O8 – Quand l’ouvrier a le bras long

Ce petit chapitre n’apportera pas de nouveau concept mais il insistera sur le décalage qui existe entre le corps et l’Outil. Nous passons notre temps à nous passer de notre corps. En voiture!

le plan de l’outil O8

Comme nous ne sommes pas à un paradoxe près, commençons par rappeler que le corps est la première matière que nous instrumentons. Applaudir, c’est faire claquer ses mains pour signifier son admiration et son contentement sans avoir à parler. Mais l’applaudissement s’apprend et se perfectionne: il y a une technique pour cela (les Français sont nuls, les Andalous brillants) comme il y a des méthodes pour claquer des doigts, pour siffler (se signaler de loin), pour parler fort (les mains en porte-voix) ou pour chanter en utilisant ses cavités comme des caisses de résonances. On reviendra plus tard sur le langage des signes qui relève de l’écriture contrairement aux percussions corporelles qui sont pure technique. Le corps est #instrument parce qu’il retrouve sa nature dès l’action terminée contrairement à l’objet qui garde sa fonction même au repos.

Mais avec l’Outil, le corps va beaucoup plus loin sans jamais pouvoir totalement se passer d’un rapport matériel avec l’appareil. La commande à distance vocale, et maintenant oculaire, et peut-être bientôt via les « ondes cérébrales », progresse sans qu’on en soit encore à la télépathie. Le geste qui déclenche la production est de plus en plus souvent très éloigné du résultat. Entre le modelage et le tournage (utilisation du tour), la technique du potier avait déjà considérablement évolué il y a déjà plus de …. 6000 ans: la médiation du tour fut une révolution (jeu de mots laid) et l’écart entre les deux façons n’est pas dû à une simple progression mais bien à une nouvelle manière d’envisager la fabrication: faire tourner pour monter le bord d’un vase est contre-intuitif et peut faire l’effet d’un tour de magie (deuxième jeu de mots laid). 

La touche du piano comme le clavier de la machine à écrire et la pédale de grosse caisse transforme le mouvement mais on saisit encore la relation physique entre l’action et l’effet, tout comme la poulie qui facilite le tirage mais n’en change pas le principe. L’engrenage et le vilebrequin y mettent une distance supplémentaire dans le rapport de forces et le mouvement. L’introduction de l’électricité dans la technologie modifie radicalement l’interface clavier-effet. Notre environnement est truffé de touches en tous genres: bitoniau, interrupteurs, bouton-pression, contacteur, switch, commutateur, souris… Entre la tâche (pousser) et l’Opération (allumer, éteindre, écrire, expédier, téléphoner, raccrocher, jouer, sonner, ouvrir, fermer, accepter, refuser…), la relation est paradoxale et vous remarquerez que vous faites parfois le même geste pour une Opération et son contraire (écrire et effacer à l’ordinateur selon les touches).

Dans 2001, l’Odyssée de l’Espace, les australopithèques découvraient l’instrument grâce au fémur de boeuf. Il prolongeait momentanément le bras et en décuplait la force et la solidité. Mais laustralopithèque ne le transformait pas. L’instrument ne peut devenir culturel que par une transformation. Et pour qu’il y ait transformation, il faut une analyse technique. Une analyse en Matériaux pour pouvoir sélectionner la qualité de la matière en fonction de la fin recherchée et une analyse en tâches pour déterminer ce qu’il y a à faire. Bref tout ce qu’on a vu dans les chapitres précédents car le premier silex taillé mettait en oeuvre toutes les facultés techniques de l’humain.

L’Outil dispense en ce sens qu’il permet de ne pas faire. Le racloir permet de ne pas se tuer les ongles à gratter. Le couteau remplace avantageusement les canines. Le feu qui cuit épargne la mastication, celui qui réchauffe évite de s’activer pour ne pas mourir de froid, celui qui protège éloigne les prédateurs sans qu’on ait à garder l’oeil ouvert et celui qui éclaire donne à voir dans le noir sans courir après le soleil.

L’avion permet de voyager vite, loin et assis. Le téléphone augmente la portée de ma voix. Le disque me permet d’avoir un orchestre philharmonique dans ma chambre. Le vêtement est une seconde peau qui me colle au corps sans que je me fatigue à la porter. Le dictaphone économise ma mémoire. Le livre produit du silence et les bibliothèques, c’est de la voix surgelée. La montre me dispense de compter les secondes. Le fenwick fait de moi un surhomme.

Le missile m’évite de courir après ma victime, de la sentir défaillir entre mes mains, de faire connaissance un temps soit peu ou même de la voir mourir.  L’ordinateur me dispense souvent de penser, calcule à ma place, fait fructifier mon argent, modélise mes projets, rectifie mes tremblements, s’occupe de mes voyages, répercute ma demande à la vitesse de la lumière, corrige mes erreurs, amplifie mon imagination sans pouvoir la remplacer, m’aide à concrétiser mes rêves, gère une partie de ma vie. Mais je reste responsable: personne ne clique à ma place. Et si le robot devient tueur, c’est bien parce qu’on lui aura délégué la responsabilité de l’homicide.

On n’a donc aucune crainte à avoir de l’Outil en lui-même. Il ne fait qu’intensifier et multiplier ce que nous sommes. C’est de la citoyenneté et de la licence qu’il faudra plutôt s’inquiéter.

Tout le reste est littérature ! A la revoyure ! 

Pour aller plus loin:

Au tout début du XIXème siècle, Joseph Marie Jacquard a mis au point un métier à tisser mécanique programmable qu’on considère parfois comme l’ancêtre du robot. Jacquard a travaillé sur ce projet afin de limiter le travail des enfants, qui étaient souvent employés comme aides par leurs parents tisseurs. Mais il a regretté toute sa vie les conséquences sociales de son invention. En effet, les enfants ont dû chercher du travail ailleurs, dans des usines où les conditions étaient encore plus difficiles et où ils étaient séparés de leurs parents.

A Lyon, les canuts, maitres artisans tisserands de la soie, sont allés jusqu’à casser les machines lors de révolte car ils accusaient l’automatisation de leur voler le travail. On le voit le débat ne date pas d’hier. Mais le problème n’a été qu’exacerbé par la technique et l’augmentation du rendement. Il résidait en effet dans la volonté des soyeux (400 négociants banquiers qui commandaient et finançaient la fabrication des pièces et en assuraient la commercialisation) qui faisaient jouer la concurrence entre les 8000 canuts et les 30 000 compagnons-ouvriers sans compter les femmes et les apprentis. Les très importantes fluctuations de la demande ont entrainé des périodes de moindre activité et des chutes de revenus conséquentes (en 1831, on gagnait deux fois moins que sous l’Empire).

La mécanisation n’est pas en cause mais bien plutôt la volonté de garantir le profit des donneurs d’ordres qu’on appelle aujourd’hui les actionnaires, voire d’augmenter leurs marges bénéficiaires. La technique réduit l’effort humain en le reportant sur la machine qui focalise souvent le sentiment d’injustice et la colère de ceux que les choix des employeurs dépossèdent de leur travail. Le travail à la chaine a eu le même effet. Les dirigeants ont ensuite beau jeu d’incriminer la concurrence et le marché: le profit n’est jamais remis en cause. L’Outil procure statutairement du loisir. L’amélioration de son efficacité réduit d’autant l’intervention humaine sans jamais totalement la remplacer. Reste à permettre au travailleur de tirer profit de ce temps libéré.

https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volte_des_canuts

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