C8 – Tirons les marrons du feu

Avant même de parler de redistribution des richesses, il faut évoquer la production de la valeur. Une fois qu’on l’aura fait, il y a fort à parier qu’on ne pensera même plus à la redistribution, vu qu’on aura réglé la question à sa racine. Tendez la feuille.

Résolument communistes – C8

Soit un châtaignier. L’automne arrive et tombent les bogues pleines de fruits. Tant que personne ne les ramassent, les châtaignes ne valent rien. Dès qu’elles atterrissent dans un panier, puis dans une poêle à marrons, elles deviennent utiles puisqu’on peut s’en nourrir. 

Si vous êtes emmerdant, vous me direz que tous les fruits servent à quelque chose, même sans l’intervention humaine, puisque c’est par eux que l’espèce persévère. Soit. 

Mais pour l’humain, l’utilité de la châtaigne ne démarre qu’avec sa cueillette, la cuisson et l’épluchage, c’est à dire avec une activité de transformation. La châtaigne ne prend une valeur d’usage qu’à l’issue d’une action humaine, autrement dit d’un travail.

Imaginons maintenant un propriétaire manchot. C’est son châtaignier parce qu’il a poussé sur un lopin de terre qui lui appartient Dieu sait comment. Mais sans bras, les châtaignes ne lui sont d’aucun usage. D’ailleurs, notre propriétaire ne sait sans doute même pas que ces hérissons sans vie qui tombent de l’arbre à l’automne peuvent être utiles à qui que ce soit. Aussi quand un gamin entreprenant vient avec son panier ramasser les châtaignes, il se cache et ne dit rien. Il se contente de l’observer, puis de le suivre, les manches dans les poches, comme ça l’air de rien. 

Rentré chez lui, une bicoque pleine à ras bord de pauvres de tous âges, le gamin fait griller les châtaignes et la famille se régale sans voir notre propriétaire qui les espionne et qui comprend tout à coup tout l’intérêt de la cueillette, tant et si bien que le lendemain quand le gamin se pointe avec sa mère pour ramasser d’autres châtaignes, le propriétaire attend les « chapardeurs » de pied ferme. Dans la nuit, ses neurones ont turbiné et il a calculé toute la valeur qu’il pouvait tirer d’un arbre qui jusqu’alors ne lui servait à rien.

Le propriétaire propose alors à la femme et à son fils de ramasser des châtaignes, deux fois plus que la veille, de les griller et de lui en remettre la moitié, épluchées, prêtes à être consommées et livrées chez lui encore tièdes. La femme hésite mais finit par accepter car c’est ça ou rien! A la livraison de la quantité promise de marrons grillés, le propriétaire du châtaignier qui a eu toute la journée pour réfléchir encore a compris que l’arbre donne beaucoup trop de fruits pour sa consommation personnelle et qu’il va vite se lasser d’en manger alors que les châtaignes ont eu un goût plus amer que d’habitude dans la famille des cueilleurs.

Le propriétaire propose donc à la famille d’acheter les châtaignes qui jonchent encore le sol sous l’arbre. Mais celle-ci est pauvre, n’a pas d’argent et ne peut donc procéder à un échange. Le propriétaire s’obstine et les châtaignes non récoltées resteront inutiles cette saison-là. C’est d’autant plus absurde et regrettable que les ventres sont restés creux.

Pour la saison 2, le propriétaire a prévu un autre scénario. Alors que les châtaignes sont arrivées à maturité et commencent à tomber de l’arbre, il va trouver la famille pauvre et désoeuvrée et propose à ses membres d’effectuer la cueillette en une seule journée pour son propre compte contre un panier de châtaignes et de procéder le lendemain à l’épluchage pour la même quantité de châtaignes non épluchées. Les prolétaires (entendons par là ceux qui n’ont que leur force de travail comme possession) acceptent de faire le boulot pour deux paniers de châtaignes quand bien même, ils vont en récolter plus d’une vingtaine. A la fin du deuxième jour, arrivent un cuisinier ambulant qui fait cuire la récolte épluchée dans une grande marmite d’eau bouillante chauffée avec les bogues sèches de l’an passé. Contre un panier de châtaignes brutes que le propriétaire a pris soin de faire mettre de côté, la famille aide à la tâche et à la fin de la journée elle repart avec son panier de marrons non encore épluchés, alors que le propriétaire cède au cuisinier le quart des châtaignes qui ont été mises en bocaux. Le propriétaire fait stocker les bocaux qui lui restent dans son sellier: il calcule qu’en vendant au marché les trois-quarts de ses provisions à un certain prix, il fera assez d’argent pour financer l’achat de nouveaux bocaux, du matériel comme celui du cuisinier et la main d’oeuvre nécessaire à cet ouvrage, récolte, transformation et vente. En outre, il prend soin de faire enclore l’espace autour du châtaignier pour être bien sûr qu’aucun chapardeur ne viendra diminuer ses gains. 

Au fil des ans, le propriétaire n’a même plus à superviser la manoeuvre car il a chargé un contremaitre de le faire à sa place et il se contente de jeter un oeil de temps à autre sur ses livres de comptes, vu que sans bras, il ne peut même pas les remplir lui-même. Quant à la famille de prolétaires, elle voit arriver la saison des châtaignes sans la joie d’antan car elle ne trouve plus de marrons à faire griller et que toute la récolte passe à la marmite. Le gamin qui a grandi maudit le jour où il a été surpris par le propriétaire. Mais il est bien le seul à s’énerver: ses frères et soeurs ont pris l’habitude d’aller travailler à la saison pour le propriétaire qui est devenu le patron et qui les rémunère en monnaie. Avec cet argent, ils achètent des bocaux de châtaignes bouillies sur le marché. Ce n’est pas très bon sans lait chaud mais c’est nourrissant et puis, ils ont oublié le goût des marrons grillés d’autrefois. 

Que retenir de cette petite fable?

D’abord, l’utilité de la matière ne lui est pas intrinsèque: elle résulte d’une analyse humaine et d’une activité. La châtaigne brute n’est pas consommable et n’est d’aucune utilité à son manchot de propriétaire. Les pauvres de l’histoire sont riches d’un savoir-faire et le propriétaire du châtaignier n’est alors que le propriétaire d’un arbre sans valeur d’usage. L’utilité des châtaignes résulte du labeur des prolétaires qui s’activent. Et pourtant s’ils ramassent les châtaignes sans la permission de leur propriétaire, ce sera considéré comme du vol, alors que l’espionnage de leur activité qui donne de la valeur d’usage à la châtaigne n’est pas jugé comme un acte répréhensible. Le délit d’espionnage industriel ne peut naitre qu’avec le brevet, c’est à dire le titre de propriété du savoir-faire, et donc l’infraction dans la sphère privée de l’entreprise. Nos prolétaires n’ont aucune idée de tout cela car la tradition s’est toujours perpétuée sans qu’on y réfléchisse plus que ça.

Ensuite, demandons-nous ce qui a empêché la famille de prolétaires de renverser le manchot dans les bogues et de rafler toutes les châtaignes? Cela aurait été finalement assez juste puisque le manchot n’en a pas l’usage. Mais légalement, la chose appartient à celui qui la possède, pas à celui qui la rend utile. Dans un type de société comme la nôtre, on apprend ça depuis son plus jeune âge.

L’article 17 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 stipule bien que « la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » La déclaration universelle de 1948 est un peu plus souple sur les termes mais la teneur est la même: « 1. Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété. 2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété. » Le caractère sacré disparait mais la notion de propriété n’en demeure pas moins intrinsèquement liée à celle de #Personne. Les communs sont en fait eux aussi la propriété d’un collectif qui est une personne morale. Le problème reste donc inchangé: particulier ou communauté, il existe toujours un propriétaire.

La famille de cueilleurs, soit parce qu’un État et sa police veillent au grain, soit parce qu’elle reconnait spontanément la souveraineté du propriétaire quand il est présent, ne culbute donc pas le manchot et se résout à accepter son statut qu’elle avait néanmoins négligé auparavant, estimant sans doute que la chose appartient à celui qui la trouve. J’avoue moi-même ne pas porter systématiquement aux objets trouvés (je ne sais même pas où cela se trouve dans ma ville actuelle) ce que je trouve par terre. Quand à ce qui est abandonné près des poubelles, je ne me prive pas de le récupérer quand ça peut m’être d’une quelconque utilité. C’est pourquoi les papiers d’identité ou les clefs doivent être remis à ceux qui peuvent s’en servir: garder quelque chose dont quelqu’un a vraiment besoin alors que cela nous est inutile relève du vice.

Le châtaignier et ses châtaignes posent donc problème, notamment parce que celles-ci sont périssables et qu’elles nécessitent un traitement particulier pour être utiles. Mais la loi est du côté du propriétaire et rien ne l’oblige à faire usage du châtaignier et de ses fruits.

Reste à savoir comment il en est devenu le propriétaire. Par héritage, par don, par achat ou par conquête, cette dernière étant un autre mot pour le vol ou l’appropriation abusive.        

La deuxième série de questions porte sur l’entreprise. Quand le manchot se fait entrepreneur, il effectue un travail d’organisation. Après le fermage (reversement d’une partie en nature au propriétaire) de la première saison, il instaure un régime de salaire à la tâche qu’il va ensuite monétiser à son profit. Alors qu’il était le propriétaire ignare d’un arbre inutile au début de l’histoire, il est devenu le chef (la tête) de l’entreprise en finançant une opération de cueillette, de transformation et de conditionnement d’un produit. S’il a tout d’abord spolié les prolétaires qui, avant son intervention, se passaient de lui tout autant qu’il se passait d’eux puisqu’il ignorait l’usage des châtaignes, le propriétaire s’est ensuite fait passer pour celui qui offre de l’emploi à ceux qui ne peuvent plus venir se servir directement à la ressource naturelle. Seul un membre de la famille se souvient de comment les choses se déroulaient avant alors que tous les autres considèrent comme normal de travailler plus pour se nourrir avec des châtaignes bouillies qu’ils apprécient moins mais dont ils se contentent, faute de mieux.

Notre manchot ponctionne la valeur du travail du prolétaire et s’octroie le mérite du résultat. Il prospère sur le dos de ceux qui travaillent pour lui et finissent malgré tout par lui en être reconnaissants. Son seul mérite est d’avoir eu l’idée de mettre les châtaignes en bocaux et de les commercialiser. L’initiative dessert l’intérêt général puisque tout le monde préférait les marrons grillés mais son pouvoir de décision, dû à son titre de propriété, n’est pas remis en cause. Il faudrait pour cela remettre en cause la propriété même du châtaignier. Or c’est un droit inviolable et aucune autorité ne peut l’obliger à utiliser les fruits, sans compter qu’il va ensuite les rendre consommables selon son propre gré.

La stratégie idéologique de la bourgeoisie se caractérise par son hypocrisie, de celle qui permet au vampire d’affirmer que la saignée est bénéfique à la victime. Les prolétaires qu’on peut maintenant définir comme ceux qui n’ont plus le pouvoir de décider de la production ont été spoliés de leur savoir à propos du caractère comestible des châtaignes par un manchot qui, une fois qu’il a pris conscience de ce bienfait, s’en attribue la paternité au simple fait que l’arbre est à lui.

Pour injuste que puisse paraitre la dégradation de la situation pour les prolétaires, l’avantage qu’en tire le manchot n’en est pas moins assis sur la loi et même sur les droits de l’homme. Tant que les pauvres ne meurent pas de faim, ces derniers ne leur sont d’aucun secours. Au nom des droits de l’homme, on pourrait envisager une réquisition des bocaux en surplus pour les nourrir et le manchot serait d’ailleurs assez avisé de devancer cette mesure en proposant charitablement son aide. La réquisition est finalement un impôt en vue d’une redistribution mais on ne fait que redistribuer ce qui à l’origine profitait à la majorité. Et encore, on (nous verrons plus tard qui se cache derrière ce on) leur fera sentir, parfois cruellement, que cette aide consentie l’est au nom de l’humanité du manchot qui peut ainsi se donner le beau rôle après avoir agi comme un capteur de richesse.

Si, comme nous l’annoncions, on prend le problème à sa racine, c’est la propriété de l’arbre et de ses châtaignes qui est en cause. Laissons donc la propriété de l’arbre au manchot mais laissons également la propriété des fruits à ceux qui les récoltent. Sans intervention extérieure, le manchot n’a aucun pouvoir, pas même la capacité de croquer une châtaigne. Les cueilleurs ne sont plus prolétaires puisqu’ils peuvent décider de ce qu’ils vont faire des châtaignes dont le propriétaire de l’arbre ne peut rien tirer seul. Il suffirait que l’État ne se mette pas systématiquement du côté du propriétaire inutile et que le manchot n’ait pas la possibilité d’aller chercher une assistance technique extérieure. On renverserait alors la donne et gageons que les producteurs de marrons grillés accepteraient d’en donner une portion congrue au manchot au nom de l’humanité. Pas de charité condescendante et déplacée. Simplement le droit de chacun de manger pour vivre. Personne n’y perdrait au change sinon le cuisinier étranger et les vendeurs de bocaux.

A la revoyure!

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