O7 – Le ministère du réinvestissement productif présente…

Plus encore que pour le Signe, il est difficile en ergologie de ne pas voir l’ustensile derrière l’Outil. Nous allons donc aborder le versant opératoire de la dialectique technique. Le terme industrie qui signifie à la base activité désigne donc cette phase où l’humain tente de faire coïncider l’inefficience de l’Outil avec l’efficacité de l’ouvrage à laquelle l’homme est plus ou moins contraint.

le plan de l’outil O7 

En tant qu’analyse, l’Outil ne donne aucun résultat tangible. Autant l’instrument est d’une effectivité directe (ça existe tant que ça marche et ça cesse d’exister dès que ça ne marche plus!), autant l’instance technique nous laisse en non-activité, ce qui est un autre terme pour dire inefficacité. A ce stade de la dialectique, nous ne serions que des contemplatifs devant des notices de meubles en kit à envisager des modes d’emploi pour des lave-linge virtuels.

Mais nous passons continuellement la porte qui sépare le bureau d’études de l’atelier tantôt pour réinvestir ce qu’on analyse tantôt pour se décoller de l’établi car tout ce qu’on fabrique ne colle jamais totalement, non pas que ça foire systématiquement mais parce que le produit n’adhère jamais complètement à la tâche. Au Cluedo, l’arme du crime peut être une clef anglaise ou un chandelier et rien ne vous empêche de manifester avec une casserole. Les moines Shaolin détournèrent les outils des travaux des champs pour en faire des armes: le tonfa une arme de bois qui s’utilise par paire et qui servait, à l’origine, à tourner les meules pour moudre les céréales est devenu la matraque du CRS. Le produit peut toujours servir à autre chose qu’à ce pour quoi il a été conçu et aussi bien conçu soit-il, le 0 défaut n’existe pas. 

« S’il existe au moins deux façons de faire quelque chose et qu’au moins l’une de ces façons peut entraîner une catastrophe, il se trouvera forcément quelqu’un quelque part pour emprunter cette voie. »

Edward Aloysius Murphy Jr. était ingénieur.

Je vous rappelle au passage qu’on ne crée pas toujours ce qu’on exploite, et même de moins en moins. On est plus souvent usager qu’ingénieur mais rien en vous empêche de tricoter vos moufles ou de programmer vos automates. Les littéraires sont pour la plupart de grands lecteurs alors que le moindre morveux avec son portable est un scribe compulsif. Les uns ne sont pas plus ou moins passifs que les autres: l’activité est différente, c’est tout. En enfilant un pull, on n’est pas moins technicien que l’inventeur des aiguilles à tricoter.

La performance industrielle (même s’il s’agit d’un prototype) s’appelle aussi la production et l’ouvrage désigne la chose à faire comme le message était la chose à dire. Le moment de réinvestissement s’appelle la mécanique (c’était à prévoir!) et la téléotique selon que l’on traite du moyen ou de la finalité.

Le Matériau (solidité, friabilité, pouvoir isolant) se réalise dans la matière utile (fer, craie ou polystyrène) pour la chose à faire. La friabilité du polystyrène, la fragilité de la craie et l’oxydabilité du fer sont des propriétés qui ne sont pas fréquemment retenues comme utiles. On peut même les considérer comme des inconvénients en situation. Mais le polystyrène s’effrite pour faire de la neige artificielle, la craie est un projectile offensif lorsque le prof impuissant cherche à capter l’attention et l’oxyde de fer peut servir de pigment. Le Matériau représente donc un potentiel qui s’actualise par choix en situation. Si le bois est solide, combustible, isolant, débitable, on ne retient que sa solidité et le fait que ça soit un isolant assez facile à couper pour s’en servir à la construction d’un chalet. Sa combustibilité n’est pas retenue. On essaiera même de l’ignifuger pour ne pas que l’isba parte en fumée.

Rappelez-vous que le matériau est polyhylique (un même matériau se réalise en diverses matières). A contrario, l’identité mécanique, la Matière, est polyergique: plusieurs Matériaux se réalisent en une même matière. Le papier, par exemple, est absorbant, pliable, souple, combustible et translucide. Lors de son utilisation, on sélectionne les Matériaux adéquats mais d’autres produisent parfois un effet indésirable. Pour remplacer un carreau cassé, le papier est facile à couper à la bonne taille et laisse passer la lumière mais il n’est pas transparent et se fragilise au contact de l’eau de pluie. Son efficacité en sera réduite d’autant, à moins qu’on ne se décide à le huiler comme le faisaient les canuts ou à abriter la fenêtre avec un auvent.

Dans l’Ustensile convergent plusieurs Engins comme plusieurs phonèmes s’actualisent dans la syllabe, c’est à dire que dans un objet unique se concentrent plusieurs programmes. La lame du couteau est un pour-couper, un pour-tartiner, un pour-piquer, un pour-gratter, un pour-visser, un pour-faire-levier. Le manche est un pour-tenir, un pour-tourner, un pour-tirer, un pour-taper. Quand je l’utilise pour vérifier la cuisson d’une pomme de terre, le couteau ne garde que le pour-tenir et le pour-piquer. On parle d’hylotomie de l’Ustensile pour dire que dans l’unité mécanique, en l’occurrence le couteau, convergent plusieurs Engins. 

Le tournevis intègre de la préhensibilité (pour la prise et la rotation), de la longueur (pour l’accès à la vis, pour le maintien avec l’autre main et pour l’effet levier), de la solidité et de la finesse au bout: le tournevis est un ainsi un pour-visser, un pour-dévisser, un pour-ouvrir (pot de peinture, porte, démonte-pneu), un pour-touiller ou un pour-tailler (comme un ciseau). A chacune de des utilisations, l’Engin permet de varier sensiblement l’usage de l’ustensile.

A l’opposé de la polytropie de la tâche (gratter peut servir à enlever une couche de givre ou des poils, à allumer un allumette, rectifier un dessin, obtenir de la poudre ou jouer au Millionnaire), se trouve la synergie de l’Opération: pour assembler, on peut coller, souder, coudre ou emboiter, voir même tirer dans le cas de la fermeture éclair. Attention à ne pas confondre avec la définition habituelle pour laquelle la synergie est un type de phénomène par lequel plusieurs facteurs agissant en commun ensemble créent un effet global, ce que la théorie de la médiation (Le Guennec en tous cas) appelle la périplasie.

Suivant le dispositif, la loupe va permettre de voir, d’allumer un feu ou de torturer. Et pour la torture, l’homme n’a jamais manqué d’imagination pour trouver des moyens, de la baignoire à la gégène en passant par l’arsenal de l’inquisition. Les tâches sont variées mais l’identité téléotique est la même: faire souffrir sans tuer.

Pour écrire un mot, on peut faire se déplacer un crayon sur une feuille, jouer du talon sur la grève de sable, découper des moitiés de pomme de terre pour faire des tampons, taper avec un marteau sur un burin, assembler des lettres comme au scrabble ou tapoter sur un clavier pour faire apparaitre des lettres sur un écran. C’est une même opération (écrire) qui correspond à une variété de tâches et donc de dispositifs (Matériaux et Engins). Dans la sophistication plus ou moindre, on observe également qu’il y a plus ou moins de matériel impliqué, plus ou moins de machines. C’est plus simple d’écrire avec son doigt dans la buée d’une vitre de voiture que de demander à la patrouille de France d’écrire joyeux anniversaire dans le ciel.

Dans l’informatique, un Appareillage unique fait converger une complexité de Machines que vient prolonger l’expansion industrielle. L’interconnexion des appareils informatiques et des automates qui composent les lignes de production a atteint un degré de développement élevé. Mais le principe de la division du travail existait déjà dans les fabriques et les manufactures d’antan.

Le plat cuisiné résulte du même processus mais la matière initiale et la fin sont très différentes de celles de l’industrie lourde ou de la plasturgie. La cuisine réclame néanmoins l’intégralité des facultés que nous avons mis en lumière: pas uniquement dans la fabrication de l’ustensile mais dans son utilisation et dans la transformation des aliments des produits de la Terre qui sont eux-mêmes déjà acculturés.

La conduite d’un vélo nécessite que plusieurs Machines de tâches soient effectuées simultanément: pédaler (appuyer sur la pédale droite, ramener le pied gauche, appuyer sur la pédale gauche, ramener le pied droit), tenir le guidon (tenir les poignées, diriger), regarder devant soi, passer les vitesses (saisir la molette, la tourner). La plériplasie est la capacité de cumuler les Machines dans lesquelles les tâches se combinent) dans le cadre d’un Appareillage unique: conduire un vélo, une moto ou une voiture implique des manoeuvres simultanées. ce n’est pas exactement faire plusieurs choses à la fois puisque c’est un seul Appareillage qui est en jeu. On pourrait imaginer que le cycliste manipule son smartphone pour consulter son GPS et dans ce cas-là, nous serions dans une expansion industrielle parce que l’Opération conduite est en quelque sorte subordonnée à l’Opération GPS: sans savoir où l’on va, il est inutile de pédaler.

Dernier volet de ce chapitre qui commencent à être long: le champ industriel. La théorie de la médiation manque un petit peu de ressort lexicologique sur ce coup-là et s’en remet à une terminologie qui relève de la sémantique. Mais peu importe! Le champ est le reclassement des Ustensiles et des Appareillages en une arborescence qui va du plus basique au plus élaboré, du silex taillé aux nanotechnologies. Cela nous permet surtout d’établir des similarités. Pour faire bref, on évitera de se demander si on est dans la téléotique ou la mécanique. Dans leur rapport à l’énergie, le moulin à eau croise le bateau à aube qui s’inscrivent sous la roue, l’éolienne et la turbine sont l’inverse du ventilateur et de la torpille qui sont tous inclus dans l’hélice. Dans le champ, s’établissent des passerelles que l’esprit bricoleur met constamment à profit pour pallier la pénurie de matière.

Je raconte souvent l’histoire du motard qui rentrait d’Asie via la Turquie tombe en panne mécanique dans un petit village à 100 km à l’est d’Ankara. Impossible de communiquer avec le mécanicien à qui il abandonne néanmoins sa bécane pour aller dormir à l’hôtel du patelin. Il revient le lendemain. Sa moto a l’air prête. Le mécano lui montre la pièce usée et lui vend simplement deux bidons d’huile en lui faisant comprendre qu’il ne faut surtout pas hésiter à en remettre. De fait, la bécane consomme pas mal d’huile mais le biker traverse l’Europe à vitesse réduite sans encombre. Arrivé en France, il dépose sa machine chez un mécanicien agréé. Celui-ci démonte l’engin et découvre avec stupeur que la réparation s’est faite avec une pièce en bois, taillée à l’identique. Elle n’aurait sans doute pas tenu tellement plus longtemps mais son obsolescence était programmée et assumée: l’efficacité était donc maximale.

Tout le reste est littérature! A la revoyure!

Et pour ne rien oublier!

Voici un tableau récapitulatif de tous les termes que nous avons présentés dans ce chapitre. Merci à Christophe Jarry qui s’est lui-même inspiré d’Alain Le Guennec qui s’est lui-même inspiré de Jean Gagnepain. La chaine est sans fin. L’intérêt n’est pas tant de savoir jusqu’où elle remonte mais bien plutôt de l’empêcher de s’arrêter. Le tableau en lui-même, tout comme ce chapitre d’ailleurs, est un peu indigeste, je le conçois, mais on aura l’occasion d’y faire référence dans les années à venir.

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