Les dérives des systèmes politiques (2ème partie) – H27 (premier chapitre)
C’est à la philosophe et politologue Hannah Arendt qu’on doit le premier ouvrage théorique significatif sur le totalitarisme : Les Origines du Totalitarisme parait en 1951, deux ans après 1984 (1949), la célèbrissime dystopie de George Orwell qu’on rapproche souvent non sans raison de Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley qui pour le coup est sorti dès 1932. On peut aussi citer La Kallocaïne de Karin Boye qui date de 1940 ou encore Nous Autres de Ievgueni Zamiatine publié dès 1920. Les romanciers d’anticipation avaient (mais n’est-ce pas là leur rôle) pris de l’avance en la matière. En remontant un peu plus loin, on peut rapprocher l’utopie (celle d’un Charles Fourier ou d’un Robert Owen par exemple) du totalitarisme et même la définir comme un totalitarisme sympathique (quoique…), la dystopie n’étant que la face sombre d’un même projet social global et complet. Mais n’allons pas trop vite et revenons à Hannah Arendt.
C’est le troisième tome de l’ouvrage qui traite directement du Système Totalitaire. Arendt souligne bien que, contrairement à un régime autoritaire plus classique, le totalitarisme qu’on ne voit selon elle apparaitre qu’au XXème siècle, principalement avec Hitler et Staline, vise à la destruction des structures sociales qui lui préexistent dans une société donnée. Elle y voit donc une dynamique autodestructrice. Cette vision radicale bien sûr nous intéresse mais elle a, semble-t-il, un peu effrayé ses contemporains. Arendt avait pourtant tenu à maintenir la religion un peu à l’écart du concept, ce que nous ne ferons pas pour notre part en intégrant la théocratie à notre propos.
Ce sont les politologues Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski qui ont permis au concept de totalitarisme de trouver une plus large audience encore dans le domaine des sciences sociales. La dictature totalitaire et l’autocratie, écrit à deux plumes, est publié en 1956 et a fait autorité depuis. Les deux chercheurs présentaient le totalitarisme comme un « syndrome » à cinq piliers : un parti unique contrôlant l’appareil d’État et dirigé par un chef charismatique, une idéologie hégémonique promettant l’avènement d’une humanité épanouie et heureuse, un appareil policier recourant à la terreur, une direction centrale de l’économie et un monopole des moyens de communication de masse.
Dans Idéologie et Pouvoir dans la politique soviétique (1962), Brzezinski reprend la conception dynamique d’Arendt et écrit que « l’objectif de cette révolution est de pulvériser toutes les unités sociales existantes afin de remplacer l’ancien pluralisme par une unanimité homogène ». Un peu plus tard, Raymond Aron parle quant à lui de « l’absorption de la société civile dans l’État » et de « la transfiguration de l’idéologie de l’État en dogme imposé aux intellectuels et aux universités » pour définir le totalitarisme. C’est dire s’il est en phase avec ses collègues américains. Le philosophe Michel Weber est même plus expéditif encore: pour lui le totalitarisme se résume à « l’absence de différence entre le privé et le public » et à « un État intrusif ».
Pour tous ces politologues, le décloisonnement des institutions et des branches du pouvoir est une constante dans le totalitarisme et cette tendance s’oppose à la séparation des pouvoirs sur laquelle Montesquieu faisait reposer le bon fonctionnement de l’État. La fusion public/privé dont parle Michel Weber s’oppose quant à elle à la limitation des pouvoirs régaliens vis à vis de la souveraineté personnelle que le libéralisme a instauré. Exécutif, législatif, justice, police, économie, éducation et presse sont en temps normal des secteurs indépendants aux interactions limitées, tout comme les domaines public et privé qui, sans être totalement séparés, constitue des unités déontiques bien contrastées aux responsabilités bien délimitées par la Loi. Un régime politique équilibré fait toutefois peser une autorité unique (les divers codes légaux) sur des #ministèresSynonyme de partie, c'est à dire l'unité déontique. More multiples. Personne n’y est au-dessus de la Loi, pas même l’État, encore moins le prince, en théorie en tous cas.
Pour résumer le syndrome totalitaire que présentent Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski, je dirai que le totalitarisme unifie le dogme (idéologie), le chef, le peuple, le parti, l’État (bureaucratie), la police (technologie de contrôle et de surveillance), l’économie (productivisme collectivisé), l’information (censure et propagande), la formation (éducation contrôlée) et tous les domaines de la vie: rien ne doit échapper au contrôle, tout doit converger. Par conséquent, l’individu et l’initiative privée ne sont pas calculées dans ce régime de masse. La petite personne n’y est qu’un composant de la grande Personne pour parler en termes médiationnistes et de ce fait, comme le soutient Michel Weber, la sphère privée ne se distingue pas du domaine public : les deux doivent être en osmose, la seconde envahissant la première réduite à pas grand chose mais cette réduction de souveraineté étant présentée comme un accomplissement dans un collectif holistique.
Très inspirée par le modèle stalinien dont le roman se veut une critique satirique, l’Océania de 1984 dont fait partie l’Angleterre où se déroule l’histoire abrite une population asservie et manipulée par la Novlangue au vocabulaire réduit et qui ne permet d’exprimer que la doctrine du parti. La figure omniprésente et dominatrice de Big Brother, le chef du Parti, et la très efficace et omnisciente police de la pensée empêchent la population, et notamment les prolétaires, d’avoir des idées secrètes et personnelles. En outre, le plaisir est banni. « Nous abolirons l’orgasme (…) Il n’y aura plus de loyauté qu’envers le Parti, il n’y aura plus d’amour que l’amour éprouvé pour Big Brother. Il n’y aura plus de rire que le rire de triomphe provoqué par la défaite d’un ennemi. Il n’y aura ni art, ni littérature, ni science », explique O’Brien, un membre du Parti à Winston Smith, le héros dissident qui cherche à s’opposer à cette vaste entreprise de déshumanisation. Le télécran présent dans tous les foyers est un regard fixé à tout moment sur l’intimité des citoyens de l’Océania et un moyen de leur diffuser de la propagande en continu. Le bourrage de crâne non-stop se fait à coups de slogans disruptifs: « La guerre, c’est la paix », « La liberté, c’est l’esclavage », « L’ignorance, c’est la force ». La terreur et la haine de l’ennemi extérieur sont savamment entretenues par la désinformation officiel alors que l’ennemi intérieur est traqué par les cadres du Parti comme « ennemi du peuple ».
Hannah Arendt avait bien évidemment compris le rôle fédérateur de l’ennemi dont les régimes totalitaires font une figure répulsive et persécutrice pour mieux souder les masses contre un danger plus ou moins objectif. Le régime totalitaire est par essence impérialiste et belliqueux : il cherche à étendre son emprise en profondeur dans tous les esprits mais aussi sur un plan géographique par l’invasion. Personne ne doit pouvoir échapper au contrôle du Parti : le pluralisme idéologique n’est même pas concevable. Encore moins l’opposition.
L’embrigadement dès le plus jeune âge a pour objectif d’empêcher l’enfant et l’adolescent de se constituer comme un agent autonome, un individualiste. L’être nouveau que le régime totalitaire tend à promouvoir et à fabriquer est fanatisé, de manière à perdre tout esprit critique, qui lui ferait douter du bien-fondé de l’idéologie. La surenchère entre membres des agences et bureaucrates des administrations entretient le fanatisme: la moindre marque de faiblesse peut se retourner contre celui qui ne manifeste pas assez d’enthousiasme. Chacun aura donc tendance à ré-affirmer hyperboliquement sa loyauté au régime. La peur permanente pousse l’exercice de la terreur à son paroxysme dans les moments de crise. Isolé par la crainte et en mal de support et de solidarité, l’atome humain au sein du régime totalitaire n’a d’autre solutions que de faciliter la pénétration de l’idéologie dans tous les rapports sociaux et dans les moindres rouages de la société.
Si les relations entre le Parti et l’État n’ont pas toujours été fusionnelles dans les différents régimes que nous avons cité, c’est parce qu’ils sont toujours en phase de conquête du pouvoir et en lutte contre un monde ancien hostile à son accomplissement. Car le totalitarisme poursuit un but utopique. Les études de l’historien Johann Chapoutot notamment ont par exemple montré que l’imaginaire nazi est le rêve pour le peuple allemand (et lui seulement) d’un retour à une germanité primitive, harmonieuse, saine et décente. Constamment parasité par l’action structurante du Parti, ’État est appelé à disparaitre progressivement au profit de la «communauté» définie par la race et son «espace vital». Les frères de race germanique y vivent selon la loi organique du nouveau Reich, à ne pas confondre avec l’État, héritier d’une autorité obsolète, et appelé à disparaitre.
C’est sous la plume de Friedrich Engels qu’on retrouve cette même idée de disparition de l’État: « L’intervention du pouvoir d’État dans les relations sociales devient superflue dans un domaine après l’autre, et s’assoupit ensuite d’elle-même. Au gouvernement des personnes se substituent l’administration des choses et la direction du processus de production. L’État n’est pas « aboli » ; il dépérit. » La disparition des classes sociales et de l’État sont pour lui concomitantes.
L’État, force de coercition, s’efface donc au profit du Parti pour lequel tout ce qui ne converge pas est considéré comme hostile au projet de la révolution qu’elle soit fasciste ou communiste.
En considérant le Parti en tant que personne morale comme le fait le droit public français, essayons d’établir une analogie entre sa stratégie et le comportement d’un paranoïaque.
De son côté, le paranoïaque souffre d’une incapacité à faire la part des choses entre ce qui vient de lui et ce qui lui est extérieur, entre son autonomie et le déni de souveraineté dont il s’estime la victime et qui le pousse à réagir. Chaque détail pourra être reconnu contre lui, chaque comportement d’autrui identifié comme un menace. Cependant à moins d’être dans une phase critique et délirante, le patient pourra ne pas franchir le cap de la défiance, rester dans les limites d’un danger supportable pour sa propre Personne sans avoir à passer à l’acte pour se délivrer d’une emprise extérieure insoutenable. Le totalitarisme, dans sa phase conquérante, ne peut pas quant à lui supporter la moindre contradiction. Il correspond en fait à la crise persécutoire chez le paranoïaque et à sa réplique.
En P48, je me suis appuyé sur des cas ostensiblement pathologiques où la persécution ressentie (ou active dans le cas de l’érotomanie) avait largement passé les bornes. Le Parti totalitaire type vit sous pression dans une tension permanente qu’il alimente lui-même à l’image du paranoïaque qui vit sur ses gardes (bientôt rouges) parce qu’il est persuadé qu’un complot s’ourdit contre lui à l’étranger. Mais le régime totalitaire est victime dans le même remps d’attaques intérieures qui font penser à l’hypocondrie, un cas dans lequel la défense s’opère donc sur deux fronts. Tout comme les conservateurs, l’État devient alors une force d’inertie hostile à l’objectif final du Parti, force dynamique et organe du grand bouleversement.
Le délire paranoïaque ne peut que prendre la tangente par rapport à la vision commune. L’État est lui-même le vecteur de cette doxa politique. Même si le Parti prend le pouvoir et que l’appareil d’État doit alors se mettre à son service, un temps de bouleversement est nécessaire.
Prenons cette fois-ci l’exemple de la révolution culturelle chinoise. Le 8 août 1966, le comité central du Parti communiste chinois diffuse un projet de loi (qu’on suppose avoir été rédigé par Mao lui-même) à propos des « décisions sur la grande révolution culturelle prolétarienne ». Voici le texte: « La grande révolution culturelle prolétarienne vise à liquider l’idéologie bourgeoise, à implanter l’idéologie prolétarienne, à transformer l’homme dans ce qu’il a de plus profond, à réaliser sa révolution idéologique, à extirper les racines du révisionnisme, à consolider et à développer le système socialiste. Nous devons abattre les responsables du parti engagés dans la voie capitaliste. Nous devons abattre les sommités académiques réactionnaires de la bourgeoisie et tous les “monarchistes” bourgeois. Nous devons nous opposer à tous les actes de répression contre la révolution. Nous devons liquider tous les génies malfaisants. Nous devons extirper énergiquement la pensée, la culture, les mœurs et coutumes anciennes de toutes les classes exploiteuses. Nous devons réformer toutes les parties de la superstructure qui ne correspondent pas à la base économique du socialisme. Nous devons purger la terre de toute la vermine et balayer tous les obstacles ! »
Voilà un propos pour le moins radical qui ne pouvait que déclencher des troubles violents dans un pays en difficulté. Et ça n’a pas raté. Les Gardes Rouges sont des jeunes, généralement de milieu modeste, que les discours de Mao vont chauffer à blanc: Trump fait figure de modéré à côté. « Nous ne voulons pas la gentillesse, nous voulons la guerre» répétait Mao et un climat de terreur va progressivement s’installer. Pendant trois ans, les gardes Rouges vont afficher publiquement des noms de prétendus contre-révolutionnaires, ces derniers n’étant que des mous du genou. Ils perquisitionnent au hasard les maisons pour y trouver des preuves compromettantes de « déviance ». La définition de Michel Weber fonctionne ici: l’espace privé n’est pas respecté et la police (ou ce qui en tient lieu) peut saisir tout ce qui est compromettant avant de vandaliser le lieu sans autre forme de procès. Rien qu’à Shangaï, 150 000 logements auraient ainsi été confisqués.
Autre trait marquant de la révolution culturelle: les personnes soupçonnées d’être des ennemis idéologiques sont sommées de faire leur auto-critique en public et leurs aveux sont ensuite retenus contre eux lors de procès expéditifs qui se terminent parfois par des exécutions publiques ou alors un emprisonnement dans des camps de travail à la campagne pour que les mal-pensants soient « rééduqués » par le travail manuel. Personne n’est à l’abri des persécutions des Gardes Rouges, celles-ci étant des réactions prétendument nécessaires face au danger révisionniste susceptible de sommeiller même chez les révolutionnaires de la première heure à l’enthousiasme émoussé. Tous les arguments sont bons pour discréditer l’adversaire. La moindre trace de goût occidental (musique classique notamment) est suspecte. Confucius a lui-aussi eu droit à sa campagne de dénigrement. Tout ce qui n’est dans la droite ligne de la dictature du prolétariat est interprété contre elle, ce qui entraine une campagne de table rase particulièrement radicale, sinon efficace.
L’auto-critique est pour un régime qui doute de sa propre Personne, autrement dit qui se défie de son propre peuple à qui il ment pour masquer ses difficultés économiques et son inefficacité, l’occasion de rejeter la responsabilité du malheur (mauvaise tournure des évènements) sur l’individu déviant. Ce dernier se transforme ainsi en bouc-émissaire « volontaire » (la menace lui fait en réalité endosser des reproches qui ne sont pas de son ressort): le prévenu doit utiliser la langue de bois des Gardes Rouges pour s’accuser lui-même de crime dont il est innocent. L’auto-critique est, pour les Gardes Rouges, un moyen expéditif de reporter la responsabilité du mal sur la victime qui en s’auto-accusant justifie son arrestation, c’est simpliste mais on ne s’embarrasse pas de subtilité pour dégrader son adversaire.
Dans 1984, la délation est encouragée pour le bien commun, ou du moins celle du Parti, et elle alimente la suspicion généralisée. Les enfants sont eux-mêmes mis à contribution. Chacun est sur ses gardes, personne ne peut prétendre à une quelconque intimité et la sécurité réside dans l’adhésion totale et indéfectible aux thèses du parti et à la communauté. Winston Smith se méfie et hait d’abord Julia qu’il soupçonne de l’espionner alors qu’elle deviendra sa maitresse avec qui il entreprendra une action de résistance. Ils seront dénoncés par celui qui leur louait une chambre et Winston se méprend sur O’Brien qui, un temps son « allié », se révèle être un manipulateur, cadre du parti. Il va torturer Winston en fouillant jusque dans ses phobies les plus profondes afin de faire tomber chez lui toute résistance au système. La destruction de leur Personne s’opère par l’intrusion inquisitrice de l’enquêteur dans les recoins les plus intimes de la psychologie des détenus. La conversion idéologique forcée de Winston constitue la victoire finale du Parti sur lui. Imbibé de gin et réduit à l’état d’épave, il admet l’inadmissible dans les dernières lignes du livre: il aime enfin Big Brother qui l’a pourtant psychiquement détruit.
Le roman d’Orwell diffère des régimes qui ont vraiment existé en ce les cadres du Parti ne se réclame plus du peuple: la classe dirigeante se méfie même ouvertement des « common people » chers à Orwell. L’Océania ne semble même n’avoir aucune véritable idéologie. Le Parti n’a d’autre but que de se maintenir au pouvoir par un contrôle absolu des individus sans même avoir à flouer le peuple avec du rêve (en dehors de la loterie). La soumission n’y a même pas le prétexte d’un mode meilleur pour les générations futures.
L’autocritique à laquelle ont eu recours les procès de Moscou par exemple a stupéfié les opinions publiques occidentales par l’aveu unanime de tous les accusés et la dénonciation complaisante « spontanée » qu’ils faisaient de leurs « crimes ». Ce procédé constitue sans doute l’un des moyens les plus pernicieux utilisés par le système puisqu’il rend public, officialise et médiatise la confession « spontanée » des accusés, pour certains brisés par des semaines de tortures physiques et psychologiques. Les dossiers d’accusation montés de toutes pièces font porter sur les épaules de membres historiques de la révolution bolchévique, contrepoints au pouvoir absolu de Staline, des charges pour les discréditer aux yeux de l’opinion publique russe. Il leur fait également endosser l’incompétence économique de la planification soviétique en les accusant de haute trahison, de terrorisme, de sabotage, d’assassinats, d’espionnage et de complot. Staline se débarrasse ainsi des figures emblématiques de la révolution et des cadres du Parti qui ne lui doivent rien pour les remplacer par ses propres créatures et asseoir sa main mise sur le direction du pays. Ces procès pour l’exemple ont aussi vocation à marquer les esprits et à offrir au public un simulacre d’épuration idéologique. Les prévenus sont généralement contraints de s’accuser mutuellement avant d’avouer leurs propres « crimes ». Ils se discréditent ainsi eux-mêmes aux yeux de ceux qui les considéraient, rendant possible l’approbation de la sentence (la mort ou la déportation au goulag, c’est à dire la mort différée).
Dans Le Zéro et l’Infini d’Arthur Koestler, Roubachov, pourtant militant de la première heure et communiste sincère, s’accusera finalement d’être un traître, un renégat, un ennemi de la classe ouvrière. Le roman met en lumière la pression psychologique à laquelle sont soumis les accusés et les débats intérieurs des inculpés, qui en viennent à reconnaître publiquement leurs torts à l’égard du parti et à trouver juste leur châtiment. Un constat qui fait écho au dénouement très noir de 1984.
Cette vision manichéenne du monde (celui qui n’est pas avec nous est contre nous) renvoie à la sur-interprétation délirante du paranoïaque qui traduit tout ce qui n’abonde pas dans son sens en une preuve supplémentaire d’une persécution orchestrée. La modération devient pour lui un indice suspect. J’ai déjà mentionné cet aspect pour le régime totalitaire: il vaut mieux être dans les ultras pour ne pas être accusé d’appartenir au conservatisme ou à la réaction, ce qui revient souvent à prendre les devants et à dénoncer celui qui, sans être votre ennemi, n’est pas pour autant votre allié. Le système paranoïaque pousse donc le sujet à l’autodestruction. L’autocritique remet en cause les fondements même de ses convictions. Par un effet pervers, le système lui fait endosser la responsabilité de ses propres défaillances comme le paranoïaque, fragilisé dans son égo, fait porter à un persécuteur extérieur les causes du mal qu’il porte finalement en lui. La différence, c’est que le paranoïaque est psychotique et croit en sa ralité délirante quand le régime totalitaire n’est pas entièrement de bonne foi.
De même que Staline a voulu détruire ses anciens compagnons de route, Mao a lancé la révolution culturelle pour détruire l’opposition « révisionniste ». Cela s’est notamment traduit par une purge au sein du parti communiste et parmi les intellectuels, une manière d’affaiblir la bureaucratie qui pourrait s’interposer entre la figure tutélaire (boosté par le culte du chef, Grand Timonier, Petit Père des Peuples, Fürher, Duce ou Big Brother) et les masses. Populisme et totalitarisme vont ici de pair. Contrairement à ce qui ce qui opère dans l’autoritarisme, la hiérarchie n’est pas prioritaire et la responsabilité ne se concentre pas au sommet ou dans l’État : elle se dilue à tous les échelons, se distribue au gré des circonstances dans une sorte de révolution permanente qui oblige à une remise en question perpétuelle, ce qui occasionne une insécurité chronique et une vulnérabilité de tous les instants. Incertain de la solidité de sa propre Personne, l’État totalitaire vise à se fondre dans les individus et à briser en eux toute tentative de penser par eux-mêmes et surtout d’agir dans leur intérêt. « C’est l’un des droits absolus de l’État de présider à la constitution de l’opinion publique, » dit Josef Goebbels qui entendait remodeler le vocabulaire de la langue allemande pour rendre impossible la pensée alternative, la novlangue imaginée par George Orwell quelques années plus tard.
Goebbels avait sans doute avant tout le monde compris l’importance des mass médias et plus particulièrement de la radio (le télécran dans 1984) qui faisait pénétrer la voix d’Hitler au coeur du foyer, voix qu’il avait fait retravailler par un ingénieur du son pour la rendre plus agréable à l’oreille de l’auditeur. Rappelez-vous également le discours de Mussolini à la TSF dans Une Journée particulière d’Ettore Scola, les campagnes d’affichage des Gardes Rouges. La présence envahissante du chef et des symboles du pouvoir frappe toujours ceux qui ne sont pas habitués et qui oublient eux-mêmes que le consumérisme se rappelle à leur bon souvenir à chaque panneau publicitaire et dans chaque spot.
L’État ou le Parti en la personne du chef et de son iconographie s’invite partout et la population est constamment invitée à manifester sa loyauté envers le régime par des manifestations collectives. La solitude est dépréciée et même le prisonnier n’est pas soumis à l’isolement. Au contraire, sa ré-éducation se fait par le collectif et le lavage de cerveau consiste justement à extirper du crâne du dissident toute pensée individuelle.
État, parti et peuple tendent donc à se fondre. Le totalitarisme lutte par conséquent contre l’hypostasie de toute instance qui ne peut prétendre à l’autonomie. L’information, l’économie, la police, la justice, la foule, tout doit concourir à la puissance du régime qui en contrepartie la partage avec le peuple dans une forme de populisme mythique et de fusion mutuelle (« Ein Reich, Ein Volk, Ein Fürher »). Le nazisme offre cependant une variante très singulière de l’usage de la responsabilité : si l’objectif est fixé par la hiérarchie, le choix des moyens à mettre en oeuvre est du ressort de l’agent. Il est donc libre d’obéir, une expression que j’emprunte à la remarquable étude de l’historien Johann Chapoutot.
Arendt n’incluait pas la religion dans les possibles totalitaires. Je pense pourtant qu’elle peut parfaitement fournir le matériel idéologique nécessaire à un totalitarisme. Lorsque le dogme se fait séculier, que le pouvoir s’exerce au nom d’un dieu et que la loi religieuse prend le pas sur le droit civil pour parfois le remplacer jusque dans les moindres détails de la vie quotidienne, on peut parler de totalitarisme et a fortiori quand la loi religieuse pèse sur tout un peuple, y compris ceux qui n’embrasserait pas cette religion. Comme une idéologie politique totalitaire pratique la ré-éducation par le travail ou tout autre moyen, une religion totalitaire, anti-laïque, s’imposerait par la force bien au-delà de la simple conversion, lors d’une sorte de croisade à long terme.
La théocratie ne s’est jamais totalement imposée en Iran, même si les Gardiens de la Révolution, placés directement sous les ordres de Rouhollah Khomeyni, répondent à de nombreux critères. Mais ils n’ont jamais constitué qu’un corps idéologique et armé puissant au sein d’un État assez diversifié où les factions et les instances se sont affrontées ouvertement, empêchant de fait une hégémonie durable sur l’ensemble de la population. Daesh en revanche a appliqué à une échelle moindre un régime totalitaire islamiste où la charia, loi musulmane, était en vigueur sans rivale possible. Cependant l’EI tient plus de l’organisation terroriste en état de siège que de l’État avec des institutions stabilisées sur un territoire défini.
Le régime totalitaire réclame de gros moyens humains et matériels pour assurer le bon fonctionnement des services de contrôle, de renseignement et de propagande. Un clergé séculier, de par son organisation, est parfaitement apte, sinon à assurer seul, du moins à donner un cadre théologique à la « réhabilitation » des dissidents par une sorte de reconquête spirituelle, surtout si le prosélytisme fait partie de son ministère. Nos amis perses et arabes ont semble-t-il manqué d’un peu de rigueur pour vraiment travailler la question et c’est vers l’Espagne franquiste que je vais me tourner pour étayer mon hypothèse d’un totalitarisme religieux.
Contrairement au nazisme et au fascisme, le franquisme ne « céda » pas au paganisme et conserva d’excellentes relations avec le Vatican et les Jésuites. D’autre part, l’Espagne connut une guerre civile particulièrement sanglante avant la déclaration du deuxième conflit mondial auquel elle ne participa pas. Lorsque les troupes de Franco remportèrent la victoire finale et occupèrent tout le territoire, elles eurent sur les bras un nombre important de prisonniers, tous les républicains n’ayant pas pu fuir vers l’étranger. Si les conditions de détention effroyables, les mauvais traitements et la torture entrainèrent de nombreuses morts, il ne fut jamais officiellement question d’extermination des opposants. Les autorités espagnoles lancèrent un vaste projet de « conversion » des vaincus, compris comme un moyen de rechristianiser l’Espagne. Le plan de « régénération morale des vaincus » se mit en place dès 1939. C’était « un vaste projet de rééducation morale et de formation religieuse des prisonniers, englobant tous les aspects pouvant faire partie des attributions de l’Église : assistance religieuse, prédication, enseignement du catéchisme, visite aux malades, action culturelle et autres services pouvant être confiés aux bons soins des prêtres. »
En Espagne, les opposants politiques et religieux étaient les mêmes puisque les Républicains étaient généralement des matérialistes athées, des « sans-Dieu ». La junte franquiste et l’Église vont légitimer le châtiment grâce à la théologie. Pour être en conformité avec le mandat de la justice (militaire) et la charité (chrétienne), il fallait que, d’une manière ou d’une autre, le délinquant (le détenu politique étant considéré comme un prisonnier de droit commun) paie sa dette à ses principales victimes : Dieu et l’Espagne. Dans les compensations pour la patrie, le travail prit la forme de travaux forcés. Quant à l’offense faite à Dieu, seule la pénitence pouvait la réparer. Le coupable portait sa faute et le mal en lui, et seule l’Église pouvait l’en extirper et témoigner de sa repentance comme au bon vieux temps de l’Inquisition et de la Reconquista sur les Maures. Les aumôniers eurent donc la charge de s’assurer de la réalité du désir de repentir des prisonniers. L’Espagne a également eu ses intellectuels catholiques et propagandistes qui vont activement participer à cette croisade intérieure, un terme employé pour minimiser l’horreur des massacres fratricides et la sévérité de la répression. Si l’idée était d’évangéliser en masse, ce travail ne pouvait se faire qu’au cas par cas. Chez les catholiques, la confession était individuelle et la relation avec le directeur de conscience ne pouvait pas être conçue autrement que dans la relation intime.
Les prisonniers étaient classés en disposés, indécis et fondamentalement matérialistes. Le régime catho-nationaliste se servait donc de ces catégories de potentielle conversion religieuse pour « réhabiliter » les opposants, mais il utilisait aussi l’isolement pour briser les collectifs politiques toujours solidaires en prison, ainsi que le lien entre le devenir du prisonnier et celui de sa famille, sorte de chantage affectif. « Ainsi, le rayon d’action du système pénal ne se cantonna pas à la sphère judiciaire, mais étendit à tout le champ social une politique répressive qui investit l’espace public et privé. Il existait ainsi toute une série de mesures incitant les détenus et leurs proches à collaborer, qui reflétaient tout à fait la véritable nature de plan de rééducation sociale mis en place par le franquisme. Le message adressé aux prisonniers était clair : en travaillant, ils pourraient se rapprocher de leurs familles. La discipline et la hiérarchisation militaire firent de l’obéissance la première des obligations. La fusion avec les principes religieux donnèrent une puissance énorme à un système pénal qui s’appuyait sur un total abandon de soi des intéressés. » Extrait de « Le rôle de l’Église dans la répression franquiste » de Gutmaro Gómez Bravo, sur lequel je m’appuie largement.
L’objectif final de ce plan carcéral de rééducation était de réussir à ramener dans la société un prisonnier devenu un bon chrétien, un Espagnol et un travailleur parfait. Par un système de remise de peine, les prisonniers retrouvaient progressivement la liberté mais une liberté surveillée. « Ils obtenaient un coupon bleu qu’ils devaient présenter partout où ils passaient et sur lequel apparaissaient les restrictions et obligations auxquelles ils étaient soumis. Au moindre problème, ils devaient retourner en prison, sachant, qui plus est, que la récidive annulait la réduction de peine et qu’ils recommençaient au régime carcéral le plus dur. Pour éviter cela, et pour permettre au prisonnier de « s’acclimater », l’étau se resserrait autour de lui et de sa famille. On retrouvait alors une série de figures, qui mettaient en route l’un des principaux mécanismes de contrôle direct de l’époque. Tout d’abord, l’appareil policier : filatures, vérifications, activités, etc. Ensuite, le milieu professionnel : l’agence de placement locale devait trouver un travail pour celui qui avait été libéré. Il pouvait s’agir d’un travail d’intérêt général, mais le plus souvent c’était un particulier qui l’encadrait en l’employant, suivant la logique du patronage, et qui rendait compte de son attitude au travail. »
Pour « entreprendre le travail immense de voir les prisonniers et leurs proches se débarrasser du poison des idées haineuses et antipatriotiques », des associations catholiques féminines et les conseils locaux géraient les revenus des familles de détenus, emprisonnés ou sous conditionnelle, et s’assuraient de leur moralité, les moyens de pression étant la suppression des maigres allocations et des remises de peines.
Lorsque le régime franquisme eut éradiqué la menace politique, il s’attaqua aux minorités sexuelles et en 1954, les homosexuels furent associés aux proxénètes, voyous, mendiants et nomades dans le « loi sur les fainéants et les malfaiteurs ». Criminalisés et également dégradés par la médecine, ils furent internés et condamnés aux travaux forcés dans des « établissements de travail et colonies agricoles » (camps de concentration qui cachent leur nom), ce type de production contrainte étant pour le franquisme autant une source de main d’oeuvre bon marché qu’un moyen de rééducation, une pratique qu’on retrouve dans tous les régimes totalitaires.
Le franquisme a donc mis sur pied un programme de recatholicisation des « âmes égarées » avec l’aide non seulement du clergé mais de toute la communauté religieuse du pays. Ses membres accomplissaient leur devoir de fidèles et de bons patriotes en assurant un « extraordinaire mécanisme de contrôle social » construit sur la peur et la culpabilité, le châtiment et le pardon. Cependant ce dernier n’était jamais réellement accordé et la pression psychologique continuait à s’exercer sur les prisonniers en liberté conditionnelles et leurs familles finalement condamnés à vie par ce système faussement rédempteur.
Dans le totalitarisme, tous les composants de la société doivent donc s’agencer pour servir l’idéologie du Parti unique et tout ce qui ne peut pas y participer doit être détruit ou recycler. A l’instar du paranoïaque très empathique (fusionnel dans l’affect), la police de la pensée ou l’Église comme en Espagne s’échinent à traquer dans les esprits ce qui pourrait s’opposer à l’hégémonie intellectuelle et spirituelle du régime. Le personnage d’O’Brien dans 1984 est sur ce point particulièrement troublant: il donne parfois l’impression d’en savoir plus sur Winston Smith que ce dernier lui-même. Et son esprit pénétrant aura finalement raison de la résistance de Smith. L’autocritique et la confession forcées obligent le prisonnier à reconnaitre oralement sa soumission et s’il n’est pas convaincu de ce qu’il avoue, son aveu est un mensonge puisqu’en apparence aucune torture physique n’est appliquée. Ne peut-on voir dans la sur-interpétation paranoïaque, cette même tendance à retourner la responsabilité du mal et à la faire endosser à celui-là même qu’on charge? Dans les cas de fanatisme idéologique, la logique totalitaire rejette de « bonne foi » la faute et l’égarement sur le dissident qu’il s’agit de démasquer dans un premier temps comme s’évertue à le faire le paranoïaque. Le rejet de la responsabilité sur autrui et le nécessaire anéantissement de la malveillance sont des points communs tout à fait saisissants à mon avis du fonctionnement du totalitarisme et de la paranoïa.
Le régime totalitaire est donc une société à responsabilité illimitée (mal délimitée) par destruction des #rôles: tout le monde contrôle tout le monde, chacun peut devenir délateur pour le bien commun, le prévenu finit par s’accuser lui-même. En cas de dysfonctionnement, l’erreur peut être imputée à un ou plusieurs membres pour sauver le processus révolutionnaire qui pourra être relancé par la suppression des éléments gênants. Dans cet univers paranoïaque de suspicion généralisée, d’instabilité permanente et d’insécurité entretenue, ce qui ne cadre pas est tout simplement écarté. Le travail de Winston Smith consistait à ré-ajuster l’Histoire de l’Océania comme certains fonctionnaires étaient chargés de faire disparaitre les dignitaires en disgrâce des photographies officielles. Quant à la novlangue, elle est destinée, par la destruction des mots inutiles, à n’être plus que le vecteur sans équivoque de la pensée dominante, capable de soutenir tout et son contraire en fonction des directives du régime : un membre du Parti peut donc réviser sa vision de la réalité Le délire paranoïde n’est-il pas une ré-écriture du réel?
Tout le reste est révisionnisme. A la revoyure!