H21 – Tri des déchets, estime de soi et dignité

La grosse offensive écolo-libérale de la rentrée s’accompagne d’une lame de fond d’estime de soi. Je ne pense pas que ce soit fortuit sans non plus pouvoir assurer qu’il y a là une stratégie du pouvoir néo-libéral. Mais… mais, mais, mais, mais…

les anthropochroniques – H21

Ouvrez les Guillemets a publié il y a cinq mois une vidéo « Développement personnel : pensez positif ». Ça dure à peine plus de 11 minutes et les deux dernières valent leur pesant de cacahuètes.

Usul et son comparse y dézinguent allègrement les coachs type Franck Nicolas et David Laroche, le moine bouddhiste Matthieu Ricard et quelques autres auteurs à succès: les bouquins sur le développement sont légion et se vendent bien. Nancy Kawaya nous en propose gentiment une sélection. Prévoyez une bonne année de lecture pour en venir à bout sans compter que tous les liens mènent à Amazon.

On y retrouve même L’Alchimiste de Paulo Coelho. Pourquoi chercher loin ce qui pousse sous tes pompes? Et finalement tout ce vaste courant de pensée positive se résume un peu à ça: ce que tu cherches, tu l’as en toi. Et donc, si tu cherches le bonheur, c’est en toi que tu vas le trouver. C’est ce que le Docteur Wayne W. Dyer dit autrement par le truchement d’un petit dialogue zen qui fleure bon la sagesse orientale bon marché.

Pas facile d’aller à l’encontre de ces philosophies ancestrales qui coulent de source, tombent sous le sens et s’invitent dans tous les manques. Le supplément info-services du Progrès du 28 août 2019 ne nous propose-t-il pas de lutter contre l’anxiété avec la médecine chinoise? Moi-même, n’ai-je pas il y a quelques jours, dans les pages locales, donner un coup de main à une prof de Qi Gong qui travaille sur l’énergie du corps? Sans oublier ces millions de petites pensées inoffensives qui encombrent les réseaux sociaux.

Le Courage d’être soi, 15 Trucs pour ne plus procrastiner, Ta Deuxième Vie commence quand tu comprends que tu n’en a qu’une, Comment Trouver le leader en vous, Le Fabuleux Pouvoir de votre cerveau, Le Jour où j’ai appris à vivre ou Miracle Morning, tous ces titres parlent d’eux-mêmes et il faut être de mauvais foi comme moi pour y trouver à redire. Bien sûr quand Nancy écrit: Comme plusieurs, je suis convaincue que nous ne choisissons pas les livres, ce sont les livres qui nous choisissent. Mais qu’ont-ils à nous dire? Ce n’est qu’en les lisant qu’on y répondra, je pouffe sournoisement.

Et encore… je ne trouve même pas vraiment matière à critiquer le contenu de ces livres, de ces cours, de ces vidéos ou de ces stages… C’est creux mais si ça peut faire un peu de bien à tous ces malheureux qui luttent contre la dépression en milieu consumériste…

Faut quand même pas pousser!

C’est la philosophie générale qui se cache derrière tout cela qui m’interpèle et Usul comme moi, lui en bon marxiste et moi en médiationniste, nous ne pouvons nous empêcher d’y voir à l’oeuvre une idéologie néo-libérale que je qualifierai d’autolytique, l’autolyse étant l’opposé de la fusion. C’est ce que pas mal d’auteur depuis Engels entendent par l’atomisation de la société.

Et là, vous vous dites: ça y est, ça le reprend! Il voit le capitalisme partout! C’est comme pour les petits gestes pour sauver la planète! Pourquoi est-ce qu’il n’applaudit pas des deux mains alors même qu’il les fait lui-même, ce tri sélectif, ce recyclage des ampoules, ces petites courses dans les boutiques de commerce équitable. Il parait même qu’il refuse de changer de téléphone tant que son vieux Samsung à clapet marchera et qu’il a des semelles usées jusqu’à l’indécence. Pourquoi se montre-t-il réticent à ces petits trucs qui changent la vie sans menacer l’environnement?

Avez-vous remarqué que depuis le dernier G7, on assiste à un déferlement de reportages sur les gestes écolo-citoyens. Sibeth Ndiaye a souligné le « souci de gestion éco-responsable » du G7 avec notamment l’implication des commerces de bouche « au coeur de la fourniture des repas » des participants de ce sommet international. (Source Sud-Ouest, 21/08/19) France-Inter suit Edouard Philippe en visite chez une dame qui trie ses déchets au journal de 13 heures avant d’embrayer sur la Terre au Carré (ex-tête au carré de Mathieu Vidard)

https://www.franceinter.fr/emissions/la-terre-au-carre/la-terre-au-carre-29-aout-2019

Le zéro déchet est partout et à toutes les sauces. Les multinationales débordent d’idées vertes comme les Hôtel Marriot qui n’offriront plus de shampooing en mini-flacons plastiques à leurs clients qu’ils arnaquent par ailleurs en gonflant leur prix (lien ci-dessous). On m’a très gentiment offert à Noël le livre de Valère Corréard.

« L’objectif de ce guide est de donner à chacun la possibilité de s’approprier des initiatives ayant un impact social et environnemental positif, mais aussi des vertus sur le plan personnel, dans tous les domaines de la vie quotidienne. Dans la continuité de sa chronique hebdomadaire sur France Inter, Valère Corréard a construit son ouvrage à partir des solutions, dans le but d’encourager chacun à s’améliorer sans culpabiliser, avec pragmatisme et réalisme. Partant du principe qu’il n’est pas si aisé de sortir de sa zone de confort et d’abandonner du jour au lendemain des habitudes bien ancrées, il propose au lecteur d’avancer pas à pas dans la compréhension de chaque grand sujet abordé : l’alimentation, les modes de consommation, l’habillement, la consommation d’énergie, la mobilité, l’information, l’implication citoyenne et la relation au temps.

Tout cela est pétri de bonnes intentions: le sauvetage de la planète rejoint l’épanouissement individuel. Je peux agir quotidiennement pour la préservation de l’éco-système sans me faire de mal et même en me faisant du bien sur le plan moral. C’est imparable! Le bonheur en ramassant les mégots et les cotons-tiges pour ne stigmatiser ni les fumeurs ni les sourds. C’est difficile de résister à cet élan auquel j’ai parfois succombé. Je pense à mettre de l’eau dans un godet pour me brosser les dents. Je ne jette jamais rien par terre. J’urine parfois sous la douche (ça me permettra de vérifier si mon épouse me lit). Je trie, je recycle, j’use jusqu’à la corde, je pédale, bref je fais ce que je peux à mon échelle et j’encourage tout le monde à le faire.

De la même manière, je ne m’oppose pas radicalement à tout ce qui participe de l’estime de soi, notamment ces ateliers qui permettent à certaines personnes psychologiquement fragiles de remettre le pied à l’étrier. S’estimer à sa juste valeur est un facteur d’équilibre, ça rebooste le conatus et ça permet de lutter contre la déprime mais j’ai le regret de vous annoncer que ça ne se fait pas uniquement avec des mouvements de bras au ralenti et en pyjama dans un jardin public, même à plusieurs, ou en participant à des ateliers d’arts plastiques, même en récupérant des matériaux.

Pas plus que vos petits gestes écolos quotidiens qui, s’ils calment votre culpabilité de consommateurs insatisfaits et honteux, ne changeront la marche du capital vers l’exploitation jusqu’au boutiste de la planète. Je ne fustige personne et je vous encourage à continuer à avoir une gourde sur vous ou à porter deux jours de suite un tee-shirt qui ne sent pas sous les manches ou de garder votre pull qui bouloche jusqu’à ce que vos proches craquent et le brûlent. Ces petits gestes-là, on continue à les faire discrètement tout comme on continue à apprécier la première gorgée de bière, les rayons de soleil printaniers et les coquelicots.

Mais attention au piège que tend l’insidieuse propagande néo-libérale. France-Inter en tête, ainsi que tous les médias main stream, souvent à l’insu du plein gré des communicants qui la colportent! 

Le ver est dans le Smith

L’idée est la suivante: pendant qu’on vous culpabilise pour l’état déplorable de la planète, pendant qu’on vous donne des tuyaux pour faire les bons gestes « salvateurs », pendant qu’on vous invite au bien-être dans les salons feutrés de la zénitude, pendant qu’on vous guide sur la voie d’une rédemption personnelle, et, tant qu’à faire, pendant qu’on vous encourage à vous fourvoyer dans des logiques de genres, de races et de religion, les capitalistes continuent leur sale besogne et ils exploiteront la planète, et ceux qui ne comptent pas à leurs yeux et à qui ils refusent le titre de notables, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à en tirer, c’est à dire du profit financier.

Et si…

Et si le secret de la vie n’était pas en nous et dans ces petits plaisirs du quotidien qu’il n’est toutefois pas nécessaire de se refuser s’ils sont relativement inoffensifs pour l’environnement. Et si la quête du bonheur à tout prix n’était pas une fausse route sur laquelle l’occident s’est engagé depuis des lustres. Et si ce dont nous avons le plus besoin, c’est de dignité et de liberté. 

Pas d’emballement conceptuel! Je m’explique.

Jean-Claude Michéa et moi-même vous recommandons chaudement le film « Pride » qui retrace la rencontre des militants LGBT avec des mineurs en grève dans l’Angleterre thatcherienne.

Par dignité, j’entend l’espace social congru, c’est à dire l’autonomie #ontique suffisante et la reconnaissance #déontique indispensable, la souveraineté reconnue des personnes et le respect du rôle social et politique de chacun. Nous sommes ici dans ce que la théorie de la médiation appelle le plan de la Personne. Pour encore le dire autrement, la dignité est l’espace vital au sein de la société: on l’obtient autant qu’on nous l’accorde.

Dans « La Chèvre », François Pignon atteint le contrôle absolu de ses pulsions agressives.

Par liberté, j’entends la capacité à contrôler son désir et à dire non à son instinct, autrement dit à avoir une morale ni trop ascétique ni trop hédoniste, un poil héroïque, ce que j’appelle parfois la frugalité joyeuse. La faculté de gérer ses pulsions que la théorie de la médiation appelle la Norme nous permet d’accéder à la liberté sur le plan axiologique. C’est en se dominant sans pour autant oublier de quoi on est fait qu’on devient libre. Je ne résiste que quand j’estime que la situation l’exige et je me laisse aller au plaisir quand je juge que c’est le bon moment: mais dans les deux cas, j’exerce une certaine discipline et je ne me livre pas à des actes compulsifs qui engendrent la frustration.

L’équité engendre la dignité et la liberté telle qu’on la conçoit ici génère l’équilibre. Je ne parlerai pas de bonheur car c’est une question que je ne me pose plus.

La dignité retrouvée

Black Panthers

La dignité se gagne dans la lutte collective et concertée contre un système politique qui actuellement tend à isoler l’individu pour mieux le réduire à la merci de ceux qui profitent de sa faiblesse: isolé, un individu affaibli et angoissé consomme la merde que la publicité lui vend et cherche à imiter un modèle dont la politique et les médias de masse font la promotion. La dignité passe par la souveraineté, ou pour l’instant par sa reconquête. Il y a plus de dignité chez un Gilet jaune qui chante parfois faux que dans le costume trop étriqué d’un bourgeois sûr de la supériorité de sa classe. 

La dignité, c’est tout simplement le contraire de l’aliénation au sens où Marx l’entendait. Rien de psychologique là-dedans. L’aliénation est l’impossibilité pour l’opprimé de prendre conscience de sa condition et de comprendre l’origine de son mal-être (sa condition d’opprimé). 

Grève de mineurs britanniques dans les années 80

Pour s’émanciper et retrouver sa dignité, il faut se révolter contre une situation #arbitraire et #contingente et clamer qu’il n’y a aucune raison pour que ça ne soit pas autrement. Bien évidemment, la révolte doit être éclairée par une information aussi juste que possible. Prétendre que ma vision de la propriété des moyens de production n’est pas orientée serait malhonnête ou la preuve de ma propre aliénation. La politique sous-entend la contestation et je comprends bien que les capitalistes cherchent à conserver ce qu’ils pensent être à eux. Mais quand l’adversaire est trop gourmand et devient l’ennemi, il faut l’abattre pour retrouver la dignité qu’il prétend nous priver par tous les moyens puisqu’il tire sa richesse et son pouvoir de cette oppression.

Photo de Cartier-Bresson en mai 68

Cette envie irrépressible de se gaver du capitaliste me permet de glisser à nouveau vers la notion de liberté. Parce qu’il ne peut pas s’empêcher d’accumuler, le capitaliste n’est pas libre au sens où Gagnepain l’entend. On ne parle pas ici d’autonomie mais bien de la puissance de se dire non, une idée qui va à l’encontre de la définition commune de la liberté: la possibilité de faire ce qu’on veut. Et c’est justement l’hégémonie libérale en place depuis très longtemps qui a fini par imposer cette manière de voir à la majorité d’entre nous. 

La liberté recadrée

Et que faut-il pour faire tout ce qu’on veut de nos jours? De la thune, un max de maille dirait le premier gansta sorti du ghetto. Le pognon permet de tout acheter et ne nous leurrons pas, le bonheur nous est vendu parfois sur catalogue, parfois plus subtilement par les livres de recettes du développement personnel. Et tant qu’on recherche le pognon pour être heureux, on ne représente aucun danger pour la société de consommation et le système qui la gère. Le rap en a fait les frais, et avant lui le rock. Le capitalisme fait son beurre sur tout ce qu’il peut, malheur y compris. Rien ne lui échappe.

L’utopie libertarienne est anti-socialiste et sans fondement anthropologique sérieux.

La quête de l’estime de soi est louable. Mais elle ne peut accaparer l’essentiel de notre énergie tout comme la défense de l’environnement par le bon exemple ne doit pas capter toute l’action. L’auto-valorisation et l’indignation à petite échelle et à vue de nez ne suffisent pas. On ne reconquerra notre liberté et notre dignité qu’en se débarrassant de l’idéologie consummériste et de la religion de la croissance et en retrouvant ce dont on a vraiment besoin: les liens qui libèrent (selon l’expression que Jacques Généreux reprend, je crois, à Gunthard Weber), la discipline qui émancipe et la décroissance qui fait grandir. Toujours est-il qu’on ne fera pas l’économie d’un grand chambardement politique et moral, social et axiologique!

Tout le reste est littérature. A la revoyure!

Pour aller plus loin:

On trouvera de manière beaucoup plus complète des exposés sur la politique et la morale dans le plan de la Personne et celui de la Norme.

Un point intéressant sur France Culture à propos d’Happycratie de la sociologue Eva Illouz et du psychologue Edgar Cabanas.

Et à propos des Marriott https://www.lechotouristique.com/article/environnement-marriott-supprime-les-mini-flacons-de-shampoing

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