le plan de la personne P8
Dans le film La Cité de Dieu, Ze Pequenho humilie Manu le Coq en l’obligeant à se mettre à poil en public comme les négriers le faisaient avec les esclaves et les SS avec les déportés. Le viol de la pudeur, l’effraction dans l’intime de ce qui d’ordinaire est caché et réservé est un acte qui vise à déshumaniser la victime en la rabaissant à l’état de sujet animal, animal qui lui ne connait pas la pudeur. Les polices des régimes totalitaires connaissent bien cette méthode d’humiliation.
Par la distinction, l’homme échappe à l’obscénité de la vie en troupeau de nudistes. Le statut social contredit le caractère sexué et sexuel du sujet : l’humain se donne un être social qui nie ce corps de mâle ou de femelle. Il échappe à la crudité de sa condition d’#hominien La part animale de l’humain More et s’octroie une identité désincarnée beaucoup plus vaste et complexe. A la place de la dichotomie sexuelle (masculin ou féminin), son statut humain possède une gamme beaucoup plus large de signes particuliers.
Quand le contexte ne s’y prête pas, l’humain reste en général sur sa réserve : il fait preuve de pudeur et de retenue. Il ne livre ni en entier ni n’importe comment la part personnelle et secrète qu’il se constitue par distinction. Il le fait par contrat en quelque sorte selon des modalités codifiées. C’est le moment conventionnel, sinon convenu.
Si le genre, la couleur de peau ou l’âge sont des apparences difficiles à masquer (encore que !), on ne donne son nom, son corps ou ses sentiments qu’à une personne de confiance. Le statut est beaucoup plus vaste que l’état que l’on offre au constat dans des circonstances données. Comme une boule à facettes, on ne les donne pas toutes à voir en même temps : un tri s’opère parmi les attributs qu’on dévoile à l’autre. Alors que le statut peut être décrit comme un faisceau de traits distinctifs de la personne, l’état est une convergence de caractéristiques à un moment donné de notre histoire qui nous définit en l’occurrence.
Vous ne révélez votre surnom par exemple qu’à un nombre restreint de personnes, les amis, la famille, qui d’ailleurs vous l’ont probablement donné. Votre histoire est plus ou moins divulguée selon les circonstances : total avec le confident, le confesseur, le psychanalyste, l’avocat ou l’enquêteur, le dévoilement n’est pas si détaillé avec le DRH, le journaliste, l’assistante sociale, le co-voitureur ou le voisin. A moins de se dérégler, le curseur entre privé et public varie selon le degré d’intimité avec l’interférent. Si on met de côté la question du désir qui relève du plan IV, la séduction et la curiosité reposent sur une gestion mesurée de la frontière entre privé et public par un jeu de secret et de révélation. Le corps est l’espace par excellence de la régie entre visible et intime et on comprend facilement l’enjeu du vêtement. Mais cela s’étend à beaucoup d’autres statuts qui sont triés et choisis pour être exposés ou pas sous la forme d’une image : ne dit-on pas que quelque chose correspond bien à l’image d’une personne ou que cela peut nuire à son image, c’est à dire son état apparent dans le groupe ?
Sur l’axe génératif, nous avons vu que c’est la grégarité et la promiscuité qui sont niées par une tendance spontanée à la séparation et à la mise à l’écart. Mais la capacité d’isolement auquel l’adulte accède se double d’une aptitude à nier cette partition et à rechercher la communauté, une communauté plus ou moins choisie. L’humanité est ainsi dans un état perpétuel de division et d’union au gré de l’Histoire. L’humain cherche autant le schisme que l’alliance et c’est souvent l’ennemi commun qui soudent les partenaires. C’est d’ailleurs le terme que les élèves de Gagnepain ont retenu pour désigner l’unité politique alors que gagnepain parlait parfois de pair pour désigner le comparse.
Peu importe le terme, ce qu’il est essentiel de retenir, c’est que le notable, bien compris comme ce qui compte, se trouve réaménagé en partenaire avec qui se partage une intimité relative à la situation : quasi totale dans un couple fusionnel, la complicité est moindre dans la confrérie ou l’équipe, voire évanescente dans la paroisse ou le pays, sauf en cas de danger auquel cas la patrie devient le mot d’ordre. Ce qui cherche à scinder le partenariat peut aussi bien le souder. L’unité est toujours sujette à des tiraillements qui l’empêche d’être définitive : la contingence et l’arbitrarité s’opposent à la fin de l’Histoire et le conflit entraine des déplacements de frontières géographiques mais aussi parmi les humains. Car tout se partage, se divise et se reconstitue, les territoires comme les périodes historiques, les peuples comme les fortunes. Et c’est pas prêt de s’arrêter tant qu’il y aura des hommes (notre document iconographique).
L’adolescent s’émancipe vis à vis de sa famille naturelle mais engendre des partenariats multiples. S’il prend ses distances avec ses parents, ses frères et soeurs plus petits ou les « vieux », il vit parfois dans une promiscuité qui n’a rien à envier au troupeau avec ses amis et congénères. Et cette propension à s’entasser peut se retrouver par la suite dans de multiples manifestations : chorale, mêlée de rugby, tortue romaine, cordon de police ou rave party, l’humain ne rechigne pas à s’agglutiner dans une promiscuité qui n’a rien à envier à la ruche. Sans faire de l’antimilitarisme primaire, le défilé de soldats est, de ce point de vue, à la limite de l’exploit et de la pathologie : comment font tous ces gens pour être si serrés sans se toucher tout en marchant vite, appartenir à un même corps de mille-pattes au pas sans se fondre dans la masse ?
Le film La Vague illustre assez bien ce propos : le prof fait marcher la classe en cadence et les individus y trouvent un certain plaisir à ne faire qu’un. On a parfois la même sensation à l’issue des représentations quand on applaudit… de concert.
Car finalement, le terme solidarité renvoie à solide qui au fond signifie qui ne se laisse pas émietter ou réduire en éléments plus petits. A la parade, le bataillon est par conséquent compact et solidaire. En politique comme à la guerre, le commun passe avant l’individuel et la survie du sujet en dépend. Après rien n’empêche d’être objecteur de conscience ou insurgé au nom d’une valeur que l’établissement n’a pas dans ses statuts.
Tout le reste est littérature ! Et je ne veux voir qu’une seule tête ! A la revoyure !
Pour aller plus loin:
J’ai écrit une série d’articles intitulés La Propriété mise à nu. Il y est bien évidemment question de la frontière public/privé. J’avais sans doute été moins systématique dans la présentation des concepts et je n’étais pas remonté aux fondements anthropologiques de l’idée même de propriété. Au lieu d’intégrer ces articles dans l’exposition du plan III, j’ai préféré vous les livrer en tant que tel dans les anthropochroniques. Ça se lit facilement et ce sont de bonnes illustrations pour les sujets qui nous occupent ici.