Le plan de la Norme N1
La bonne nouvelle du jour: c’est que le mal n’existe pas. C’est une pensée manichéenne qui l’a inventé, enfonçant du coup une grosse épine dans le pied de la théologique chrétienne (rappelez-vous: Notre Père qui êtes aux cieux… délivrez-nous du mal…). Or comment un créateur tout puissant qui est la bonté même aurait-il bien pu avoir la faiblesse ou l’étourderie d’inventer un principe contraire à son essence à lui?
Non, le mal, c’est un bien non-autorisé, une jouissance refusée. J’y pensais récemment en taillant des aiguillettes dans des blancs de poulet. J’éprouvais carrément un certain plaisir à découper la chair tendre et je me suis soudain demandé ce qui me retenait de dépecer une jeune vierge sans défense. Et au moment où j’envisageais cette hypothèse, le plaisir de trancher dans le poulet a perdu de sa simplicité habituelle: je me suis senti un peu coupable (ce qui, avouez-le, est un comble!), voir dégoûté rien qu’à l’idée d’en avoir eu la pensée. Je n’ai décidément pas l’âme d’un tueur ni même d’un malveillant. Causer du désagrément à autrui ne provoque pas de promesse de jouissance particulière en moi: j’en suis même d’habitude plutôt gêné. J’ai pas vraiment envie de faire chier les autres pour le plaisir. Ça surprendra peut-être ceux qui me connaissent de loin mais le trublion qui est en moi a sans doute d’autres motivations.
Un certain Jean-Marie Guyau (né en 1854, à Laval, et mort en 1888, à Menton) dans son « Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction », esquisse justement une morale sans obligation ni sanction, c’est à dire un mode de fonctionnement éthique immanent qui viendrait de l’homme lui-même et non de Dieu, de la société ou d’une quelconque contrainte externe. Cette morale se construit d’elle-même au sein d’un homme ni bon ni mauvais. Sans péché originel et sans faute à se coltiner tout une vie, la punition perpétuelle s’éloigne et putain!.. on respire. Exit le vice sans fin et la confesse expiatoire! Plus besoin de nous délivrer du mal car c’est nous qui l’engendrons, en tant que bien sans agrément, plaisir inacceptable ou désir refoulé. Nous voici de plain-pied dans le modèle de la Norme que je vais maintenant vous présenter.
Dans l’introduction au chapitre sur la Norme des Huit Leçons, Gagnepain mentionne quatre fois le nom de Nietzsche en moins d’une page (page 159). Ce n’est pas par hasard. Quand Gagnepain cite un nom, c’est qu’il est redevable. Et je suis de même très heureux de constater qu’il nomme également Spinoza pour l’emprunt du terme noloir que nous reverrons plus loin. Voilà deux bons parrains.
Pour l’instant, replaçons-nous en M4. Nous y disions que l’anthropien qui veille en nous, tout comme l’animal, est susceptible d’être affecté. Affecté signifie touché, ébranlé et mû (du verbe mouvoir). Résultat d’une série d’affects, l’émotion secoue celui qui l’éprouve. Ces tonalités affectives fonctionnent comme une sorte de radar qui va du moins plaisant au plus agréable: terreur, angoisse, frustration, plaisir, joie, jouissance, il existe toute une gamme d’émotions qui vont de la passion triste que mentionne souvent Spinoza à l’extase dont parle Sainte Thérèse d’Avila. Lorsque le plaisir rate, on a mal et comme le plaisir, la douleur nous déclenche et nous pousse à chercher un mieux. La jouissance entraine une certaine plénitude limitée dans le temps. L’anticlimax (synonyme de dégradation) qui suit pousse l’anthropien à rechercher à nouveau un mieux et à entreprendre dès que l’occasion s’en présentera une nouvelle ascension vers le plaisir: nous y sommes animalement voués.
Et c’est la deuxième bonne nouvelle du jour: nous sommes faits pour le plaisir.
L’absence d’affects ou de ressentis, c’est l’apathie. C’est une pathologie naturelle dont on a dit un peu n’importe quoi. Si vous cherchez du confusionnisme, vous le trouverez sur la page Wikipédia: on y écrit des inepties dignes de Jean-Michel sur la question. L’apathie n’est pas d’ordre psychologique puisque justement on est en-deçà du proprement humain. L’affection, à mon sens, est donc la capacité naturelle à ressentir de l’affect. Lorsqu’il y a du soleil, mon chat en profite comme n’importe quel lézard pour se dorer la pilule. Je me fais du bien moi-même en me posant au soleil ou en me grattant les… bon, on va en rester là pour l’instant.
Je suis également capable de ressentir du moins bien et même carrément du mal, au sens de douleur et celle-ci me pousse à agir pour obtenir un mieux. Votre position devient inconfortable, vous bougez. Vous avalez du trop chaud, vous aspirez de l’air pour refroidir. Vous sentez que ça brûle, vous retirez votre main. Ça tient du réflexe et la douleur est alors un bon indicateur que quelque chose ne va pas. Une colique, une nausée ou une céphalée déclenche une réaction de votre part: allongez-vous, respirez, fermez les yeux et pensez à autre chose!
La convergence d’affects, c’est la pulsion ou le Projet. Attention à ces termes à qui on a fait dire à peu près n’importe quoi. La pulsion est l’action de pousser, ce qui en fait un synonyme de projet, au sens de projeter. Le Projet que Gagnepain fait rimer avec Objet, Trajet et Sujet, est l’élan vers le plaisir, vers l’affect positif. Lorsqu’on dit j’ai envie de, c’est qu’on est poussé vers un affect qui nous attire.
Si vous vous souvenez, pour chaque plan, je vous ai indiqué que l’animal traitait:
- l’Objet pour en faire du symbole (lien entre indice et sens)
- le Trajet pour en faire de l’instrument (moyen-fin)
- le Sujet pour en faire de l’espèce (spécimen-type)
et l’animal traite également le Projet pour produire de la valeur. L’animal renonce à un Projet 1 pour obtenir un Projet 2, autrement dit il renonce à un bien (le prix à payer) pour obtenir un autre bien (la compensation). C’est là une gestion naturelle de la pulsion, une manière de différer la satisfaction immédiate pour obtenir une satisfaction supérieure (ou du moins « moins pire » lorsqu’on fuit la douleur ou le simple inconfort) mais retardée. Ce sacrifice du prix pour le bien à venir, cette capacité de fournir un effort pour obtenir un autre Projet qui renferme une satisfaction plus grande et des affects encore plus positifs, cela peut s’appeler l’intérêt ou même la plus-value.
En sortant cette dernière proposition de son contexte, vous pourriez penser qu’il s’agit là d’économie. Marx, et avant lui Aristote, Smith, Ricardo et Proudhon, en a beaucoup parlé mais le barbu de Das Kapital l’a limité à un contexte historique particulier, une situation économique, marchande et capitaliste. Ça n’enlève rien à la valeur du concept marxien: c’est au contraire lui redonner un petit coup de lustre.
Or, parce que nous dissocions la sociologie qui comprend la politique et l’économie (théorie de l’échange de marchandises) de ce que nous appelons l’axiologie (théorie de l’engendrement de la Valeur, attention à la majuscule!), il est possible de définir l’intérêt en dehors de la vente.
L’intérêt, c’est la différence entre ce que l’animal sacrifie et cet autre bien pour lequel il sacrifie le premier. Marx avait bien saisi que le travail était compris dans la valeur du bien obtenu et qu’il en était même une bonne partie du prix. Entre le tas de glaise et le bol, c’est le travail du potier qui fait la différence. Cela n’a rien de spécifiquement humain. L’animal est aussi capable d’effort, de renoncer à A pour obtenir B au prix d’une certaine dépense d’énergie: le prédateur fait l’effort de chasser (guetter, courir et tuer) pour assouvir son envie de manger. Il peut même délaisser telle proie pour une plus grosse mais plus difficile à tuer.
On commettrait une erreur en restant dans l’ouvrage. Le message peut également être le théâtre d’une valorisation: une parole qui prend de la valeur, c’est ni plus ni moins la vérité. Elle est le message préféré parce qu’il nous parait plus juste et pour lequel on a abandonné une parole qu’on a un temps considérée comme vraie. Quitter la quiétude d’un savoir établi réclame un effort plus important qu’il n’y parait: changer d’avis n’est pas une affaire de tout repos.
Gagnepain va jusqu’à affirmer que le plaisir ressenti n’est, quoique «intellectuel », aucunement différent de celui que l’on tire de la justesse d’une décision, du bon fonctionnement de sa voiture ou, simplement, d’un bon repas! Ça peut paraitre provocateur mais cette définition ne fait que rendre à la nature ce qui lui revient.
Tout fait humain peut faire l’objet d’un traitement naturel de valorisation: la peine qu’on se donne octroie de la valeur à ce qu’on atteint. Le processus est partagé avec l’animal mais le contenu ne l’est pas et c’est ce qui peut faire penser que seul l’homme est capable d’engendrer de la valeur. Ce qui n’est pas le cas mais l’animal n’est pas là pour s’en vanter contrairement à l’aviateur Henri Guillaumet qui déclare sans scrupule à Saint-Exupéry: « Ce que j’ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait ». Le courage n’est, dans ce cas, qu’une valorisation de l’effort lui-même dont le prix est la vie, notre bien le plus nécessaire (mais pas toujours le plus précieux) que nous ne cessons d’obtenir en nous donnant un peu de peine, ne serait-ce que pour aller jusqu’au frigidaire.
Dans la septième partie de La Propriété mise à nu que vous trouverez dans les Anthropochroniques, intitulée La Pathologie du Gulo Gulo, je m’étends un peu plus sur la plus-value et le capitalisme. Vous pouvez donc vous y reporter. Pour l’heure, revenons au désir puisqu’il s’agit de cette capacité que nous avons d’aller d’un projet à un autre pour atteindre un plaisir plus grand. Si on n’en reste pas à la notion de bien matériel qui a sans doute entravé chez les Marxistes une vision plus globale du phénomène, vous comprendrez que ce qui nous meut (du verbe mouvoir et non de vacher qui n’est pas un verbe!), c’est le désir… si on veut bien le définir comme le contrôle de la pulsion qui nous donnerait envie de profiter du bien A (satiété, repos, sommeil, jouissance sexuelle, plaisir sensuel en tout genre) pour aller chercher le bien B estimé plus satisfaisant, d’une valeur plus importante.
Pour couler un bronze hebdomadaire, le paresseux est capable d’un effort conséquent: l’équivalent pour l’homme d’un sprint de cinq kilomètres. Sans compter le danger que cela représente pour lui de quitter ses branches. D’une manière générale, les animaux doivent fournir un effort physique pour se procurer de la nourriture. Même l’ado peut marcher pour s’acheter des chips ou du soda. Vous pouvez décider de vous lever de votre chaise pour aller chercher le sel dans le placard afin d’augmenter la valeur de ce que vous mangez (ce sera meilleur avec une pincée de sodium!): le sacrifice est minime, c’est là simplement une question de temps.
L’effort peut être beaucoup plus important, notamment quand la récompense est d’ordre sexuel. Chez les cerfs, la période du rut est épuisante: le mâle peut perdre jusqu’à 20 kilos en un mois à force de courir à droite et à gauche, à honorer les femelles de sa harde, à courser les jeunes mâles que ça chatouille aussi et parfois à se battre avec eux.
Un point rapide sur la libido: le terme vient du latin libet plait. La libido recouvre donc l’ensemble des pulsions qui vont vers le plaisir qu’il soit lié à la sexualité ou pas. Freud a réduit la libido à sa portion « cul » et on connait les dérives libidineuses qui ont suivi. Mais il n’y a pas que le cul dans la libido. Chez les oiseaux migrateurs, le voyage conduit parfois à l’épuisement, tout ça pour passer l’hiver en Afrique ou l’été au frais.
Le sacrifice peut aller jusqu’à l’abandon d’une proie en cas de danger ou même la perte de la vie si la progéniture et donc la survie de l’espèce est en jeu. Ce n’est ni du courage ni de l’héroïsme à proprement parler mais c’est impressionnant, tout comme l’instinct qui pousse des chiens et des chats à parcourir des centaines de kilomètres pour retrouver un foyer ou des maitres avec lesquels ils sont bien. On passe aussi sous silence les nombreux cas où l’animal trouve ce qui lui faut ailleurs et ne rentre jamais laissant derrière lui des enfants en pleurs et des panières vides.
Le dressage de l’animal se fait également à base de renoncement. J’ai assisté récemment à une compétition de « dog dancing »: maitres et chiens évoluent de concert sur des musiques nettement plus empruntées à la bande FM. Périodiquement, les organisateurs ramassaient les rogatons de friandises qui restaient au sol parce que les concurrents canins préféraient pour la plupart se goinfrer plutôt que de faire le tour correctement, faute sans doute d’un conditionnement à toute épreuve. Il fallait un rappel à l’ordre des préférences par le dresseur pour justement remettre de l’ordre (effort puis réconfort) dans tout ce bazar.
Mais je m’égare. Concluons donc ce premier chapitre en répétant que le désir consiste à se donner des priorités et à renoncer à une satisfaction à portée de main et immédiate pour un Projet qui réclame un effort mais dont on attend plus: la différence est dans le différé. Pour se garder tout le plaisir d’un match en replay, on est capable de se priver de la satisfaction d’apprendre le résultat qui est déjà pourtant connu.
Tout le reste est littérature! A la revoyure!
Bonjour Monsieur Martin,
Mon nom est Maurizio Badanai. Philosophe à Genève, j’exerce comme thérapeute narratif et chercheur/enseignant en anthropologie clinique.
Ma principale formation dans ce dernier domaine s’effectue depuis 1993 dans le cadre de l' »école belge » (Jacques Schotte, qui a bien connu Gagnepain, a été mon juré de thèse, et j’ai continué à me former avec ses émules Jean Mélon, Philippe Lekeuche et d’autres, que vous connaissez peut-être).
Je suis arrivé avec grand plaisir sur votre site si sympathique et instructif parce que depuis une dizaine d’années, je travaille à articuler les conceptions de Schotte et de Gagnepain.
Mon petit message a deux objectifs :
1. D’abord, je voudrais vous féliciter pour votre site : il rend attrayantes et accessibles des notions sinon ardues à assimiler seul. Ses illustrations et son langage savoureux, ainsi que l’humour omni-présent, encouragent à poursuivre l’étude. Votre site m’a permis sur plusieurs points de clarifier ce que je croyais avoir compris avec les textes fondateurs. Un grand merci, donc!
2. Par ailleurs, et en espérant ne pas vous importuner avec ma demande, je serais heureux de pouvoir éclairer ma lanterne sur certains points techniques que je peine à explorer seul, mais qui me passionnent. Auriez-vous, vous-même ou quelque autre chercheur de votre connaissance, approfondi pour le plan de la norme les projections entre taxinomie et générativité ? Après quelques années d’étude de la dialectique ethico-morale et des névroses qui la concernent, je me demandais si des équivalents des syntagmes, paradigmes, covalences et autres syndèses ont été conceptualisés…
En me réjouissant de vous « entendre » si vous le voulez bien, je vous remercie par avance pour la lecture de ce message et vous adresse mes salutations cordiales, Maurizio Badanai
La revue Tétralogiques a publié en avril 2021 un numéro sur l’axiologie clinique. https://www.tetralogiques.fr/spip.php?rubrique34. On y trouve notamment un article de Jean-Claude Schotte qui poursuit des recherches sur les questions qui vous intéressent et fait un exposé très bien tourné pour présenter le modèle éthico-moral.