Résolument communistes – C10
En France, il existe de nombreuses formes juridiques d’entreprises mais ce sont toutes des sociétés (groupements d’humains) commerciales (qui fabriquent et vendent des biens et/ou des services) dans le but de dégager des profits. Accessoirement, elles créent de l’emploi et génèrent du bien-être mais leur vocation première est invariablement la génération de bénéfices.
Dans la phase de création, il faut donc distinguer l’entrepreneur qui apporte l’initiative et ses compétences de l’actionnaire ou associé qui apporte le capital social sous forme de numéraire (fonds) ou de biens matériels (locaux, machines…) et immatériels (brevet, logiciels).
Le micro-entrepreneur apporte lui-même l’initiative, les compétences et le capital pour lequel il doit généralement emprunter à la banque. Cette société n’en est donc pas véritablement une puisque la banque ne peut pas être considérée comme une associée. Elle a beau vouloir se faire passer pour un partenaire, ce qui compte pour elle, c’est de toucher des intérêts et de rentrer dans ses fonds.
Si on passe à une autre échelle, l’entreprise est un véritable groupement humain, une Personne au sens où l’entend la théorie de la médiation, avec un être (le capital social) et une raison d’être (la raison sociale). Cette dernière n’est pas la même pour l’entrepreneur et son financeur. Le premier vise à faire prospérer l’entreprise en tant qu’entité économique (production, efficacité, rendement, innovation, développement) alors que le second ne voit dans l’entreprise qu’une manière de valoriser son apport d’argent. Les deux logiques ont même des intérêts contradictoires comme on va le voir.
Si la création d’une société anonyme résulte de la rencontre d’un entrepreneur et de détenteurs de capitaux, ces derniers sont les propriétaires de l’entreprise alors que l’initiateur du projet est l’employé de celle-ci avec des comptes à rendre à ceux-là. S’ils jugent que leur placement ne leur rapporte pas assez, ils peuvent même s’extraire du projet, récupérer leurs billes et être remplacé par d’autres actionnaires eux aussi tentés par le profit potentiel. Je vous passe la cuisine juridique des statuts des SA, SAS et autres SARL qui ne nous apportera rien ici.
Ce qui importe, c’est de bien distinguer l’entrepreneur et le financeur. Le premier aimerait dans la plupart des cas se passer du second qui, quant à lui, n’a aucune envie de devenir employeur, rôle à responsabilité sociale qui incombera par conséquent au premier s’il veut développer l’entreprise. En s’écartant de l’économie réelle, le capitalisme financier permet aux rentiers, notamment par l’effet écran des fonds de pension et d’investissement, de s’abstraire un peu plus encore de la réalité de l’entreprise et d’accroitre le conflit d’intérêts entre l’entreprise et l’actionnariat. L’augmentation des dividendes diminue les sommes allouées à l’investissement et à l’intéressement du personnel. Pire, une vague de licenciements s’accompagne parfois d’une hausse de la valeur des actions comme si la perte d’emplois s’inscrivait dans le cadre d’une stratégie agressive et donc conquérante.
Nous avons fait entrer sans crier gare l’employé dans le binôme entrepreneur-financeur. Celui-ci réalise le travail et génère donc la richesse comme nous l’avons vu en C8. D’ailleurs pour revenir sur cette histoire de châtaignes, si le propriétaire manchot avait été à l’initiative de l’exploitation des fruits de sa propriété grâce à l’importation et à la transmission d’un savoir-faire au profit de la famille de prolétaires, on aurait pu considérer autrement la relation entre l’entreprise comme principe à l’initiative et la force de travail. L’une ne va pas sans l’autre : une idée ne vaut que par sa réalisation et la main d’œuvre a besoin d’un donneur d’ordre. Cependant ces ministères peuvent être les parties d’une même personne juridique dont les membres seraient tous propriétaires des moyens de production tant qu’ils participent à cette dernière.
Tous producteurs, tous propriétaires, tous décideurs
La primauté du pouvoir que confère la propriété en régime capitaliste nous paraît carrément abusive : c’est en cela que nous sommes communistes. Il n’est pas question de nier la nature humaine de la propriété dite domestique mais d’en contester la perversion lucrative, la valorisation du capital comme fin en soi si l’on préfère. La propriété privée personnelle n’est pas remise en cause et chacun conserve sa garde-robe et son doudou mais tout ce qui peut générer du profit est collectivisé. Mais le projet résolument communiste n’est pas non plus de remplacer l’actionnaire par l’Etat ni de supprimer l’entreprise mais d’éviter que l’investisseur ait l’ascendant sur l’initiative et la production. Pour que l’activité ne soit pas à la merci de l’actionnaire, il faut tout bonnement se passer de son apport financier, l’empêcher de nuire en asséchant sa rente. Keynes n’aurait pas dit mieux.
J’entends déjà l’objection du boursicoteur anonyme : « Ben, ouais, gros malin, comment tu peux démarrer ton bizness sans capital? On n’est pas chez les Popov ! »
Tu crois pas si bien dire, gros benêt! Après la révolution d’octobre en 1917, ce sont les Soviets qui décidaient dans la future URSS. Et on l’oublie mais soviet veut dire conseil et URSS union des républiques socialistes soviétiques. Les décisions étaient donc collectives à l’origine. La dérive bureaucratique n’est venue qu’après la mort de Lénine, sous le régime de Staline, et il n’est surtout pas question de retomber dans le tout à l’État qui a montré ses limites sous les différents régimes socialistes populaires. On verra qu’il ne s’agit pas non plus d’écarter la planification dans certains domaines régaliens comme l’énergie, les transports, la santé ou l’éducation mais il n’est pas question non plus de sombrer dans la bureaucratie d’un État omniprésent. L’équilibre est difficile à trouver et les Russes n’y sont pas arrivés en partie à cause d’un environnement international très hostile à l’expérience communiste. Soutenue, la jeune union n’aurait sans doute pas connue la famine.
Bernard Friot a remis en lumière le fait qu’en 1946, ce sont les travailleurs eux-mêmes et la CGT qui ont vraiment mis sur pied les caisses de la Sécurité sociale. Le ministre communiste Ambroise Croizat veillait au grain mais c’est un formidable mouvement collectif qui a permis l’instauration en quelques mois, et beaucoup d’efforts tout de même, d’un système public d’assurance sociale auquel la France a dû, jusqu’au sabotage libéral, une protection sanitaire que le monde entier nous enviait, sans oublier une politique d’allocations familiales proprement révolutionnaires. On y reviendra.
Pour l’instant, considérons simplement le fait que dans une France dévastée par la guerre, il s’est trouvé suffisamment de solidarité, d’ingéniosité et d’énergie pour constituer des caisses alimentées par les contributions afin de financer la construction d’hôpitaux, les salaires de leur personnel et une assurance maladie pour les accidents de la vie. Il suffisait d’une volonté politique suffisante de la part d’un grand nombre pour installer une organisation de type véritablement communiste, gérée par les intéressés eux-mêmes. Je vous renvoie au film de Gilles Perret La Sociale qui retrace cette extraordinaire aventure collective.
Fragilisé par sa collaboration avec les Nazis, le patronat de l’époque avait cédé pendant un temps à cette mise à contribution avant de grignoter petit à petit tous ces conquis sociaux jusqu’à installer à l’Élysée un fondé de pouvoir à sa botte. Nous sommes en 2022, à la veille d’une nouvelle offensive de privatisation de notre système de santé, les néolibéraux ne supportant ni la solidarité populaire ni l’intervention publique.
Revenons à l’échelle des PME (de 10 à 4999 employés) qui constituent l’essentiel du tissu entrepreneurial français. A l’heure actuelle, une personne avec un projet commercial va en général le présenter à la banque qui va évaluer sa fiabilité financière. Il existe d’autres solutions comme le prêt d’honneur à taux zéro et sans garantie si on a un pote de confiance plein aux as ou le crowfunding si on a plein de potes pas très riches mais enthousiastes. D’une manière ou d’une autre, il faudra cependant donner une contrepartie ou tout simplement rembourser à échéance.
Le rentier est un parasite
Et comme le financeur n’a aucune raison d’immobiliser son argent pour vos beaux yeux, il va bien falloir lui en donner une de raison : on appelle cela l’intérêt. C’est un pourcentage de la somme empruntée qu’on rendra en plus du capital. Si le crédit à intérêt semble couler de source, demandez-vous tout de même si vous prêteriez vous-même de l’argent avec intérêt à votre enfant, à un parent ou même à un ami. Ça se discute et ça vous permettra de savoir où vous en êtes vis à vis du capital. Le crédit à intérêt (ou usure tempérée) est tellement naturel que nous en partageons le principe avec l’animal. A noter toutefois que le prêt exige une certaine garantie : on peut donc envisager une caution (contre-valeur au cas où les choses tourneraient mal) et un cadre contractuel solide (l’État) s’avère souvent nécessaire pour ne pas avoir à engager un tueur à gages pour récupérer son argent en cas de défaut de paiement.
Posons donc un cadre légal et administratif favorable à ce que propose Bernard Friot pour le financement d’une entreprise communiste. Le terme peut paraître oxymorique mais en bon dialecticiens, nous allons dépasser la contradiction apparente. Fort d’un dossier qu’il aura constitué en amont, l’entrepreneur se rend devant une commission de la caisse de subvention. Il présente son projet comme il aurait à le faire devant un financeur capitaliste sauf qu’il n’insistera pas particulièrement sur l’aspect juteux de l’affaire mais bien plutôt sur son caractère utile pour la collectivité.
Comme nous l’avons déjà dit, un certain nombre de domaines régaliens indispensables à la vie en société contemporaine (monnaie, fisc, justice, législation, diplomatie, armée, police…) mais également à la satisfaction de besoins vitaux actuels (énergie, eau, santé, alimentation saine, abri, voirie, transports, hygiène publique…) doivent dépendre de l’État. L’erreur des régimes socialistes du XXème siècle aura été de chercher à supprimer le secteur privé et de laisser à une administration tentaculaire et bureaucratique le soin de régir l’intégralité des productions et des échanges. Nous pensons au contraire qu’une part importante de l’économie doit échapper à la planification et être laissée à la libre entreprise mais sortie d’une logique de profit privé et individuel que des siècles de capitalisme nous ont présentée comme naturelle alors qu’elle n’est qu’une option possible dans le panel des objectifs d’une organisation.
Voilà donc notre entrepreneur devant la commission de la caisse de subvention qui valide le projet alors reconnu d’utilité publique et d’efficience suffisante mais à rentabilité variable. Arrêtons-nous donc sur ces trois paramètres.
L’utilité publique concerne la satisfaction des besoins primaires (indispensable à la survie) mais aussi secondaires (essentiel au bien-être, à la sécurité et accessoirement au bonheur). Pour être reconnu d’utilité publique, un projet ne doit pas être redondant avec l’existant et exercer par conséquent une concurrence inutile, voire néfaste. Il peut cependant remplacer une organisation obsolète dans le cas d’une efficacité non seulement suffisante mais supérieure à l’existant.
L’efficience est le rapport entre les moyens mis en œuvre (matières premières, énergie, machines, travail vivant et ingénierie) et leur résultat. Il ne s’agit plus uniquement d’efficacité puisque l’efficience prend en compte l’état des ressources. La commission qui évalue le projet juge donc de son utilité mais également de son impact sur l’environnement écologique et humain.
Prenons l’exemple d’une pyramide sous les pharaons. C’est une débauche de travail humain et d’ingénierie mais avec un bilan carbone plutôt faible et une dépense de ressources naturelles modérée. Cependant, son utilité finale est nulle à l’échelon du peuple. Le tourisme ne sera inventé que des milliers d’année plus tard et le rayonnement culturel de la construction ne valait peut-être pas les nombreux morts sur le chantier. Le projet Khéops aurait donc été recalé pour inutilité publique à court et moyen termes et accessoirement pour efficience insuffisante. Son promoteur (un visionnaire!) aurait néanmoins pu mettre en avant sa rentabilité à long terme grâce aux retombées financières prévisibles grâce au tourisme (mais sans les frères musulmans), aux droits d’entrée payant sur le site et aux retombées indirectes sur les commerces satellites.
Pas très communiste, cette idée, allez-vous me dire !
En effet, l’accès au patrimoine de l’humanité pourrait faire l’objet d’un débat à propos de sa gratuité. Mais si on parle d’un restaurant appelé « la Carotte dans tous ses états », il est évident qu’il n’est pas question d’en ouvrir les portes au tout-venant sans contrepartie financière. En fait, bien que son capital soit financé par la caisse de subvention, le restaurant fonctionnerait comme un établissement actuel avec une gestion similaire (hormis la question des salaires sur laquelle nous reviendrons). Le restaurant aurait même un devoir moral de rentabilité vis à vis de la caisse et surtout de la collectivité : la totalité de la plus-value (chiffre d’affaire – frais de fonctionnement, hors salaires) serait reversée intégralement à la caisse pour financer d’autres projets mais aussi les investissements nécessaires à la pérennité ou au développement de l’entreprise elle-même. Ne resteraient sur le compte ou dans les caisses de « la Carotte dans tous ses états » que les liquidités nécessaires au bon fonctionnement du restaurant.
Dans ce système, la monnaie n’est donc pas abolie comme le préconisent certains utopistes : elle continue à faciliter les échanges mais des commissaires aux comptes veillent à ce que ceux-ci soient apurés régulièrement comme c’est déjà le cas pour les associations.
On l’aura compris, l’entrepreneur n’a plus à rembourser une dette à un prêteur comme dans le système capitaliste. Il n’a qu’à reverser la totalité de la valeur ajoutée à la caisse de subvention sous forme de contribution. Plus de TVA mais une collectivisation des profits.
Bien sûr l’objection qui vous vient en tête, c’est la rémunération des producteurs de la richesse. C’est gentil de penser à eux. L’Anthropologie pour les Quiches vous explique en H12 comment Bernard Friot opère une révolution anthropologique de grande ampleur en déplaçant la conception de l’humain : d’un être de besoins à satisfaire (tel que le bourgeois du temps de Marx considérait le prolétaire), il devient producteur de richesse, le salaire à la qualification étant à ce titre une reconnaissance numéraire de ce changement de statut. Il est alors en responsabilité de la production de richesse. Pour avoir une bonne idée de ce à quoi ça peut ressembler, pensez à la situation du fonctionnaire. Bon, dit comme ça, c’est pas très glamour et ça fait pas vraiment rêver mais imaginez une vie entière sans l’angoisse de perdre son emploi ni l’appréhension de la fin de mois difficile, une vie entière où le travail serait au pire consenti, et non subi, et au mieux accompli avec l’envie de bien faire quelle que soit la tâche à assumer. Et dans son utilité pour la collectivité, le producteur communiste puise son sens du devoir.
Les activités les plus ingrates (on pense à l’entretien des égouts ou la gestion des déchets), les métiers considérés comme les plus difficiles (et qui le sont le plus souvent à cause d’un productivisme forcené au profit du capital) et d’une manière générale, toutes les corvées nécessaires au bon fonctionnement de la société permettront de gravir des échelons plus rapidement et surtout d’évoluer dans la carrière et sur l’échelle des responsabilités et des indices salariaux.
Bon, on fait une pause syndicale ! A la revoyure, camarade !
Petit complément chiffré:
Le schéma suivant montre comment la richesse créée par l’entreprise communiste: 15% sera consacré à l’auto-investissement, c’est à dire l’injection de fonds dans l’entreprise pour son développement et sa pérennité. Tout le reste, soit 85%, est versé en cotisations. Les caisses d’investissement financeront les nouveaux projets, les caisses de salaires permettront de verser les salaires et enfin les 10% restants abonderont les comptes des services publics pour lesquels Bernard Friot préconise la gratuité. Vous remarquerez que Friot ne parle ni d’impôts ni d’État. Il leur préfère les cotisations et les services publics. Nous y reviendrons en C16.