P70 – Jumeaux, Météores et Bienveillantes

L’homophilie telle que nous l’avons définie ne pouvait que nous amenés à nous pencher sur la gémellité. Deux romans traitent plus particulièrement de l’homophilie gémellaire et je vais essayer de tirer du romanesque quelques pistes de réflexion. Comme dirait Todd, je me mets en mode séminaire et ce que je vais avancer n’est qu’une matière à retravailler.

Les troubles de la Personne : l’homophilie P70

Dans son roman, Les Météores, Michel Tournier ne traite pas uniquement de l’homosexualité mais il explore diverses facettes du couple et plus particulièrement du couple fusionnel. Un duo de jumeaux, de « frères-pareils » comme ils se définissent, en forme la paire antagonistique essentielle. Tournier fait dire à Paul qui détruira la relation amoureuse de son frère Jean avec une jeune fille en prenant sa place dans son lit, ni vu ni reconnu : « Quand on a connu l’intimité gémellaire, toute autre ne peut être ressentie que comme une promiscuité dégoûtante ». Les jumeaux sont donc homophiles mais pas homosexuels pratiquants. Très proches physiquement, ils n’en sont pas pour autant amants mais leur relation prend un caractère exclusif qui les conduira à un destin funeste.

Les frères Palindromes

La formule de Paul cadre avec la théorie de la médiation malgré son caractère paradoxal. Comme toute unité ontique ou corps social, l’intimité gémellaire se construit par discrimination, à ceci près que la partition n’intervient pas de la même façon entre les jumeaux et avec le reste de la multitude. S’ils sont des individus distincts et s’identifient comme tels sans totalement se fondre l’un dans l’autre, les jumeaux forment potentiellement l’unité la plus fusionnelle qui soit, hors cas pathologique bien entendu. Issus du même patrimoine génétique, ils partagent une histoire intra-utérine semblable et entretiennent de ce fait une convivialité hors-norme. Paul la valorise à l’extrême jusqu’à en exclure tous les autres humains, parents y compris. Contrairement à son frère-pareil, Paul va chercher à faire perdurer dans l’Histoire cette proximité qu’il mythifie au point d’éprouver du dégoût pour le partage de l’intimité avec un(e) autre que son frère. La promiscuité gémellaire semble lui être la seule supportable, tout autre relevant du bestial écoeurant. Par bestial, j’entends ici l’amour physique qui ne peut s’accomplir sans un retour d’une manière ou d’une autre à la promiscuité animale, qu’elle soit de l’ordre du frôlement ou de l’insémination. 

Paul et Jean Marais, et réciproquement

Telle que la décrit Tournier, la figure narcissique qui se dessine dans la gémellité est tellement parfaite que s’en devient troublant mais c’est un jeu littéraire sur le mythe dont l’auteur du « Roi des Aulnes » a le secret. Cependant ce rapprochement entre le couple de jumeau et la construction du moi interroge à juste titre: rejeter implicitement une promiscuité animale au profit d’une parité fraternelle, incestueuse sans l’être, suggère, plus que cela n’affirme, un processus dialectique subtil à l’oeuvre dans ce narcissisme. Le jumeau tel que Paul le conçoit s’extrait de la multitude et se singularise sans jamais pouvoir trouver mieux que sa propre réplique pour former un couple. Le dépassement dialectique du moment égotique ne s’accomplit pas totalement. Paul trouve dans son jumeau l’ingrédient nécessaire pour former une entité qui se suffit à elle-même. Nous postulons ici que l’homophilie participe de cette même tendance à l’entre-soi à des degrés divers. La gémellité n’en serait que l’exemple « naturel » extrême.

Hubert Guyard cite le roman de Tournier mais se réfère également à l’entretien que l’auteur a eu avec René Zazzo dans Le paradoxe des jumeaux. Et Guyard le fait dans la section « Un discours apologétique » de son exposé où il note que de nombreux textes écrits par des homosexuels sur leur propre condition constituent une « légitimation de l’homosexualité »: ces textes à caractère militant justifient en effet un mode de vie ségrégatif. 

Pourquoi diantre! avoir nommé les « Cocteau Twins » ainsi?

De son côté, Tournier met en garde son lecteur en lui rappelant que Les Météores sont avant tout un roman et que ce qui s’y dit sur l’homosexualité est le fait de personnages et non celui de l’auteur lui-même. Cela ne nous empêchera pas de trouver matière à réflexion dans les nombreuses pages où l’oncle des jumeaux, Alexandre, homosexuel assumé, dresse un tableau flatteur de la condition homosexuelle, des lignes qui tiennent du panégyrique militant.

Élitiste et crâneur, Alexandre est l’archétype du dandy qui s’encanaille volontiers et va draguer au sein des milieux populaires, lui qui appartient à la haute-bourgeoisie tout étant à la tête d’une entreprise d’assainissement des déchets, un boueux d’envergure en somme. Il jette son dévolu sur Daniel, un jeune homme d’extraction modeste qu’il va tenter de façonner à son image avant de le perdre dans une scène d’apocalypse, au milieu des rats. 

Adolescent, Alexandre a appartenu à un club d’escrime, cercle où se rassemblaient les jeunes gays de l’internat du collège du Thabor. Les Fleurets représentent aux yeux d’Alexandre une élite, « une caste murée de secret et hérissée de mépris ». Et de mépris, Alexandre n’en manque pas pour « la masse hétérosexuelle ». Il y a même quelques pages d’une férocité jouissive sur les pères et les mères de familles. Lors d’une conversation avec un ancien collégien Thomas devenu prêtre, l’auteur met en effet dans la bouche de l’oncle Alexandre, mais aussi de son ami, des propos particulièrement condescendants sur le « désert hétérosexuel » plein de pauvres bougres « attelés au lourd tombereau de la propagation de l’espèce », une masse dont il s’exclut avec autant d’énergie que de mépris. « Le père de famille exige absurdement des femmes qu’elles s’imposent les pires violences pour être minces et stériles comme les garçons, alors que leur indéracinable vocation maternelle les veut grasses et fécondes. » Alexandre et son ami, le père Thomas, déplorent la condition hétérosexuelle. « Le prolétaire, c’est le prolifique, attelé au lourd charriot de la perpétuation de l’espèce. » Par contraste, les homosexuels sont « des privilégiés bénis des dieux », parce que justement délivrés du joug de la procréation et de tous les soucis contraceptifs. Alexandre insiste à plusieurs reprises sur le rejet de la paternité (en tant que charge éducative) qui laisse la liberté aux homosexuels. « L’homosexuel songerait moins sans doute à accabler de dédain le père de famille au sexe et au travail domestiqués à des fins sociales si celui-ci ne nourrissait pas une haine envieuse à son égard. L’esclave secoue ses chaines à grand bruit et revendique les méthodes contraceptives, le droit à l’avortement, le divorce par simple consentement qui lui apporteraient, croit-il, l’amour ludique, gratuit et léger de l’éternel printemps homosexuel. Le père de famille exige absurdement des femmes qu’elles s’imposent les pires violences pour être minces et stériles comme les garçons, alors que leur indéracinable vocation maternelle les veut grasses et fécondes. Et tout en courant derrière un modèle homosexuel, il nourrit à l’égard des homosexuels la haine du chien enchainé à l’égard du loup libre et solitaire. » La valorisation de la condition gay est ici évidente et nous consacrerons plus tard un chapitre à la misogynie gay (effective ou pas). 

Pour en revenir à la conversation entre Alexandre et Thomas, nous dirons qu’ils ont tous les deux une haute conception de l’homosexualité, le fait qu’ils soient minoritaires les apparentant à la noblesse. Cette survalorisation prend des proportions quasi-paraphréniques et pose la question de savoir quel crédit accorder aux paroles d’un personnage de roman: faut-il leur octroyer un intérêt heuristique quelconque en espérant que Tournier, qui donne à ses romans un tour mythologique qui l’éloigne du psychologisme, n’aurait tout de même pas voulu leur faire dire n’importe quoi? Ou mettre cela sur le compte d’un délire partagé?

Toujours est-il qu’Alexandre plussoie donc la proposition de Guyard lorsqu’il énonce que l’homosexuel n’est pas tant celui qui se met en couple avec son pareil que celui qui rejette tout ce qui n’appartient pas à cet entre-soi, c’est à dire les hétérosexuels et tout particulièrement la femme, mais aussi leurs attributs et notamment la lourdeur asservissante de la génitalité. En y échappant, l’homosexuel se hisse au-dessus de la condition humaine lambda. Thomas, le prêtre, l’ami d’Alexandre, dit à ce propos : « Nous sommes les seigneurs de la vie. Si l’on classait les hommes existants selon leur génie inventif, on obtiendrait une vaste pyramide ayant à sa base la foule copieuse et stérile, et à son sommet les grands créateurs. Or je dis qu’à la base la proportion d’homosexuels serait voisine de 0%, mais qu’au sommet cette proportion avoisinerait les 100%. Il faut pourtant résister à la tentation de l’orgueil. Notre supériorité sur la masse hétérosexuelle n’est pas très méritoire. Le fardeau de la procréation écrase totalement les femmes, à moitié les hommes hétérosexuels. Légers et gais, comme des voyageurs sans bagages, nous sommes aux hétérosexuels ce qu’ils sont eux-mêmes aux femmes. » La créativité serait donc inversement proportionnelle à la fécondité. On laissera à Thomas la teneur de son propos. Ce qui nous intéresse c’est la forme que revêt la discrimination, le critère sur lequel elle prend pied et ce qu’elle écarte : les enfants empoisonnent l’existence de ceux qui les font et ceux qui échappent à ce handicap s’élèvent au-dessus du lot. J’emploie à dessein des mots crus sans le ton du point de vue des Fleurets, une manière de voir que Tournier prend bien soin de ne pas assumer et de laisser à la « responsabilité » de ses personnages.

On peut s’asseoir en tailleur ou sur son tailleur.

Sur le même principe, la gémellité ne peut accepter l’intrus dans le couple (ici masculin), cette autre qui briserait la perfection circulaire pour faire entrer à nouveau les corps dans le cycle de la procréation.

L’homophile rejette donc toute obligation naturelle de perpétuation de l’espèce. S’il est créateur, c’est sur un mode uniquement culturel. 

Son identité le tourne vers le partenaire à l’identique mais libéré des obligations de l’espèce, son génie créatif serait pleinement consacré à la production culturelle et à l’être, pour le coup vraiment débarrassé de son destin naturel: la reproduction. Le raffinement artistique et intellectuel ici attribué aux homosexuels s’opposerait à la trivialité de la mise au monde et de l’élevage des enfants laissés aux hétérosexuels. Cette discrimination qui nie la dimension uniquement sexuelle ou génitale corrobore de manière très radicale l’idée de Guyard selon laquelle l’homophile est dans une quête incessante du plus identique et que dans le même mouvement, il rejette les attributs liés à la filiation hétérosexuelle. Pour marginalisante qu’elle puisse être, la sélection homosexuelle est assumée: c’est une élection valorisante qui écarte les contingences physiques de la génitalité. L’Instituant se répercute ici sur l’Institué.

L’homophile serait donc en quête de l’identique et cet idem trouve son paroxysme dans la gémellité naturelle pour les frères-pareils mais également artificielle pour l’oncle Alexandre qui, profitant de son ascendant social sur son jeune amant Daniel va tenter de modeler son apparence: « Il faut que je songe à l’habiller. Ne fût-ce que pour mieux le déshabiller ensuite. Comment? Problème délicat, excitant, délicieux. la prudence, la paix, la sagesse, ce serait de le gommer, de l’effacer, d’en faire une ombre grise dissimulée derrière moi. J’y répugne. je répugne à l’affubler de vêtements d’un genre diamétralement opposé au mien. Je veux qu’il me ressemble, jusque dans mon « mauvais genre ». Daniel sera un dandy, comme moi. Comme moi? Pourquoi pas exactement comme moi? Ma copie conforme? Plus je caresse cette idée, plus elle me plait. » Voilà pour l’aspect vestimentaire, finalement assez classique.

– Tu captes quelque chose? Parce que là moi, j’ai rien qu’un peu de friture…

Mais Alexandre va plus loin dans ses rêveries : « Ainsi mon Daniel nu comme au jour de sa naissance, dénaîtra en se glissant dans mon grand lit. Et là, qu’est-ce qu’il trouvera? Moi, évidemment, tout aussi nu que lui.Nous nous enlacerons. La racaille hétéro imagine de nécessaires pénétrations, une mécanique orificielle héritée de ses fécondations. Tristes cloportes! Chez nous, tout est possible, rien n’est nécessaire. A l’opposé de vos amours prisonnières du gaufrier reproductif, les nôtres sont le champs de toutes les innovations, de toutes les inventions, de toutes les trouvailles. Nos pénis bandés et recourbés comme des lames de sabre se croisent, se heurtent, s’aiguisent l’un à l’autre. Est-il nécessaire de préciser que l’escrime que je pratique depuis mon adolescence n’a pas d’autre justification que d’évoquer ce dialogue viril? C’est l’équivalent de la danse hétérosexuelle. » Suit un parallélisme entre ébats homosexuels dans un grand lit et retour des jumeaux dans le cocon utérin. Et enfin: « Petit Daniel, quand dénaissant tu choiras dans mon sein, quand nous sabreront ensemble, quand nous nous connaitrons réciproquement avec la merveilleuse complicité que donne une prescience atavique, immémoriale et comme innée du sexe de l’autre – le contraire de l’enfer hétérosexuel où chacun est terra incognita pour l’autre – tu ne seras pas mon amant – mot grotesque qui pue le couple hétéro – , tu ne seras même pas mon jeune frère, tu seras moi-même, et c’est dans l’état d’équilibre aérien du couple identitaire  que nous voguerons à bord de notre grand vaisseau maternel, blanc et obscur. » Le danger est donc pour Alexandre l’exogamie sexuelle quand bien même il cherche les relations avec des jeunes hommes hétérosexuels de classe sociale inférieure à la sienne. Sa terra incognita, c’est un peu le gazon maudit de Balasko. Elle l’effraie parce que son fonctionnement lui échappe. Alexandre cherche son identique gémellaire parce qu’il sait comment ça marche. D’ailleurs il dit plus loin: « A la source de l’homosexualité il y a le narcissisme, et si ma main est si experte dans l’art de saisir et flatter le sexe d’autrui, c’est que dès ma plus petite enfance, elle s’est exercée à apprivoiser et à cajoler mon propre sexe. » Le grand mystère de la jouissance de l’autre trouve effectivement une parade dans l’homosexualité et pour le coup, elle est applicable aux hommes comme aux femmes.

Minimoi et Grozégo, hyperconnectés

Laissons cependant les questions d’affects et de jouissance de côté puisque nous faisons l’hypothèse qu’ils se greffent sur la question identitaire sans en être la substance. Par le refus de la pénétration, Alexandre rejète un attribut de la relation hétérosexuelle et une complémentarité organique. Le face à face amoureux devient alors un jeu de miroir. L’endogamie atteint son paroxysme: Alexandre est à la fois Narcisse et Pygmalion. Il façonne Daniel à son image (« étrange sosie », « fils-jumeau », « ma copie conforme ») pour pouvoir l’aimer. Le couple se forme dans l’identité et celle-ci fait l’objet d’un travail notamment vestimentaire puisqu’Alexandre a offert à Daniel un gilet à six goussets comme le sien (fait sur mesure) et un pantalon de nankin. « Je répugne à l’affubler de vêtements d’un genre diamétralement opposé au mien. Je veux qu’il me ressemble, jusque dans mon « mauvais genre ». Daniel sera un dandy comme moi. » Le destin en décidera autrement et chacun aura une mort tragique et prématurée. 

C’est à Paul que reviendra le dernier mot sur son oncle: « La communion gémellaire nous place tête bêche dans la position ovoïde qui fut celle du foetus double. Cette position manifeste notre détermination à ne pas nous engager dans la dialectique du temps et de la vie. A l’opposé, les amours sans-pareil -quelle que soit la position adoptée – mettent les partenaires dans l’attitude asymétriques et déséquilibrée du marcheur accomplissant un pas, le premier pas. A mi-chemin de ces deux pôles, le couple homosexuel s’efforce de former une cellule gémellaire, mais avec les éléments sans-pareil, c’est-à-dire en contrefaçon. Car l’homosexuel est un sans-pareil, il n’y a pas à le nier, et comme tel sa vocation est dialectique. mais il la refuse. Il rejette la Procréation, le devenir, la fécondité, le temps et leurs vicissitudes. Il cherche en gémissant le frère-pareil avec lequel il s’enfermera dans une étreinte sans fin. Il s’agit d’une usurpation de condition. L’homosexuel, c’est le Bourgeois Gentilhomme. Destiné au travail utilitaire et à la famille par sa naissance roturière, il revendique follement la vie ludique et désintéressée du gentilhomme. L’homosexuel est un comédien. C’est un sans-pareil qui a échappé à la voie stéréotypée tracée pour les besoins de la propagation de l’espèce, et qui joue les jumeaux. »

Dans Querelle de Brest, on n’est plus tout à fait dans la position
dite « tête bêche ».

Pour résumer la thèse de Paul, disons qu’il y a trois cas de figure: le premier est la paire gémellaire, sorte de yin yang hors du temps, recroquevillée sur elle-même, immanente et auto-suffisante, parfaite et chorale pour reprendre des termes de la théorie de la médiation. La deuxième est le couple hétéro pris dans le mouvement naturel de la reproduction de l’espèce et de l’expansion dialectique (mâle + femelle = petit), par conséquent déséquilibré parce qu’en devenir, que je serai tenté de rapprocher de la synallactique qui dépasse la contradiction des corps pour en donner un troisième. Cette dichotomie conduit Paul à définir l’homosexuel comme un humain naturellement voué à engendrer mais qui refuse sa condition naturelle de procréateur pour chercher son frère-pareil (les lesbiennes sont quelque peu écartées de cette théorie car elles n’échappent jamais totalement à leur statut naturel et reste des mères en puissance) et simuler avec lui une cellule gémellaire à laquelle il n’est pourtant pas destiné puisque comme le marron, il a muri seul dans sa bogue. Je ne résiste pas à l’envie de parler d’anallactique pour ce dernier cas de figure tant cette quête d’un âge d’or impossible me parait une hypothèse pertinente.

Querelle de Brest ou le narcissisme musclé

Bien sûr, Michel Tournier est un écrivain et non un chercheur en sociologie mais il corrobore à sa manière la thèse émise par Guyard d’un univers homosexuel ségrégatif. Pour Paul en tous cas, il n’y a pas en effet de mélange heureux des conditions. Ni les jumeaux ni les hétéros ne se posent de questions: ils ont chacun un destin tracé. En revanche, l’homosexuel est en perpétuel porte à faux puisqu’il cherche à rejoindre une condition gémellaire qui ne peut être la sienne. C’est là, me semble-t-il, une présentation, et si l’on veut bien me passer cette anglicisme québécois, surprenamment juste pour ce qui est de son caractère #autolytique. L’homosexuel, l’homophile devrais-je plutôt dire, va constamment avoir à rechercher une communion qui sera perpétuellement à renouveler ou à entériner, et qui va tendre vers toujours plus de complicité et corrélativement  vers toujours plus de ségrégation. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’image du comédien, condamné à surjouer pour s’écarter toujours plus du naturel hétérosexuel vers une intimité jamais suffisante puisque le statut de frère-pareil lui est par nature un point de fuite, autrement dit l’intimité définitive lui est impossible.

Stéphane Bern heureux en couple et toujours raccord avec la déco. Le modèle que nous proposons souffre d’un certain nombre d’entorses qu’il y aura à retravailler.

Guyard est assez bref sur cette question de l’autolyse homophile: « b. Une discrimination toujours à refaire. La discrimination est un processus, une dynamique implicite de répulsion. L’hypothèse d’un trouble autolytique nous conduit à envisager une discrimination agissante, ne cessant de réprimer toujours davantage la promiscuité. À quoi peut correspondre cette instabilité de l’intimité ? » Plus loin, Guyard évoque la drague de l’homosexuel comme « une jouissance où chacun renonce à s’attacher ». La rencontre est furtive, sans préliminaire ni postface. Elle n’interrompt que très momentanément l’autonomie quasi érémitique de certains homosexuels auxquels la vie en couple ne convient justement pas, au-delà même de la prohibition sociale dont il pourrait être victime.

Il y a d’ailleurs là un paradoxe qui réclamera des éclaircissements. Selon Guyard, les gays auraient une réputation d’hypersociabilité, de convivialité et d’hospitalité, pas seulement pour les autres homosexuels, mais d’une manière générale. Ce qui entre en contradiction avec l’autonomie toujours reconduite dont nous parlions. A moins que la facilité mondaine ne soit qu’apparente et superficielle, alors qu’en profondeur, la répression permanente de la promiscuité qui est la caractéristique de l’homophilie l’oblige à la la solitude. J’ai évité le terme « condamne » pour ne surtout pas donner une nuance punitive à mon propos. Entre l’étreinte passagère et les mondanités sans engagement, il pourrait y avoir une même tendance incoercible au célibat.

Le moine par qui les sandales arrivent…

Une recherche sur le monachisme s’imposerait et je ne résiste pas à vous révéler que « moine » qui donne « moniale » au féminin vient du grec monos qui signifie  solitaire ou célibataire. Et je constate avec intérêt qu’au sein du monastère et du couvent (qui lui vient au contraire de conventus qui veut dire réunion, assemblée), on vit en communauté mais en cellule, célibataire mais en fratrie religieuse, que la règle monacale impose la chasteté du cénobite, ultime stade du rejet de la promiscuité avant l’extrême solitude de l’anachorète, et qu’on s’y nomme frère et soeur, ce qui nous renvoie à nos jumeaux et constituera également une transition vers Les Bienveillantes de Jonathan Littell. 

Je l’ai déjà signalé au chapitre précédent l’une des qualités du gros roman de Littell est de superposer trois couches d’homophilie. L’inceste gémellaire, l’homosexualité et l’idéologie raciale nazie. 

Officier SS, le narrateur Maximilian Aue a une soeur jumelle Una avec qui il a eu des rapports sexuels dont sont probablement nés des jumeaux Tristan et Orlando. Max nourrit pour sa soeur jumelle un amour obsessionnel et délirant mais plus réciproque. C’est le premier cercle de l’homophilie de Max pour qui l’inceste n’est nullement monstrueux, bien au contraire: dans le chapitre intitulé « Air » vers la fin du roman, Max livre longuement son obsession sexuelle pour sa soeur dans des rêves pornographiques sous l’emprise de l’alcool. Celle-ci a tourné la page de l’adolescence incestueuse et s’est mariée, ce que Max juge comme une trahison, d’autant qu’il reste profondément épris de sa soeur  mais en dehors d’elle, il manque de désir pour le corps féminin alors que des occasions lui sont plusieurs fois offertes. Max est en effet homosexuel. « Ce que je viens d’écrire est vrai, mais il est aussi vrai que j’ai aimé une femme, une seule, mais plus que tout au monde. Or celle-là justement, c’était celle qui m’était interdite. Il est fort concevable qu’en rêvant d’être une femme, en me rêvant un corps de femme, je la cherchais encore, je voulais me rapprocher d’elle, je voulais être comme elle, je voulais être elle. C’est tout à fait plausible, même si ça ne change rien. Les types avec qui j’ai couché, je n’en ai jamais aimé un seul, je me suis servi d’eux, de leurs corps, c’est tout. Elle, son amour aurait suffi à ma vie. Ne vous moquez pas: cet amour, c’est sans doute la seule chose bonne que j’ai faite. »

Quand votre soeur jumelle se prénomme Una, ça n’aide pas.

Dans l’Allemagne nazie, l’homosexualité est un crime et la Gestapo surveille les suspects. Cependant Max connait les lieux de drague. « A l’Université, j’avais eu une ou deux relations discrètes par force et de toute façon brèves; mais je préférais les amants prolétaires, je n’aimais pas causer. » Suit l’évocation d’un coït furtif debout d’une virilité assez brutale comme le seront les autres rapports sexuels racontés (hormis ceux avec sa soeur) au cours du roman. Le rôle passif de Max dépourvu de tendresse ou même de mots est en parfait contraste avec ses amours fantasmées ou pas avec sa soeur. Celle-ci lui étant interdite et de toute façon pas disposée à poursuivre leurs relations intimes, Max rejète tout contact avec le corps féminin mais aussi la tendresse qui lui était associée pour ne plus avoir que des rapports sexuels passagers sans lendemain avec des partenaires pénétrants. « L’amour « entre-soi » va donc dépendre de ce qui se trouve attribué à ceux dont on se sépare. Si, par exemple, l’homme attribue au sexe opposé l’exclusivité de la tendresse, alors il ne pourra qu’installer entre lui et son partenaire un amour « viril », sans tendresse apparente », écrit Guyard qui suggère que l’homosexuel porte en lui le négatif de ce dont il s’émancipe. Ce n’est pas simplement un partenaire naturel qui est repoussé mais également les attributs de sa condition. Alors qu’il se voudrait amoureux, tendre et pénétrant avec sa soeur, Max privilégie la sodomie passive, brute et sans l’ombre d’un sentiment.

Dernière strate de la lecture des Bienveillantes: l’antisémitisme et son corollaire l’aryanisme. Max n’est pas un sadique zélé ni un idéologue racial. Mais en tant qu’officier SS, l’extermination des ennemis de la pureté de la race fait partie de sa mission. Il l’accomplit avec d’autant plus de répugnance qu’il juge contreproductif le massacre des Juifs en ce qu’il représente une perte de main d’oeuvre: « C’est le gaspillage, la pure perte. C’est tout. Et donc ça ne peut avoir qu’un sens : celui d’un sacrifice définitif, qui nous lie définitivement, nous empêche une fois pour toutes de revenir en arrière. […] Avec ça, on sort du monde du pari, plus de marche arrière possible. L’Endsieg ou la mort. Toi et moi, nous tous, nous sommes liés maintenant, liés à l’issue de cette guerre, par des actes commis en commun. » Le meurtre, c’est à dire la ségrégation radicale et définitive, scelle la complicité de ses auteurs. A grande échelle, la solution finale devait souder le Volk (peuple nordique) en le débarrassant du danger du métissage, une arme particulièrement sournoise et efficace, dixit Hitler lui-même, pour nuire au peuple allemand qui s’est naïvement laissé prendre au piège au fil des siècles.

Tout le roman, comme l’a été l’idéologie nazie, est traversé par cette obsession de la pureté de la race supérieure mais également par l’inextricable lien entre Juifs et Allemands. « Toutes nos grandes idées viennent des Juifs. Nous devons avoir la lucidité de le reconnaître », reconnait justement MandelBrod, un dignitaire nazi pour qui les bases de la mythologie völkisch (terre promise, peuple élu et pureté du sang) sont ni plus ni moins empruntées à la religion judaïque. Les nazis se sont d’ailleurs bien gardés de le préciser pour insister sur leur rejet de l’homo economicus capitaliste, fourbe, individualiste et cupide au physique sémite, sale, malsain et ingrat. Ils ont construit en face le mythe de l’aryen blond, sportif et fort, franc et sans arrière-pensée, avec le sens de la soumission, du devoir et du sacrifice pour le collectif. De manière plus surprenante et toujours par esprit de contraste, le bon nazi ne se distingue pas par son intelligence ou sa finesse d’esprit: l’avant-garde artistique et l’élite intellectuelle seront d’ailleurs souvent fustigées et considérées comme dégénérées (parce que souvent d’origine juive) par le régime un peu rustaud et primitif notamment en comparaison de l’effervescence berlinoise de la République de Weimar. 

Iosu et Julen Martínez Garrido: « Nous croyons que dans un cœur, il y a de la place pour de nombreux amours et de nombreux types d’amours différents. » Nous les retrouverons dans un prochain chapitre, c’est promis!

Pour que la ségrégation opère bien, il est préférable de forcer sur les contrastes. C’est la tendance d’Alexandre, l’oncle des Météores, qui noircit le tableau hétérosexuel pour valoriser la noblesse des Fleurets. La propagande nazie a usé de la même manière de faire envers les Juifs dont elle dresse un portrait monstrueux et caricatural. La ligne de démarcation étant bien nette avec des critères bien définis, le peuple allemand peut ainsi se développer sur un territoire débarrassé des indésirables, au sein d’une race purifiée, en théorie bien évidemment et un passage des Bienveillantes relate l’invalidité de ces critères dans une région de brassage ethnique comme le Caucase. 

A noter en passant toujours que l’homosexualité dissimulée de Max se heurte à la politique nataliste forcenée du Reich en guerre. Si Hitler n’apparait pas obsédée par la question gay, elle met en revanche Himmler dans une rage meurtrière entre autres raisons parce qu’elle contrecarre son plan démographique: la sexualité nazie se devait avant tout d’avoir une fonction reproductrice au service du Volk et de son expansion. En la refusant, les gays se mettaient hors la loi, une loi naturelle de domination numérique.

A la fin de la guerre, Max ira se refaire ailleurs…

De très nombreux mouvements identitaires fonctionnent sur la superposition entre espace circonscrit et unité de peuplement: Lebensraum pangermaniste ou expansion sioniste, ghetto juif ou Little Italy, bar gay ou jockey club, cour des miracles ou quartier chic. En sont exclus ceux qui ne répondent pas aux critères et à l’intérieur du cercle, se choisit le partenaire possible. Dans cette optique homophile, l’approbation de la communauté en dépend. Certains clubs gays encouragent par leur agencement des relations sexuelles furtives: s’il échappe à la promiscuité animale du troupeau qui pousse mâles et femelles à se côtoyer et à s’accoupler, l’homosexuel va parfois rechercher une proximité sélective dans des lieux de rencontre dédiés à moitié clandestins où les partenaires occasionnels et déterminés sont disponibles pour des rapports quasi anonymes et brefs comme le Kleist-Kasino ou Silhouette, ou encore certains endroits du Tiergarten du centre de Berlin (où d’ailleurs un mémorial a été dressé en souvenir des homosexuels persécutés par les Nazis), des lieux évoqués dans Les Bienveillantes.  

Hugo Ferdinand Boss a notamment dessiné les uniformes SS.

J’ai déjà attiré l’attention sur l’importance de l’uniforme ou du vêtement traditionnel dans l’homophilie qu’elle agisse au niveau du couple ou d’un corps social beaucoup plus vaste. Cela constitue à la fois un élément d’identification et de reconnaissance mais aussi une marque extérieure de collusion (sans préjudice pour un tiers sinon son exclusion visible) entre complices, un prolongement vestimentaire du partenariat ou éventuellement un indice. En dehors des uniformes et des insignes, l’obsession classificatoire des nazis s’est traduite par un marquage visuelle des populations ostracisées puis déportées (étoile jaune, triangle rose, noir ou rouge…). Discrimination obsessionnelle d’un côté, homophilie eugénique de l’autre. 

Pour conclure ce chapitre qui n’en finit plus, je dirai que les romans de Tournier et Littell n’illustrent qu’en partie la thèse homophile. Il y a en effet une part de donjuanisme chez Alexandre, chasseur d’hétéros, et également dans l’aventure criméenne de Max, que j’ai passée sous silence. Cependant chacun de ces personnages romanesques présente néanmoins des caractéristiques essentielles. La jouissance libidinale n’apparait pas comme la motivation première de leur quête endogame d’un partenaire. Autrement dit, ce ne sont pas des obsédés sexuels que leurs besoins envahissants contraindraient à un partenaire consentant. Max est au contraire perdu dans une quête impossible vers la partenaire inatteignable. Franchie pendant un temps troublé de l’adolescence des jumeaux, la partition incestuelle reprend son pouvoir et Una se refuse à son frère qui cherche à retrouver cette communion dans l’homosexualité. Est-ce là un cas de figure totalement Littellien? C’est fort possible mais il faudrait faire des recherches à ce sujet. 

En revanche, le personnage d’Alexandre est plus classique dans sa démarche de dandy séducteur de garçons. Il a un côté Palamède de Guermantes, baron de Charlus, chez Alexandre, le versant masochiste en moins. A moins qu’Oscar Wilde…

– Des questions peut-être?

Pour finir sur une pirouette, revenons sur un paradoxe. Les adages « qui se ressemble s’assemble » et « les opposés s’attirent » ne sont contradictoires qu’en apparence: les deux constats ne se font pas en effet au même moment dialectique de la Personne. Si dans l’Instituant, l’autre est identifié ce qui rapproche les mêmes et en fait des complices, au cours du réinvestissement conjoncturel, l’hétérosexualité et l’exogamie est largement plébiscitée par la communauté. Il y a ben évidemment des contre-exemples mais les nécessités naturelles pèsent sur les institutions qui elles-mêmes façonnent l’individu notamment dans le choix de ses partenaires. C’est ainsi qu’il y a une majorité d’hétéros dans l’immense majorité des sociétés (amazones exceptées), que la réprobation de l’inceste est très forte dans toutes les communautés (pharaons exceptés) et que l’attirance pour le ou la partenaire exotique est un phénomène répandu. Bref, si on grandit en famille et dans un milieu donné, on se met plus souvent en couple avec l’autre sexe, au-delà des cousineries (entre cousinades et coucheries) et du quartier. Pour ce qui est des classes sociales et des ethnies, c’est une autre affaire qui va de la crispation identitaire au métissage cosmopolite, le premier correspondant à un repli sur une position instituante, le second à une ouverture sur l’opportunité historique.

Tout cela fait beaucoup de littérature. A la revoyure !

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