P7 – Prise, dette, don et contre-don

L’Instituant gère les différents cercles d’appartenance et d’intimité. Sur la face de l’Institué, il va être question de dette et de don, de responsabilité et d’obligation. Le lien avec l’autre fait ici place à la relation avec autrui, l’un n’allant pas sans l’autre dans le phénomène où tout se mélange.

le plan de la Personne P7

Les mammifères établissent un rapport de dépendance du petit envers son ou ses parents et d’emprise de ces derniers sur leur progéniture, obligée d’un côté, bienveillante de l’autre mais c’est néanmoins un rapport de domination et de soumission. L’emprise est plus ou moins forte et le spectre de la violence va de l’indifférence à la persécution selon que le parent soit absent ou castrateur.

A l’adolescence, vous l’avez sûrement constaté quand vous êtes passé par là, le sujet émerge à un autre type de relation et conteste l’autorité parentale dans un premier cercle mais toute forme de pouvoir d’une manière générale au quotidien alors même qu’il se crée de nouvelles alliances en dehors de ce cercle restreint. Pour lancer des ponts et des passerelles, il faut qu’il y ait des fossés et des failles. 

L’enfant n’a que les rôles qu’on lui assigne : l’enfant-roi n’est jamais que couronné par ses parents. Dans une distribution plus traditionnelle, il n’est appelé à ne jouer que les seconds rôles dans la famille. L’acteur social, lui, s’émancipe, se fait sa propre place et se pose à lui-même un ensemble de devoirs envers autrui. Ou plus exactement un ensemble de devoirs envers autrui s’imposent à lui. Depuis Marcel Mauss et sa théorie du don et du contre-don, l’idée que l’humain n’agirait que mû par son propre intérêt n’est plus l’unique manière d’envisager le fonctionnement d’une société. Les libéraux contemporains maintiennent pourtant cette conception héritée de Machiavel et de Hobbes bien vivace : l’individu n’agirait en société que pour en tirer profit.

Mais rappelons en deux coups de cuiller à pot la pensée de Mauss grâce à Wikipédia que je remercie à nouveau au passage et qui constitue un exemple vivant de ce que je vais dire.

Selon Marcel Mauss dans son célèbre Essai sur le don, le don en tant qu’acte social, part du principe que le bonheur de la personne passe par le bonheur d’autrui. Cela sous-entend des obligations qu’il faut comprendre comme des nécessités profondes et non calculées : donner, recevoir et rendre (par le contre-don)

  1. l’acte fondateur de la relation sociale est donc un don, par conséquent la reconnaissance de l’alter ego : ce qui m’appartenait t’appartient maintenant. Tu n’es pas moi certes mais tu le deviens un peu grâce à ce que je te donne. En adressant la parole à un inconnu, vous désamorcez inconsciemment (ou du moins espérez le faire) la gêne ou l’agression possible.
  2. le deuxième acte constitue l’acceptation du don. Le receveur reconnaissant ainsi la valeur du don pour son propre usage : le oui scelle l’union quand le refus serait conflictuel. Vous croisez le regard de l’autre, vous lui souriez, vous manifestez votre approbation.
  3. le troisième acte élimine une différence de valeur entre celle que lui accorde le donateur et celle que perçoit le receveur ce qui revient à annuler la valeur matérielle de l’échange pour mettre en avant sa valeur sociale. Vous répondez au bonjour qu’on vous adresse et établissez ainsi une relation amicale. Dans le cadre d’un cadeau, ce n’est pas tant la valeur d’usage du cadeau que le symbole qui compte.

Le don se base par conséquent sur une valeur de sociabilité primaire : la réciprocité.

Si nous sommes portés à donner, c’est parce qu’il y a une dette inscrite en nous, une dette qu’on ne pourra jamais régler. Nous restons constamment redevable. Pour Jacques Généreux, c’est le besoin de rendre le don qu’on nous a fait de la vie et de la sécurité durant notre enfance qui nourrirait cet élan altruiste. Quand je dis « Bonjour Messieurs » en rentrant chez le coiffeur… j’ai un petit doute sur la théorie de Généreux. On remercierait donc spontanément de nous laisser entrer ? Disons qu’on offre le bonjour parce qu’on vient perturber un certain équilibre.

Gagnepain, lui, parle, sous le terme de munus (le service rendu), de « cette capacité qu’a l’homme de pousser l’abstraction de l’élevage jusqu’à l’échange des services les plus abstraits, sans nécessaire rémunération ». L’humain se met donc en retrait de la relation qui mène le petit à l’autonomie pour la transformer en une relation de participation et d’échange beaucoup plus vaste. La théorie de la médiation met cette nécessité inhérente à l’homme sur le compte de la dette sociale, pas obligatoirement pécuniaire, une dette jamais remboursée et toujours reconduite. 

Rattrapée par le fisc chinois en 2018, l’actrice Fan Bing Bing a déclaré: « J’ai trahi mon pays, les attentes de la société et l’amour de mes fans. Veuillez accepter mes excuses. Je vous demande pardon ». Gérard Depardieu, Florent Pagny et Luc Besson n’ont quant à eux fait aucune déclaration.

Le contribuable est, avec l’impôt, cet éternel contributeur au service public : l’argent versé évite de nos jours la corvée d’antan. Mais le principe du tribut reste le même, même s’il faut l’entendre dans un champ beaucoup plus vaste.

Toujours est-il que l’intérêt de l’humain calculateur de Hobbes est contredit. La théorie de la médiation renvoie l’intérêt, c’est à dire la plus-value, sur un autre plan ou plus exactement au niveau de la valorisation. Nous y reviendrons au plan 4.

Le modèle de la Personne qualifie de déontologique la face de l’Institué, celle de l’Instituant correspondant à l’ontologie, c’est à dire à l’être alors que nous sommes avec la déontologie dans l’ordre du devoir. Pour reprendre ce que j’ai dit plus tôt d’une autre manière, nous sommes à la mesure de ce à quoi nous nous obligeons socialement. Entendons-nous bien sur l’obligation qui est contrainte intérieure autant qu’elle est coercition externe. L’obligation génère elle-même du devoir en retour. Lorsqu’on nous rend service, on devient l’obligé. Et ce qui est désobligeant m’évite en fait d’avoir à rendre : c’est une rupture de dette. De même, on disait : « Je vous en prie » pour désobliger celui qui vous était redevable. Merci ne veut rien dire d’autre que je suis à votre merci, je suis en votre pouvoir parce que je vous dois quelque chose.

N’insistons pas davantage sur l’idée de dette mais détaillons l’Institué. Qualitativement, Gagnepain appelle office un ensemble non fini de services dont on prend la responsabilité et si j’en prends la responsabilité, il n’appartient à personne d’autre de le faire à ma place : mon devoir se définit par opposition à ceux des autres. C’est ma part, bien distincte de celle des autres. Rappelons une fois encore que c’est une faculté à engendrer des entités, toujours réajustables tout comme l’est l’établissement (ou le rôle et le métier) qui me permet de déterminer non pas ce que j’ai à faire (ça c’est l’office) mais jusqu’où j’ai à le faire.

Dans l’Institué, on fera donc la différence entre la capacité à définir le service qui doit être rendu et celle par laquelle se détermine jusqu’où la dette doit être assumée. On détermine sa participation qualitativement (qu’est-ce que je dois faire ?) et quantitativement (à partir de quand est-ce que j’empiète sur la compétence de l’autre ?). Dans le premier cas, Guyard parle de capacité de qualification qui détermine la nature de l’office. D’autres médiationnistes parlent de fonction mais le terme peut porter à confusion avec l’utilité. Or ce n’est pas d’efficacité dont il s’agit mais de contribution. Guyard introduit la notion d’indépendance où se joue l’espace quantitatif des obligations qui sont les miennes.

Vous êtes peut-être surpris par la richesse du vocabulaire, alors que beaucoup de termes sont finalement synonymes. Il y a effectivement là un vivier de réflexions que nous exploiterons dans les chapitres suivants. J’essaierai justement de définir le pouvoir dans cette perspective de l’échange. Y a du taf, d’autant qu’on n’a pas encore abordé la phase de réinvestissement politique de la Personne. Tous les concepts définis ici sont des aptitudes et même si les termes choisis (statut, notable, office, partenaire ou établissement) vous évoquent des entités figées, il est important de lutter contre cette tentation de réification des potentiels. C’est sans doute pour cela que Guyard parle de distinction, de discrimination, de qualification et d’indépendance, dénominations qui suggèrent plus la virtualité des facultés que leur réalisation. 

Je vous donne donc rendez-vous au prochain chapitre en espérant que vous me rendrez visite.

Tout le reste est littérature. A la revoyure !

Pour aller plus loin: 

Non, ce n’est pas michel Rocard!

Je mets en parallèle avec la théorie de Mauss une citation de Dom Hélder Câmara qu’on pourrait intituler : joug, contre-joug et contrecoup.  

«Il y a trois sortes de violence.

La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés.

La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première.

La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue.»

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