Résolument communistes – C9
Spontanément, on aurait tendance à penser que l’utile a plus de valeur que l’inutile. Si le sac est trop lourd, on se débarrasse de ce dont on n’a pas besoin et on garde ce qui vaut le coup d’être porté. C’est même à se demander pourquoi on a bien pu s’encombrer d’un tel surplus pondéral. C’est sans doute parce qu’entre l’indispensable et le superflu, il existe une échelle de valeurs sur laquelle il n’est pas toujours évident de placer le curseur. Mais ne nous égarons pas : sans trop avoir à y réfléchir et dans une situation d’urgence, nous valoriserons le nécessaire au détriment de ce dont on peut se passer.
C’est vrai dans une certaine mesure. Si on meurt de soif, rien ne vaut un verre d’eau. Mais une fois la soif étanchée, l’eau perd de son utilité immédiate et de là, toute valeur d’échange. A côté d’une source, elle pourrait même ne pas en avoir du tout et à moins de s’approprier la source, cela va être compliqué de chercher à vendre un verre d’eau à celui ou celle qui n’aura qu’à plonger ses lèvres dans le bien courant pour s’abreuver. Il faudra donc trouver autre chose, comme la vente de bouteilles étiquetées qui rappelleront aux pèlerins combien fraîche et naturelle était la source alors que leur propre gourde est déjà pleine de cette eau sans autre valeur que celle d’un usage différé.
Le matérialisme historique nous apprend à ne jamais raisonner hors contexte et la réflexion sur la valeur n’y échappe pas : c’est en situation que je peux évaluer l’importance d’un élément. L’eau n’a de valeur que lorsque j’ai soif et qu’elle n’est pas surabondante. Utilité et disponibilité sont deux facteurs conjoncturels à prendre en compte.
Dans une logique capitaliste, la valeur marchande l’emporte sur l’utilité : pourvu que ça se vende, le profit n’a pas plus d’odeur que l’argent qui le matérialise.
Ainsi l’industrie de l’armement est florissante dans le pays des droits de l’homme et si les hand spinners n’ont pas fait de vieux os entre les doigts des énervés, ils constituent déjà des tonnes de rebuts plastiques non-recyclables, à moins qu’un communicant futé ne les remette à la mode. Lorsqu’il s’agit de faire fructifier le capital, la valeur d’usage est délibérément négligée. Et l’hypocrisie des rentiers fait le reste. « Le monde entier fabrique des armes, pourquoi pas nous ? » ou alors « si ça se vend, c’est que les gens y trouvent leur compte. »
On pourra rediscuter un autre jour de l’aliénation consumériste et de l’illusion de la liberté du consommateur. Contentons-nous pour l’instant de constater que l’humain est susceptible d’acheter des marchandises dont il n’a pas besoin, ni même parfois l’usage, et qu’il se trouve toujours de bonnes âmes pour les lui proposer afin de s’enrichir.
L’objectif du capitaliste étant d’accroître son patrimoine, peu lui importe les vertus non lucratives de son investissement. Dans cette optique financière, la spéculation est une opportunité de plus pour s’enrichir, une aubaine à saisir d’autant plus attractive que les taux de rendement y sont hauts. Ni l’utilité ni la morale n’intervienne. Le risque se rémunère, un point, c’est tout.
Tout cela peut paraître choquant mais dites-vous bien que nous sommes une minorité à penser ainsi, ou même à envisager la question sous cet angle. Il suffit d’ailleurs d’un minimum de flou écologique pour que Total ait l’air de sauver la planète et pour faire croire qu’Amazon crée plus d’emplois qu’il ne détruit de métiers. Grâce à ce type d’escobarderie, on peut être actionnaire de Solvay et continuer à prôner un développement durable à base de poubelles de couleurs. Au nom de la liberté d’entreprendre, les libéraux spéculent en bourse. Au nom de la fable des abeilles et de la petite musique du ruissellement, on peut continuer à faire du blé sur la guerre en Ukraine. Au nom des Droits de l’Homme, on a envahi, détruit et reconstruit l’Irak à ses frais. C’est aujourd’hui le tour de l’Ukraine.
Pas plus qu’on ne peut en vouloir aux philatélistes de ne jamais écrire de lettres, on ne peut pas reprocher à un capitaliste de ne pas être utile à l’économie vertueuse, ou même productive. Ce n’est pas son problème. Seul compte pour lui le profit et si ce dernier est érigé en sport national par le président lui-même (« il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires » a dit Macron, ou un truc du genre), il ne faut pas s’étonner que le modèle fasse son petit bonhomme de chemin dans les têtes de milliards d’humains.
Au passage, je vous propose un calcul rapide. Admettons que vous gagniez 2000 euros net par mois tout au long de votre vie professionnelle, soit 45 annuités (je devance l’appel du gouvernement) à raison de 13 mois par an, 45 X 26000 = 1 170 000 euros. C’est la somme que vous gagneriez dans votre vie active. On peut vous souhaiter d’avoir ensuite encore quelques années devant vous mais on est loin du compte du banquier de l’Élysée, loin du compte en banque qui déborde vu que régulièrement vous l’aurez vidé pour vous loger, vous habiller, vous nourrir et vous offrir deux ou trois bricoles. Il faut vous faire une raison : pourtant seule source de la richesse des nations (titre du best seller de l’économiste anglais Adam Smith), le travail ne paie pas. Avec 2000 euros mensuels, vous vivrez dignement, sans plus, et encore si vous n’avez pas la mauvaise idée d’élever des enfants.
Pour brasser des millions, il faut envisager de faire carrière dans un métier plus rémunérateur et de réussir à mettre de côté pour participer au grand jeu de l’accès à la propriété lucrative, immobilier ou titres boursiers, en priant pour que les bulles n’éclatent pas avec vos économies et vos placements.
Résumons-nous. Parce que seul l’accroissement du capital intéresse le capitaliste, il se fout de l’utilité et de l’éthique de son investissement : seul, le rendement financier lui importe. Quoiqu’amorale (c’est illégal si on finance les trafics en tous genres, c’est à dire les échanges punis par la loi comme le proxénétisme, le travail au noir ou le deal de came et ça devient immoral si en face, le contractant n’a pas le choix), cette vision des choses apparaît comme un horizon indépassable pour bon nombre de nos contemporains. Il faudrait être stupide pour ne pas vouloir gagner de l’argent au moindre effort et sa conscience, eh bien, il faut savoir s’asseoir dessus pour faire fortune d’autant que la philosophie libérale sait faire des acrobaties pour se payer des indulgences.
Le libéralisme reporte toute la responsabilité sur l’individu, mais sur l’autre de préférence. Si je fabrique du poison, je ne suis pas responsable de l’usage qu’en fait mon client. Ma responsabilité s’arrête à la protection de mes employés et à la totale transparence de mes activités. S’il empoisonne des nuisibles ou des patients, ce n’est pas mon affaire. Je ne m’engage qu’à fournir des fioles hermétiques d’un produit à risques. Sinon, adieu le commerce des couteaux et de ce qui d’une manière ou d’une autre peut provoquer du dommage à autrui, c’est à dire à peu près tout.
Grâce à Dieu, l’essentiel de la production industrielle ne relève pas du domaine de l’armement et si la grande distribution tue à petit feu, son objectif est tout de même d’assurer le ravitaillement à grande échelle et à petit prix. Cependant les rayons des hypermarchés sont remplis de produits concurrents à l’utilité identique, ce qui pourrait constituer une aberration dans un univers qui prône l’efficacité et la standardisation.
La concurrence est-elle utile ?
Si un produit est bon, pourquoi doit-on en produire un autre aux caractéristiques semblables et le démarquer de son prédécesseur par des détails ou des techniques marketing de distinction ? Eh bien… au nom de la liberté d’entreprise mais également parce que la concurrence évite le monopole et stimule, d’après la doctrine ordolibérale, la baisse des prix. En effet, si la production de masse abaisse les coûts de production, les prix ne baisseront que si les entreprises sont obligées de limiter leurs profits pour rester compétitives. Sans intervention de l’État, le monopole serait la porte ouverte à l’abus. La concurrence libre et non faussée est par conséquent favorable au consommateur. J’ai bien dit « libre et non faussée ».
En revanche, cette concurrence n’est pas propice à l’emploi puisque celui-ci est une variable d’ajustement financièrement efficace. Je vous rappelle que le travail est à l’origine de la richesse. On ne peut donc s’en passer dans l’économie productive mais on peut l’automatiser et le confier à des machines. Marx parlait de travail mort à ce propos. Il s’oppose à celui pratiqué par des êtres vivants dont la faiblesse majeure est la fatigue et la nécessité de reconstituer leur force de travail par de la nourriture et du repos. Or plus on produit, plus le prix unitaire baisse, plus le produit se vend, plus les profits augmentent, plus la tentation d’investir dans les machines est grande d’autant que la mécanique ne demande qu’à être alimentée et de réclame pas de participation aux bénéfices financiers. Le capitaliste a donc trouvé un allié de taille dans l’ingénieur. Il a juste fallu faire admettre à l’opinion publique que les emplois perdus l’ont été pour supprimer les tâches répétitives et épuisantes. Or une tâche répétitive ne devient épuisante que parce que sa fréquence est élevée et l’augmentation de la cadence est une question de rendement et donc de profit.
En réduisant la tâche de chaque ouvrier, la division scientifique du travail de Taylor a réduit l’autonomie de l’artisan et l’automatisation a fait de l’ouvrier un opérateur au service de la machine, nouveau dieu mécanique de l’industrie.
Nous n’aurions aucune raison d’aller contre cette modernisation si le travail humain en avait profité équitablement. Or si politiquement le suffrage est aujourd’hui universel quasiment partout dans le monde et que la démocratie est officiellement le modèle promu par l’occident, économiquement, c’est une autre affaire. L’entreprise n’est pas un espace démocratique : les personnes n’y ont pas toutes le droit de vote ni leur mot à dire sur la production. Les actionnaires qui ne mettent jamais les pieds dans la boite sont plus puissants que les dirigeants qui prennent des décisions qui concernent les salariés qui assurent le travail qui génère les bénéfices dont on extrait les dividendes qui réjouissent les actionnaires qui, s’ils ne sont pas contents, pourraient décider de mettre tout le monde au chômage du jour au lendemain si le droit du travail n’existait. Alors les actionnaires doivent ruser par le truchement de managers, de cabinets conseils et d’avocats d’affaires.
On s’est donc considérablement éloigné du travail utile puisque la force de travail qu’elle soit main d’oeuvre ou conception n’est que l’instrument du profit pour lequel œuvre l’entreprise. In fine, c’est l’intérêt des investisseurs et des banques qui comptent. Produire à perte quelque chose d’utile n’entre pas dans la raison d’être de l’entreprise privée : ce qui ne rapporte pas aux particuliers ne peut qu’être confié aux pouvoirs publics, aux fondations ou aux associations. La déclaration d’utilité publique n’est toutefois pas négligeable pour l’image de l’entreprise mais n’intervient que comme un facteur supplémentaire d’accroissement du profit dans une société qui a mauvaise conscience. La formule est volontairement ambigüe.
Au final, si l’on produit de l’indispensable, pas besoin de soigner particulièrement son image publique. En revanche, si on fait des saloperies, mieux vaut opérer en secret et avoir l’air propre sur soi. Le mécénat, le sponsoring, le happy management et le greenwashing ne sont que les versions modernes des œuvres de charité et du paternalisme patronal d’antan, des manœuvres hypocrites pour redistribuer avec parcimonie ce qui a été capté sur le travail d’autrui.
On fait une pause. A la revoyure, camarade !