N6 – Le Gage n’est pas un sacrifice

On pourrait confondre le sacrifice et le Gage. Or si le premier est animal et intéressé, le second n’appartient qu’à l’homme et ne présente naturellement aucun intérêt.

le plan du signe N6

Le sacrifice, c’est à ce à quoi on renonce pour obtenir un mieux. La chose offerte à la divinité était abandonnée (plus ou moins d’ailleurs) au profit d’un voeu à exaucer, jugé plus important que l’offrande elle-même: on pouvait ainsi sacrifier de la nourriture pour conjurer la famine. Aux échecs, je sacrifie un pion pour sauver ma reine. De la même manière, j’achète mon confort par le travail: le don de mon temps à une activité et l’effort que ça me coûte sont rémunérés et me permettent de me procurer ce dont j’ai plus besoin que de passer mon temps à… profiter de ma souveraineté au RSA par exemple. C’est une nécessité naturelle qui me pousse à sacrifier une partie de mon temps et de mon énergie. Le temps des chasseurs-cueilleurs est révolu et le salaire est devenu impérieux pour ne serait-ce que survivre.

Margaret Thatcher ne céda pas.
Bobby Sands non plus.

Le gréviste de la faim contrôle son appétit et met sa vie en jeu pour obtenir gain de cause: malgré les apparences, il applique une logique d’intérêt. Le gréviste du travail se rebiffe lui aussi: il nie sa soumission qui lui assurait pourtant une sorte de tranquillité, celle à laquelle nous aspirons naturellement, sans négliger la perte de salaire. L’homme ne cherche pas le conflit pour le plaisir mais il s’impose au salarié quand son intérêt et celui de son employeur entrent en contradiction irréductible. Mais l’un comme l’autre ont intérêt à ce que le travail reprenne. Et si la direction consent un sacrifice et accède aux revendications, c’est parce que ce moins bien est tout de même mieux que le pire, le pire étant l’arrêt total de la production et donc de la valorisation du capital, qui est le désir le plus cher de l’actionnaire. Cette logique économique de l’intérêt est à la base de la philosophie libérale en matière de consommation : nous agirions par intérêt pour obtenir ce qui est le mieux pour nous au moindre prix (effort ou argent).

Le sacrifice se distingue du Gage qui, lui, est un renoncement spontané au projet de satisfaction immédiate. La libido est bien là pour motiver l’acte, c’est à dire mettre en mouvement tout ce qui va être nécessaire pour accomplir une action dont la raison est justement médiate, jusqu’à rendre le prix à payer totalement méconnaissable dans le rendu méthodique. Comment comprendre autrement la minutie et la persévérance dont font preuve bien des comportements humains? La patience qu’il faut aux moines tibétains pour confectionner les mandalas à la main confine à la folie pour un ingénieur qui ne jurerait que par l’efficacité ou un magicien qui chercherait un stratagème pour s’épargner un tel calvaire. 

L’ascète ne renonce pas aux plaisirs vulgaires pour obtenir plus de plaisirs communs. Il n’y a pas à proprement parler de sacrifice dans son ascétisme. Il ne cherche pas à avoir mieux ou plus que ce qu’il a. Son abnégation lui octroie une satisfaction d’un autre ordre: celle de la vertu ou si l’on préfère du Bien. Car l’humain ne se fait pas violence sans raison: il se donne du mal par éthique. Il s’interdit la facilité parce que c’est dans la nature de la Norme d’imposer une garantie à la hauteur d’un Titre de jouissance réglementée. 

On peut aussi choisir de faire payer son corps: c’est l’angoisse, la peur au ventre, la diarrhée avant de prendre l’avion. Beaucoup de douleurs inexpliquées trouvent leur raison dans ce stress qu’on s’impose involontairement. Cette somatisation infondée sinon dans le Gage est le lot de nombreux doux-névrosés.

Freud et moi arrivons en avance sur le quai de la gare alors que tout le monde sait que les trains ne partent jamais avant l’heure. C’est le dépôt de garantie à verser pour voyager serein. En revanche, arriver tôt pour avoir une meilleure place relève de l’intérêt et non du Gage.

Vous est-il déjà arrivé de rentrer chez vous pour bien vérifier que le gaz était éteint, de palper votre poche pour vous assurer que vous n’avez pas oublié vos clefs quand bien même vous venez de fermer votre porte? N’avez-vous pas souvent l’impression que tout se goupille mal pour que vous arriviez en retard à un rendez-vous important? Cette forme d’expiation ne se justifie que par elle-même car aucune faute n’est commise. Il ne s’agit pas de réparer une erreur mais bien de préparer la consommation du bien.

Georges Perrec a écrit un roman sans aucun « e », un interdit volontaire et herculéen. La Disparition est à ce titre une oeuvre emblématique d’une littérature oulipienne écrite sous contraintes. Ces tabous choisis, souvent déconcertants, peuplent la production poétique, littéraire et artistique en général. Ils sont le fait d’excentriques qui se démarquent par une quête de l’exploit, du renoncement à la facilité, une abnégation uniquement motivée par elle-même. On parle parfois, et à juste titre, de formalisme exacerbé à propos de ces différents mouvements. Le dodécaphonisme, par son rejet du système tonal sur lequel repose la musique occidentale qu’elle soit classique ou pop, en est un exemple jusqu’au boutiste, tout comme la musique sérielle ou la musique répétitive qui refuse les facilités de la tradition à laquelle le grand public est habitué et qui est la clef du succès de masse.

Nous analysons le prix à payer par une grille structurale qui nous fait distinguer le permis de l’interdit, l’admissible et l’inadmissible. Aucune justification naturelle et immédiate n’est à chercher dans le tabou. C’est un renoncement qui se justifie par lui même. Ce noloir ne donne accès à rien de même nature et de plus intéressant. L’interdit ne présente aucun intérêt direct: le tabou est même parfois incongru.

Ainsi, les marins ne prononcent jamais le mot « lapin » sur un bateau pour une sombre histoire de grignotis et d’urine acide au temps de la marine à voile. En Russie, il est absolument déconseillé de se laver ou de se couper les cheveux, de même que se raser, avant de se présenter à un examen, comme si les poils recelaient le savoir. Les Esquimaux ne prononcent jamais le nom d’un mort, personne ne passe donc à la postérité. En Lituanie, siffler dans une pièce revient à appeler le diable et est donc interdit.

Le Mikado, l’empereur du Japon, ne pouvait toucher le sol et devait être porté sur des épaules humaines. Tant qu’il était éveillé, on ne pouvait lui couper les cheveux ou les ongles. Pour le faire, on attendait qu’il dorme. On ne pouvait pas non plus manger dans un plat qu’il avait utilisé. La vaisselle qui lui est destinée était donc cassée après usage. Le Roi du Siam ne pouvait, sous peine de mort, être touché, sans son ordre formel. En juillet 1874, projeté hors de sa voiture, il est resté étendu sans connaissance. Personne n’a osé lui porter secours.


L’ascète Amar Bharati a gardé jusqu’à sa mort et pendant 49 ans le bras tendu en l’honneur du dieu Shiva, pour la paix dans le monde, et contre les combats et la colère autour de lui. Aussi saugrenu qu’il puisse paraitre, son geste n’était donc pas gratuit: il était une preuve de sa dévotion et de sa détermination. Cet acte vertueux n’a eu aucun effet direct sur le contexte international mais ce dépassement de la douleur qu’il a endurée lui vaut d’entrer dans l’Anthropologie pour les Quiches. C’est tout de même autre chose que le Guinness Book.

Le peuple hébreux avait de son côté interdit aux hommes de tenir leur verge en urinant et la cacherout juive définit ce qu’il est interdit de manger avec une précision de diététicien obsessionnel. La chasse et la consommation de lièvre, de poule ou d’oie étaient proscrites par les druides. Pour les Brésiliens, laisser un portefeuille ou un sac à main toucher le sol est une grave erreur. La croyance dit en effet que cela apporte la pauvreté. C’est pourquoi il existe au Brésil des accroches-sac. Dans certaines sociétés, marcher sur l’ombre de quelqu’un est un délit, parce que la personne à qui elle appartient «tombera malade».

La convention sociale est de se taire lorsqu’on est tout seul, et pourtant rien ne justifie scientifiquement cette habitude: au contraire, une étude menée à l’université de Bangor au Pays de Galles a mis en évidence l’utilité de se parler dans l’exécution d’une tâche complexe: cela aiderait à se concentrer. Bref, le monde regorge d’interdits de toutes sortes. Certains paraissent plus motivés que d’autres mais ils répondent tous au même principe du noloir: contrairement au sacrifice, ils ne présentent aucun intérêt immédiat. Ils procèdent tous d’un renoncement sans bénéfice direct ni même différé comme cela est le cas dans le report d’une satisfaction, et donc dans l’augmentation du prix à payer en patience et en frustration motivée. La privation culturelle n’a pas d’autre justification qu’elle-même: c’est un carême chronique, une abstinence structurale.

Quand on dit non, c’est non!

Et la discrimination du Halâl, le prescrit, et du Harâm, le proscrit, existe dans toutes les civilisations aussi utilitaristes soient-elles. Chaque groupe social génère de l’interdit qu’il institutionnalise. La théorie de la médiation va même plus loin en affirmant que cette distinction est inhérente à tout être humain à partir du moment où il accède à la Norme, probablement en même temps que son accès à la conscience, vers un an et demi. La restriction est donc inhérente à chacun, indépendamment du contexte social. Chacun gère son noloir, se restreint selon sa Norme et s’impose des interdits qui sont le fruit de son histoire: ils peuvent aussi bien relever d’une astreinte sociale généralisée comme l’inceste ou le végétarianisme que d’un rayon beaucoup plus réduit comme le TOC individuel.

Distinguer l’acceptable de l’inadmissible s’accompagne d’une segmentation qui permet de mesurer quantitativement l’expiation préventive qu’est le Gage: au « que s’interdire? », s’adjoint le « où et quand opère le renoncement? ». Pour prendre l’exemple du Ramadam, l’astreinte alimentaire ne dure que du lever au coucher du soleil durant un mois par an pour les adultes en bonne santé. L’abstinence ne pèse donc pas uniformément en bloc: on renonce dans certains cadres. Nous retrouvons ici la distinction du plan 1 entre le même et l’autre différent et le même l’autre supplément. Axiologiquement, cela donne pas ci ou pas ça, ainsi que pas ici et pas là. Gagnepain a proposé le terme de Caution pour cette unité timologique, établissant ainsi une distinction avec le Garant, ces deux termes étant pourtant plus ou moins synonymes dans les faits.

Cependant on voit bien qu’on se porte caution dans un cas précis, un bail pour un tiers par exemple. En signant le cautionnement, on devient le garant de la totalité de l’engagement financier du bail: on renonce donc à dépenser cette somme au cas où mais seulement dans le cadre de ce loyer. Au-delà, l’assurance financière ne tient pas. C’est pour cela que juridiquement, le bailleur demande habituellement le dépôt d’une caution, une somme dont les deux parties s’interdisent de jouir. Elle doit donc rester disponible, être restituable dans un délai assez bref. La caution limite donc l’étendue de la responsabilité du garant qui assure totalement mais dans un cas précis: on se porte rarement garant pour la totalité des dettes d’un tiers.

Si on s’interdisait tout partout, la vie serait impossible. Il y a donc les objets de désir auxquels on renonce et ceux qu’on ne s’interdit pas, les cas où c’est non et les autres où l’interdit ne s’applique. Le Noloir ne pèse donc pas indistinctement, ce qui laisse un échappatoire à la pulsion et évite la frustration totale et généralisée qui serait une source de trouble. La faute, c’est le franchissement du « faut pas » et le faux-pas, c’est l’écart de conduite, effectif ou pas, qui mène à la culpabilité pour certains. Cette discipline qu’on s’impose n’est fort heureusement pas que renoncement comme on le verra. Si l’arrêt est de rigueur, le contournement est une issue de secours. Hors pathologique, le Réglementant n’est pas un mur mais bien plutôt un crible qui humanise notre Projet pulsionnel, le contraint à s’orienter vers des objets admis dans des circonstances acceptables. Ainsi je ne dis ou fais pas n’importe quoi n’importe comment n’importe quand n’importe où avec n’importe qui : j’y mets le tact et la manière dans le respect des règles que pose le Gage.

Il y a donc ce que la Norme réclame et où elle s’applique, deux axes axiologiques qu’on retrouve sur ce plan comme sur les autres. Et de la même façon, le modèle et l’analogie heuristique nous contraignent à rechercher à quoi peut bien ressembler l’autre versant du Noloir.

Sur l’autre face de la Norme, c’est le bien obtenu, c’est à dire l’assouvissement, complet mais temporaire, qui fait l’objet de l’analyse. Le Titre annonce le plaisir en contention (comme pour un ouvrage le contenu) mais il nous laisse sur notre faim. Comme cet article…

Tout le reste est littérature. A la revoyure!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *