont égaux… sur le papier en tout cas.
L’équité, quant à elle, relève du désir, en l’occurrence d’un mieux partagé: à chacun selon son dû, le dû étant aussi bien ce dont on a besoin que ce qu’on doit apporter. Le désir est spontané puisqu’il est animal et le principe de l’équité n’est donc pas spécifiquement humain. C’est lui qui assure pourtant à chacun une portion congrue dans le partage: temps de parole, répartition du travail, propriété, responsabilité. Vous comprenez bien qu’il ne s‘agit pas d’égalité mais de l’attribution de la juste part. Sauf perversion et on y reviendra, l’homme tend naturellement à ce que l’autre soit satisfait. Il ne cherche pas spontanément à le léser tant qu’il estime obtenir lui-même satisfaction. C’est l’insatisfaction de sa propre pulsion qui peut amener l’anthropien à causer du tort, c’est à dire à empêcher l’autre d’assouvir son désir et à nuire à son intérêt.
Si l’autre a envie de s’asseoir, je ne l’en empêche pas naturellement si tant est que j’ai moi-même de quoi m’asseoir et envie d’être assis. Ensuite, l’appropriation peut entrer en jeu: je ne laisse aucun campeur s’installer sur ma pelouse parce que je considère que c’est ma propriété et que je la déclare comme sacrée et impénétrable sans mon autorisation. Nous ne sommes plus alors dans une propension naturelle mais dans une dimension culturelle qu’on a déjà abordée pour ce qui est de la propriété et qu’on verra très bientôt pour ce qui est du droit.
Si j’ai obtenu mon content de mousse au chocolat, je ne vois aucun inconvénient à ce que les autres convives en aient autant qu’ils le désirent, que les portions soient égales ou pas. Ce n’est que si j’estime que je n’ai pas une part suffisante que je vais ressentir de l’iniquité, qui n’est qu’un autre mot pour l’injustice. Mais si je suis au service, il est de mon intérêt que tout le monde y trouve le sien.
La théorie du ruissellement ne repose pas elle non plus sur une volonté de nuire aux déjà démunis mais sur la certitude des mieux nantis que dans une société inégalitaire, même les moins bien lotis y trouveront leur compte s’ils le méritent. Les riches sont persuadés, pour la plupart et en dehors des vicieux qui deviennent milliardaires, que les pauvres ont la part qui leur revient. Le principe d’équité fonctionne à leur niveau: à chacun selon son dû. Et même les perdants du système ne réclament que rarement l’égalité: ils revendiquent plutôt une augmentation de l’insuffisant mais pas les mêmes revenus que ceux qui ont de gros moyens.
Les doléances portent actuellement non pas tant sur les salaires eux-mêmes que sur leur justesse. Sur les ronds-points, on réclame justice et pas encore l’abolition totale des privilèges (exception faite de celle des parlementaires) mais le pouvoir ferait bien de ne pas tarder à donner du mou pour se maintenir avant que le sentiment d’injustice ne s’amplifie. En donnant satisfaction aux premiers désirs, le gouvernement se serait évité une contestation plus profonde.
Presque plus personne ne revendique cependant une égalité totale des salaires. L’égalitarisme radical a fait son temps sauf entre sexes (notre photo). Mais tous les progressistes réclament une réduction de la fourchette pour que les salaires correspondent à une échelle de valeurs où l’effort consenti répondent au bien accordé.
Vérité, ophélimité et équité correspondent donc à un désir de justice et un besoin de retour aux valeurs qui passe au moins par un ajustement, sinon une refonte, de l’information, du consumérisme et des privilèges. On en est pas encore au niveau de la moralisation du discours (ne pas dire n’importe quoi!), de la recherche (ne pas bidouiller à tort et à travers!) et de la politique (ne pas gouverner n’importe comment!)… mais on y vient.
Tout le reste est littérature! A la revoyure!