Les anthropochroniques H22
Imaginons une usine à boudin dont on ne verrait que l’enceinte et le produit fini conditionné en barquettes. Pas facile dans ces conditions de se faire une idée des lignes de production à l’intérieur du hangar qu’est la boite crânienne. C’est pas tous les jours qu’on est l’invité de Willy Wonka!
Bien sûr, l’imagerie cérébrale a fait d’énormes progrès mais l’interface entre la neuro-imagerie et les modèles anthropologiques reste aussi flou qu’un fantôme pris en photo un parkinson écossais. Ici, je ne vais donc me concentrer que sur le modèle théorique.
Soit par conséquent un hangar dans lequel on trouve quatre lignes de production identiques. Le processus de transformation est rigoureusement similaire sur les quatre lignes sauf que la matière première, quoique naturelle, est différente pour chacune des lignes. Évidemment, le produit final n’est jamais le même, d’autant que le boudin issu d’une ligne devient la plupart du temps la matière d’une autre ligne de production, une sorte de double, voire de triple ou de quadruple traitement.
Autrement dit, un boudin de la ligne A pourrait ensuite servir de matière à la ligne B, passer par la ligne D et finir dans la ligne C pour enfin sortir sous une forme qui ne laisserait pas deviner tout le processus de création. C’est, dans les faits, ce qui nous arrive quotidiennement: dans la vie humaine, tout est dans tout et réciproquement. A la théorie, de faire la part des choses entre ce qui relève de la ligne de production langage, de celle de la technique, du social ou de la valeur.
Comprendre, c’est analyser et synthétiser, découper en morceaux et mettre en rapports. Le boudin blanc est ainsi fait de viande blanche, de gras de porc ou de veau, de lait, d’œufs, de crème, de farine ou de mie de pain et d’épices, parfois de la truffe, le tout mixé et mis dans un boyau de porc. Au final, les gamins et les observateurs spontanés croient que ça pousse dans les arbres.
C’est un peu pareil avec les phénomènes humains: l’essentiel se passe dans notre cerveau et nous n’en constatons que la manifestation. Or il y a l’usine à boudin derrière tout ça, ses quatre lignes de productions dont je vous passe les détails et l’énumération de toutes les pièces des robots-outils: la théorie de la médiation et l’Anthropologie pour les Quiches sont faites pour ça.
Si on dressait la carte de l’usine, ça donnerait à peu près ça.
C’est moins psychédélique que cette carte-ci:
Ce qu’il est important de retenir, c’est qu’un même processus dialectique (abstraction structurale et réinvestissement synthétique) est à la manoeuvre dès que la rationalité s’exerce. Toute activité humaine fait intervenir ce process: on n’y coupe pas. L’humain redéfinit spontanément et sans arrêt la réalité dans laquelle il évolue. L’usine à boudin ne s’arrête jamais comme dans le film de Jacques Tati et jamais la réalité ne se livre comme telle.
Nous sommes prisonniers de notre humanité, ni absolument dedans ni totalement dehors, condamnés à nous abstraire de ce que nous aimerions appréhender directement et à réinvestir dans le concret ce que nous structurons dans notre tête.
L’humain est étranger au monde sans pouvoir cesser d’y appartenir: pire encore, il n’arrive pas à sortir de sa tête tout en ignorant qu’il y est coincé et que tout ce qu’il croit tenir n’est que le sable qu’il a dans les yeux.
Nous sommes ainsi contraints de faire le siège de l’usine à boudin en activité pour comprendre ce qui s’y passe alors même que nous sommes déjà à l’intérieur de l’enceinte par dessus laquelle nous cherchons à voir. Là où le premier schéma est erroné, c’est lorsqu’il semble montrer que quelque chose de fini sort de l’usine qu’on pourrait observer alors que le boudin est perpétuellement recyclé: par exemple, on n’observe pas l’Histoire brute puisque c’est nous qui la faisons.
Là où le second a raison, c’est que, dans ce kaléidoscope, on retrouve les mêmes motifs et que chaque quart renvoie aux trois autres. Rien ne se fige, tout est relatif et paradoxal, contre-intuitif et construit à l’insu de celui qui le fait. Comprendre l’humain, c’est accepter d’entrer dans un jeu de miroirs où on est à la fois le modèle et le reflet, la ligne de production et la caméra de surveillance. Contrairement aux apparences, rien n’est simple dans le boudin. On peut aussi continuer à croire qu’il pousse dans les arbres.
Tout le reste est littérature! A la revoyure!